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Vaincre l’État islamique crée de nouveaux dangers

L’État islamique a subi des pertes dévastatrices mais ces victoires exposent également les divisions et les faiblesses des forces qui luttent contre l’EI

L’État islamique s’incline sur plusieurs fronts devant ses ennemis et bat partout en retraite. Il a perdu Falloujah à l’ouest de Bagdad et Mossoul est sous pression, tandis qu’en Syrie, les Kurdes menacent la capitale de facto de l’EI, Raqqa, au nord, et l’armée syrienne à l’ouest. Dans la province d’Alep, il est submergé par une multitude d’adversaires qui le surpassent largement en nombre, notamment les Kurdes, leurs alliés arabes, l’armée syrienne et les combattants rebelles anti-Assad.

Dans toutes ces batailles, la puissance de feu des forces contre l’EI est considérablement renforcée par les forces aériennes de la coalition menée par les États-Unis et la Russie, en plus de celles des gouvernements syriens et irakiens.

L’EI a subi des pertes dévastatrices, beaucoup plus graves que celles alléguées par les États-Unis il y a un an, quand ces derniers avaient affirmé que leur campagne aérienne contre l’EI avait mis fin à sa capacité offensive, une vantardise qui avait été démontée de manière embarrassante lorsque l’EI a pris Ramadi et Palmyre en mai 2015.

Dans les mois suivants, l’armée américaine a continué à exagérer ses succès, affirmant que l’EI avait perdu une part importante de son territoire, bien que cela n’ait aucun sens dans ces pays où une grande partie du terrain est désertique ou semi-désertique. Une telle propagande n’a jamais été très convaincante, mais peut avoir miné la crédibilité à long terme du président Obama quand il a annoncé honnêtement après les meurtres d’Orlando que l’EI faiblit sous l’impact des 13 000 frappes aériennes et avec la perte de plusieurs de ses principaux centres de population. En Irak, il a perdu Ramadi et Falloujah qui rassemblaient autrefois 650 000 habitants et en Syrie, il pourrait perdre son fertile territoire fortement peuplé dans le nord d’Alep qui abrite 700 000 personnes.

Ces victoires des forces qui luttent contre l’EI sont très réelles, mais aussi un peu trompeuses, car ce sont des succès d’un genre particulier qui ne se transformeront pas facilement en contrôle politique total des zones prises à l’EI. Elles ont été remportées par une infanterie restreinte de grande qualité qui avance sous le couvert d’un lourd bombardement aérien ciblé qui détruit les positions fixes de l’EI. C’est le modèle suivi par les opérations militaires en Irak et en Syrie depuis que les frappes aériennes ont empêché l’EI de prendre la ville syrienne kurde de Kobané par un siège de 134 jours qui a pris fin au début de 2015. L’EI aurait subi des pertes massives, notamment 2 200 combattants tués, avant de se voir contraint de se replier.

Dans la guerre de position, les unités de l’EI sont très vulnérables, mais elles sont toujours efficaces lorsqu’elles reviennent à des attaques surprises bien organisées. Les dirigeants kurdes ont été impressionnés quand l’EI a rassemblé environ 400 combattants et a attaqué Telesqof, un village chrétien abandonné à une vingtaine de kilomètres au nord de Mossoul au début du mois de mai. Ils ont franchi la ligne de front et ont forcé les Peshmergas à battre rapidement et confusément en retraite comme ils l’avaient fait en 2014, selon les chrétiens locaux. Les combattants de l’EI n’ont été arrêtés et n’ont subi de lourdes pertes que lorsqu’ils ont été touchés par des avions de la coalition. Le week-end dernier, une autre attaque bien coordonnée a été menée par l’EI à Tuz Khurmatu, entre Bagdad et Kirkouk, laquelle a tué 24 policiers irakiens, dont le commandant de la police locale.

Les attaques de ce genre fonctionnent, au moins pour un temps, car elles permettent à l’EI de revenir à des tactiques de guérilla et d’attraper ses ennemis par surprise en ayant recours à des kamikazes à grande échelle, des tireurs d’élite, des pièges et des engins explosifs improvisés (EEI). Mais les frappes aériennes de la coalition et des Russes font qu’il est très difficile de transformer ces réussites locales en victoires stratégiques comme l’EI a pu le faire en 2014 lorsqu’il a saccagé le nord de l’Irak et l’est de la Syrie.

L’effet de choc de ces tactiques, renforcé par des atrocités fort médiatisées, n’est plus ce qu’il était. Les armées irakienne et syrienne de même que les peshmergas et les unités de protection du peuple (YPG) syro-kurdes sont plus confiants et expérimentés qu’ils ne l’étaient il y a un an. Ils peuvent demander des attaques aériennes dévastatrices à tout moment, mais il est peu probable que cela continue ainsi. Plus ils se déplacent dans le cœur du territoire arabe sunnite contrôlé par l’EI, plus ils seront dispersés et vulnérables aux attaques de guérilla.

Les rapports des médias sur la bataille pour Falloujah donnent l’impression que l’armée irakienne est une grande force, mais elle ne s’est jamais tout à fait remise de la défaite de 2014 et dépend donc d’environ 5 000 forces antiterroristes et de deux divisions de l’armée régulière. Celles-ci sont surpassées en nombre par environ 35 000 paramilitaires chiites au sein du Hashd al-Shaabi.

La faiblesse de ces chiffres est importante parce qu’elle signifie que ces troupes ne sont pas assez nombreuses pour occuper en permanence le territoire une fois pris, incitant les forces qui luttent contre l’EI à chasser les populations locales et à les garder éloignées afin que les guérilleros ne puissent s’y fondre. Le nettoyage sectaire et ethnique est d’autant plus grand que les Kurdes et les chiites ont une peur paranoïde des « cellules dormantes » de l’EI et sont hostiles à ce que les Arabes sunnites retournent dans des communautés d’importance stratégique ou mixtes telles que celles des provinces autour de Bagdad.

Bien sûr, il ne reste peut-être pas grand-chose vers quoi les Arabes sunnites peuvent revenir. Ramadi a été repris, mais quelque 32 000 bâtiments de la ville ont été détruits ou endommagés de même que 64 ponts, ainsi que les hôpitaux, les infrastructures électriques et l’eau. Falloujah n’est peut pas si gravement endommagée, mais elle a été bombardée par intermittence pendant deux ans et demi et n’avait de toute façon jamais complètement récupéré des deux sièges américains en 2004.

En effet, l’ensemble de la communauté arabe sunnite en Irak, forte de cinq ou six millions de personnes, est aujourd’hui menacé à mesure que ses villes et villages sont envahis ou détruits. À Bagdad, ils ont été réduits à un certain nombre d’enclaves, principalement dans l’ouest de la capitale, depuis le massacre sectaire de 2006-2007, alors que dans le nord, l’étau se resserre autour de Mossoul, le dernier grand bastion sunnite en Irak. « À l’avenir, nous serons comme les Palestiniens », a déclaré un ancien habitant arabe sunnite de Ramadi.

Paradoxalement, les récentes défaites de l’EI ne sont pas entièrement à son désavantage. L’une de ses principales forces a toujours été l’extrême désunion de ses ennemis, bien que la terreur de l’EI ait parfois agi comme un contrepoids à ces divisions. Les partis chiites et les paramilitaires à Bagdad sont souvent rivaux et à deux doigts d’un conflit armé, mais la peur de l’EI a jusqu’ici empêché que cela se produise. Au Kurdistan irakien, le Parti démocratique du Kurdistan et l’Union patriotique du Kurdistan, disposant chacun d’environ 35 000 Peshmergas, se détestent mutuellement, mais encore une fois l’EI est une force qui unit les Kurdes face à un ennemi impitoyable.

De même en Syrie, le soutien à Assad a toujours été en partie conditionné par le fait que son gouvernement est considéré comme la seule alternative à une victoire salafiste-djihadiste où l’EI serait la force la plus puissante. Assad sait que l’existence même de l’EI et le fait qu’al-Nosra domine l’opposition armée syrienne signifie qu’une grande partie de la communauté internationale le préférera à eux.

Pour la Syrie et les Kurdes irakiens, la perspective d’une défaite de l’EI a aussi ses dangers. Les chefs de file des deux états kurdes de facto – le gouvernement régional du Kurdistan et l’enclave kurde syrienne de Rojava – se détestent peut-être, mais ils sont tous deux tributaires de leurs alliances avec les États-Unis contre l’EI. Mais si l’EI disparaît et que les Kurdes syriens cessent d’être les favoris et les alliés militaires de Washington, ils ne seront plus en mesure d’attendre un certain degré de protection contre la Turquie.

En Irak, les Kurdes ont profité de la prise de Mossoul par l’EI pour reprendre à Bagdad des territoires longtemps contestés. Il est peu probable qu’ils parviennent à les conserver sans soutien international, lequel sera peut-être inexistant une fois que l’EI ne représentera plus une menace. L’EI s’affaiblit sans aucun doute, mais tant que ses ennemis sont si divisés, il est trop tôt pour l’enterrer.

- Patrick Cockburn est correspondant au Moyen-Orient pour The Independent et l’auteur de Chaos and Caliphate: Jihadis and the West in the Struggle for the Middle East.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : les forces de sécurité irakiennes dans le quartier al-Dhubat II de la ville de Falloujah, province d’Anbar, où elles participent à des opérations militaires contre le groupe militant État islamique, le 17 juin 2016 (AA).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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