Une boîte de Pandore israélienne
Le gouvernement israélien a commencé par nier que jusqu’à 5 000 bébés juifs avaient disparu mystérieusement dans les années 1950. Des propos tels qu’« il ne s’est jamais rien passé » étaient suivis par « ne pleurnichez pas au sujet du passé ». À mesure que les histoires refusaient de s’évaporer, cependant, la réponse du gouvernement est devenue : « nous ne saurons jamais ce qui s’est passé ».
On l’appelle l’« affaire des enfants yéménites » : de jeunes enfants immigrés juifs, issus pour la plupart de familles yéménites, qui ont disparu entre 1948 et 1954. Dans la plupart des cas, le schéma était similaire. Suite à l’hospitalisation d’enfants et bébés malades, les parents s’entendaient dire que leur enfant était mort. Lorsque les parents, dévastés, demandaient le corps pour organiser des funérailles dignes, ils étaient informés que l’enfant avait déjà été enterré. De nombreux parents et de plus en plus de personnes ne pensent pas que ces enfants soient morts. Ils martèlent qu’ils ont été enlevés puis donnés ou vendus à des fins d’adoption.
La pression exercée par les parents a poussé trois gouvernements israéliens différents à mener des enquêtes. Chacune a écarté la possibilité que les enfants aient été enlevés. La dernière commission d’enquête a entendu des témoignages provenant non seulement de parents, mais aussi de professionnels de la santé et d’autres fonctionnaires. Une décision extraordinaire a ensuite été prise pour dissimuler ces témoignages dans des archives qui seraient fermées au public jusqu’à 2066, soit une période bien plus longue que celle pendant laquelle les archives sont généralement fermées.
En juin 2016, le Premier ministre Benyamin Netanyahou a chargé le ministre Tzachi Hanegbi d’examiner ces archives fermées afin de décider si elles devaient effectivement être ouvertes au public. Le 13 novembre, Netanyahou s’est exprimé avec pathos : « Le sujet des enfants yéménites est une plaie ouverte. Les familles dont les enfants ont disparu ont le droit de savoir ce qui s’est passé. » Il a été décidé d’ouvrir les archives et les protocoles des commissions qui ont enquêté sur la disparition d’enfants juifs dans les années 1950. Les Archives de l’État d’Israël analysent actuellement le contenu et plus de 100 000 documents seront bientôt accessibles au public. Les familles qui sont à la recherche de leurs proches pourront lire leur dossier. Toute personne qui a déposé une plainte concernant une disparition d’enfant entre 1948 et 1954 pourra accéder aux archives des hôpitaux et des services d’aide sociale. Les dossiers d’adoption et les dossiers médicaux demeureront fermés et certains documents seront expurgés pour des raisons de confidentialité.
Lors de la réunion du gouvernement, Hanegbi a déclaré : « La décision d’aujourd’hui ne fera pas disparaître le tourment. La souffrance a fait partie de la vie de milliers de parents, de frères et de sœurs [...] Depuis de nombreuses décennies, de nombreuses familles vivent avec le sentiment que leur enfant a disparu [...] L’ouverture des dossiers mettra fin à la suspicion, au doute et à la méfiance que les familles entretiennent envers l’État. »
Il s’agit là d’une première étape importante. Il est toutefois important d’examiner ce qui n’a pas été dit lors de cette réunion du gouvernement. Le gouvernement n’a pas encore reconnu le crime et aucun pardon n’a encore été demandé. Ce qui ne devrait pas se produire dans un avenir proche, étant donné qu’aucun méfait n’a été reconnu. La déclaration de Netanyahou selon laquelle il s’agit d’une blessure ouverte relève encore du domaine de la rhétorique.
Le langage employé par Hanegbi est minimaliste, pour ne pas dire problématique. « Beaucoup de familles vivent avec le sentiment que leur enfant a disparu. » Il n’est pas question du fait qu’ils ont été enlevés et donnés à des fins d’« adoption occasionnelle ». À la place, on reste dans le domaine des sentiments.
Le passé ne fait pas partie du passé
Entre 1 000 et 5 000 bébés juifs d’Israël ont disparu dans les années 1950 sans que leur sort ait été expliqué de manière appropriée. Il y a plusieurs années, Roja Kushinski, une femme courageuse qui a travaillé comme infirmière dans un hôpital israélien dans les années 1950, a expliqué la question de manière très simple dans une interview télévisée : « Les gens disent qu’ils sont morts. Ce n’est pas vrai. Ils ont été remis à des fins d’adoption. »
Beaucoup de gens semblent convaincus qu’il s’agit d’un crime sans criminels. Toutefois, il est difficile d’imaginer comment une opération de cette ampleur ait pu échapper à l’implication ou à la connaissance des ministres, des bureaucrates, des médecins, du personnel infirmier, des travailleurs sociaux, des autorités funéraires, des juges, des autorités frontalières, des policiers et de la police secrète. Tous les gouvernements ainsi que les autorités sociales et médicales concernées ont participé à partir des années 1950 à une opération de dissimulation. Il semblerait qu’ils aient commencé par falsifier des documents, cacher des archives et intimider toute personne qui exigeait des réponses. Les juges de la commission d’enquête ont écrit qu’ils avaient du mal à prendre des décisions parce que, dans certains cas, les documents de l’hôpital étaient manquants et les documents funéraires avaient disparu ou avaient été créés de toutes pièces.
Les années ont passé et les familles n’ont pas reçu de réponses. Après la chute du parti travailliste en 1977, on aurait pu s’attendre à ce que ses successeurs et rivaux politiques enquêtent sur l’affaire. Mais ses successeurs ont perpétué la culture du silence entourant l’affaire, laissant entendre qu’eux aussi étaient au courant.
La dissimulation a atteint son pic en 1994, lorsqu’un groupe de militants (que la police et les médias ont qualifié de culte) dirigé par le rabbin Uzi Meshulam a réclamé une enquête du gouvernement sur l’enlèvement d’enfants. Meshulam a contesté la terminologie couramment utilisée, refusant de se référer à ce qui s’était passé comme à « l’affaire des enfants yéménites disparus ». Au lieu de cela, il a parlé de « l’affaire des enfants disparus du Yémen, des Balkans et de l’Orient ». Cela n’était pas sans importance. La communauté yéménite en Israël était pauvre et marginalisée. D’après la commission, les deux tiers des 745 familles qui se sont présentées et qui ont exigé que leur cas soit étudié étaient originaires du Yémen. Aujourd’hui, les témoignages recueillis au cours des deux dernières années par les activistes affichent une proportion semblable. Environ 70 % des 500 témoignages proviennent de familles juives yéménites. Néanmoins, le fait d’encadrer ce problème comme un problème qui n’est que le leur (ou même comme leur « prétendu » problème) a contribué à ghettoïser l’affaire et à la limiter à un groupe que l’on a pu facilement accuser de « fabuler ».
La maison de Meshulam est devenue le siège de la manifestation. Meshulam et ses disciples étaient armés. La police et les forces spéciales, affirmant que le groupe de Meshulam était dangereux, ont assiégé la maison pendant 52 jours. Le siège a pris fin lorsque la police a tué un manifestant et arrêté Meshulam, qui a ensuite été condamné à six ans et demi de prison. Libéré au bout de cinq ans, il est décédé en 2013.
Meshulam a réussi à éveiller les consciences face à cette lutte, ce qui a poussé l’État à créer une commission d’enquête officielle en 1995. La commission, qui a achevé ses travaux en 2001, a conclu que les enfants avaient en réalité été pris de force à leurs parents et qu’ils avaient été « perdus de vue par leurs parents ». Cependant, aucune preuve n’a été trouvée quant à savoir s’ils ont été enlevés ou vendus.
Malgré l’absence apparente de crime organisé, la plupart des témoignages recueillis auprès de professionnels de la santé, des services sociaux et d’autres fonctionnaires figuraient parmi les documents des archives susmentionnées qui devaient être fermées jusqu’en 2066, mais qui seront bientôt rendues publiques.
L’enfant a-t-il été négligé par sa mère ? Par son père ?
Le mécanisme le plus efficace pour couvrir l’affaire était de faire taire les familles en dépeignant les parents comme des gens hystériques, négligents (ils étaient accusés de laisser leurs bébés dans les hôpitaux), délirants et primitifs. Ceux qui posaient trop de questions étaient considérés par l’État et les médias comme des individus dangereux avec des tendances criminelles.
Sans aucune forme de reconnaissance publique ou gouvernementale, chaque famille a été laissée seule avec sa douleur, sa honte, ses espoirs inassouvis et son besoin de réponses. Selon plus de 500 témoignages recueillis indépendamment, la plupart des familles ont été informées que leur bébé était tombé malade du jour au lendemain et avait perdu la vie. Les résultats ouverts au public de la commission d’enquête ont renforcé ces témoignages. Les parents n’ont pas eu l’occasion d’enterrer leur enfant, comme le veut la religion juive, et n’ont pas non plus été autorisés à voir leur corps ou leur tombe. Ils ont été renvoyés chez eux avec ce qui devait être de faux certificats de décès.
Eugénie-Genia Mishan, qui est arrivée de Damas en 1949, fait partie des personnes qui ont partagé dans leur témoignage ce que le personnel médical leur avait dit. Elle raconte : « [Après avoir été informée que mon fils Rafael était décédé], je les ai entendus dire : ‘’Ces gens d’Orient ont beaucoup d’enfants, quiconque le souhaite peut venir en prendre un.’’ Ils m’ont dit que ce n’était pas si terrible qu’il soit mort, puisque j’étais jeune et que je pouvais avoir d’autres enfants [...] Il n’y a pas de lieu de sépulture, rien. Ils l’ont emmené [...] Le père est allé aux archives, il n’y avait rien là-bas. Plus tard, un oncle a trouvé un document indiquant que Rafael Mishan était parti. »
« Rentrez chez vous, vous avez beaucoup d’enfants » est une phrase citée à plusieurs reprises dans les témoignages de parents recueillis au cours des deux dernières années. Ces derniers peuvent aujourd’hui être retrouvés sur un site web consacré aux témoignages. L’implication était que le fait d’avoir beaucoup d’enfants devait signifier qu’un de moins ne manquerait pas. Dans quelques cas, lorsque les parents faisaient une scène, hurlaient et insistaient violemment pour voir le corps de leur bébé, l’enfant revenait miraculeusement d’entre les morts et était restitué à ses parents sans plus d’explications.
Honorer la mémoire des grands-parents
Au cours des deux dernières années, une campagne de plus en plus importante a été menée par les petits-enfants de ces jeunes mères et pères qui ont perdu leur bébé dans les années 1950. Ils honorent la mémoire de ceux qui ont essayé de prendre la parole avant eux. Ce ne sont pas des nouveaux immigrés. Ils sont éduqués et en colère.
Les activistes sociaux ont ravivé la mémoire du rabbin Meshulam. Ils ont recueilli plus de 500 témoignages, fait appel à la Cour suprême, effectué du lobbying au parlement et organisé des événements publics – des actions qu’ils ne sont pas près d’arrêter. C’est leur pression qui a poussé le gouvernement à charger le ministre Hanegbi d’examiner les archives et à réévaluer la décision bizarre et suspecte de garder les documents cachés au public jusqu’en 2066.
L’intérêt soudain de ce gouvernement à révéler l’histoire comporte également un angle politique. L’affaire est considérée comme relevant de la responsabilité de l’ancien régime, lorsque le Parti travailliste était au pouvoir. La vérité est cependant un peu plus complexe. En analysant les témoignages, nous pouvons apprendre que les hôpitaux et institutions pour enfants impliqués dans les disparitions et les « adoptions » étaient affiliés à de nombreuses organisations sionistes qui existent toujours aujourd’hui, comme Hadassah (Organisation sioniste des femmes d’Amérique), WIZO (Organisation internationale des femmes sionistes), ainsi que des hôpitaux publics et privés. Sous chaque pierre qui est retournée, l’implication d’organisations de gauche et de droite est révélée et les reproches à faire ne manquent pas.
L’ouverture des archives est une évolution positive, mais ce n’est qu’une étape du long chemin vers la vérité et la justice. Les dossiers qui seront accessibles au public sont incomplets. La commission d’enquête a posé des questions très spécifiques. Elle n’a pas examiné les plaintes des parents comme le signe d’une affaire plus large et bien organisée. Elle a procédé sans la suspicion qui aurait poussé une commission d’enquête à mener un travail sérieux. Bon nombre des documents et dossiers requis n’ont même jamais été présentés à la commission, ce qui a laissé en suspens de nombreuses questions qui doivent encore être abordées.
Amram est l’une des associations d’activistes de la troisième génération qui recueillent des témoignages de familles et effectuent une vaste campagne publique pour révéler la vérité et obtenir la reconnaissance du crime. Avec l’ONG israélienne Physicians for Human Rights, l’association pense que le moment est venu de trouver les criminels. Se tournant vers le système juridique de l’État, ils préparent actuellement une affaire devant la Cour suprême visant la responsabilité des médecins et du personnel infirmier qui pourraient avoir violé les serments qu’ils ont prononcés en tant que professionnels de santé. Leur but est d’obtenir la reconnaissance et la responsabilité de l’État à l’égard de la tragédie vécue par des centaines de familles.
Les familles font peu confiance aux autorités pour gérer le processus de leur propre chef. Le gouvernement tente de surmonter cette méfiance en récupérant les familles. À titre d’exemple, des ministres ont demandé aux familles de se présenter à des tests ADN gratuits dans le cadre du processus de recherche de leurs proches. La société qui propose les tests collabore avec les autorités, ce qui suscite la suspicion des familles quant à un usage abusif des résultats des tests.
Le contrecoup
Une des façons de mesurer les progrès enregistrés par la troisième génération est d’examiner les réactions suscitées lorsque celle-ci sensibilise le public. Par exemple, de plus en plus de personnes présentent des témoignages.
Malheureusement, toutefois, les témoignages accordés jusqu’à présent ne viennent que du côté des victimes. Les témoignages, espère-t-on, pourraient également commencer à venir des auteurs des faits ou de leurs descendants.
En août dernier, le journal Haaretz a publié un grand exposé sur des familles qui affirment que certains bébés juifs originaires d’Europe ont également été enlevés. Le journal a accordé à cette nouvelle évolution un titre en une. Les familles qui ont présenté leur témoignage ont expliqué l’avoir fait en raison de l’intérêt public porté à l’affaire.
Le contrecoup ici est que ces témoignages tragiques sont utilisés pour réfuter l’accusation selon laquelle le fait d’arracher des bébés des bras de leur mère relevait d’agissements racistes. Si des bébés blancs ont également été pris, cela doit signifier que ce n’était pas une question de racisme. Malgré tout, comme cela a été mentionné plus haut, la plupart des enfants disparus étaient issus de familles yéménites et parmi les 500 témoignages recueillis jusqu’à présent, seuls 4 % proviennent de familles juives européennes.
Lorsque les Israéliens réagissent à l’affaire aujourd’hui, ils sont plus susceptibles qu’auparavant de croire que cela est vraiment arrivé et d’être choqués et horrifiés face à la disparition des bébés, probablement pour le profit. Néanmoins, toute suggestion selon laquelle l’affaire était raciste rencontre encore une certaine résistance.
Lors de la dernière reprise des discussions sur l’affaire, j’ai décelé une tactique supplémentaire qui semble être un effort visant à désamorcer la tension en observant un contexte plus large. Certains journalistes qui ont écrit sur l’évolution de l’affaire au cours de l’année ont exposé le public à des descriptions de pratiques similaires en Australie, au Canada et en Angleterre à peu près à la même époque. Il s’agissait davantage de mettre l’affaire en perspective et de la présenter comme une affaire normale que de révéler des pratiques racistes. Peut-être que la comparaison avec ces sociétés « éclairées » devrait rendre Israël fier d’être en si bonne compagnie.
L’aspect le plus horrible de cette affaire est l’enlèvement des enfants. Cependant, à cela s’ajoutent des niveaux supplémentaires de douleur : la douleur de ne pas savoir ce qui est arrivé aux enfants, la possibilité que les gens qui savent qu’ils ont été adoptés aient cru que leurs parents biologiques les négligeaient, le sentiment de trahison après avoir été victime d’un mensonge des autorités et les années passées à lutter face au mécanisme de culpabilisation des victimes employé par l’État.
Les associations de la société civile qui contribuent activement à la révélation de l’affaire exigent la reconnaissance et le pardon. Elles n’ont pas besoin des dossiers. Elles croient à ce qu’affirment les familles. Cinq cents témoignages sont une preuve suffisante. Le gouvernement est sur la bonne voie mais son message est prudent. Il pourrait encore être en train d’essayer d’enterrer l’affaire et d’endormir la lutte.
Plus tôt cet été, en passant en revue les dossiers, Hanegbi a confirmé que les bébés avaient définitivement été volés de manière organisée, mais il a expliqué que nous ne saurions jamais si les autorités étaient impliquées ou si elles en avaient même été informées. Nous devons nous demander à quel point il peut être difficile pour le gouvernement de trouver ces réponses. Lorsque le gouvernement promet qu’il fera tout son possible pour trouver un citoyen disparu, que ce soit un soldat sur un champ de bataille ou un voyageur perdu dans l’Himalaya, il déclare généralement qu’il remuera « ciel et terre ». Pour une raison quelconque, dans le cas des enfants enlevés, il dit désormais que « nous ne saurons jamais ». Sous la surface des progrès qui ont été réalisés, nous devons toujours nous demander si nous assistons à une nouvelle forme de dissimulation.
- Michal Zak est éducatrice politique et spécialiste du dialogue judéo-palestinien. Elle réside dans la communauté judéo-palestinienne de Wahat al-Salam – Neve Shalom, en Israël.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un drapeau israélien flotte en signe de protestation contre les croyances politiques antisémites lors d’un concert de Roger Waters, le 9 octobre (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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