Zemmour, aux sources de l’extrême droite française
La philippique de Zemmour à la Convention de la droite qui s’est tenue à Paris le 28 septembre a résonné comme un coup de tonnerre d’une violence singulière dans le ciel déjà agité du débat public français.
Ce n’est certes pas la première fois, loin s’en faut, que le « journaliste » au Figaro déclenche une polémique en s’en prenant aux musulmans ou aux immigrés.
Nul ne pouvait plus refuser que, au fond du fond, ce que pensait et disait Éric Zemmour depuis des années avait à voir avec le fascisme
Des polémiques, du reste, Zemmour en a fait un métier : polémiste, et de la rhétorique un art de la guerre culturelle. Une guerre sans merci.
Jusque-là pourtant, ses harangues restaient (relativement) circonscrites. Une phrase par-ci contre les immigrés, une phrase par-là contre les musulmans, chacune assez nette pour l’envoyer régulièrement devant les tribunaux, mais enfin pour avoir une vision d’ensemble, une idée de la « pensée » de Zemmour, il fallait recoller les morceaux.
Média irresponsable
À la tribune de la Convention de la droite, il en a été tout autrement. Pour la première fois, grâce à une invraisemblable retransmission en direct de son discours par une chaîne d’information peu responsable, Zemmour y a coulé d’un trait sa logorrhée.
Et pour la première fois, les influences, les ressorts, les ramifications de son idéologie, de sa weltanshaaung, sa vision du monde, sont apparus au grand jour, au grand public.
Nul ne pouvait plus les ignorer. Nul ne pouvait plus refuser que, au fond du fond, ce que pensait et disait Eric Zemmour depuis des années avait à voir avec le fascisme.
Dans un livre qui vient de paraître, Le Venin dans la plume, l’historien Gérard Noiriel a cherché à comprendre ce qui alimente la « grammaire » du polémiste en comparant deux polémistes d’extrême droite : Eric Zemmour et Louis Drumont.
Drumont, cet idéologue et agitateur rance de la IIIe République naissante qui, l’antisémitisme chevillé au corps et à l’esprit, écrivit l’un des best-sellers de la fin du XXe siècle, La France juive, avant de passer des paroles aux actes en créant en 1890 la Ligue nationale antisémitique de France.
Drumont l’antisémite, l’antidreyfusard, fut aussi, et tout cela se mêlait usuellement alors, un farouche adversaire de la République qui inspira toute une génération de polémistes, d’agitateurs et de ligueurs qui feront florès dans les années 1930 et s’illustreront sous Vichy.
« Doctrine de la haine »
Quel lien entre cet homme de plus d’un siècle, aujourd’hui heureusement tombé dans l’oubli, et notre médiatique journaliste ? Justement, la grammaire. C’est-à-dire ces règles qui structurent le langage, en l’espèce le langage identitaire des deux polémistes.
Pour Noiriel, ces règles sont « quasiment identiques, sauf que Drumont s’en prend aux juifs et Zemmour, aux musulmans. »
Deux haines en miroir, donc. Mais l’antisémitisme viscéral de Drumont, qui a constitué la matrice du fascisme dans les années 1930 puis de la collaboration, est-il vraiment comparable à l’ « islamophobie » de Zemmour ?
Certains en doutent : l’antisémitisme a conduit à la Shoah. Noiriel, lui, répond par l’affirmative en reprenant la définition d’Anatole Leroy-Beaulieu pour lequel l’antisémitisme était d’abord une « doctrine de la haine ».
La « rhétorique de l’inversion » consiste, à grand renfort de stéréotypes, à inverser le rapport dominants-dominés, à faire des dominants des dominés, et des dominés des dominants
Or le discours identitaire de Zemmour sur les musulmans empeste la haine. Non qu’il soit interdit de critiquer l’islam : cette critique est non seulement possible, comme celle de toutes les religions, mais elle est même nécessaire.
Zemmour, Drumont : même rhétorique
Zemmour et ses suiveurs incitent à la haine, ce qui est un délit. Le polémiste a déjà été condamné pour cela, et il y a fort à parier qu’il se retrouvera bientôt devant le même tribunal.
Si la sanction de ces propos – qui ne relèvent pas de la liberté d’expression mais d’un « abus » de cette liberté – est importante, la compréhension de leurs ressorts l’est tout autant.
Chez Zemmour comme chez Drumont, explique Noiriel, la « rhétorique de l’inversion » occupe une place privilégiée, structurante. Celle-ci consiste, à grand renfort de stéréotypes, à inverser le rapport dominants-dominés, à faire des dominants des dominés, et des dominés des dominants.
Chez Drumont, les juifs incarnaient le danger car ils étaient soi-disant riches, puissants, etc. Chez Zemmour, ce sont les musulmans, ces « nouveaux colonisateurs », conquérants, dominateurs, qui, forts de leur « masse », seraient prêts à tout engloutir.
Ce n’est plus seulement le sanglot de l’homme blanc, mais la lente agonie de l’« homme blanc hétérosexuel catholique » menacé d’extinction, d’ « extermination » même, sous les coups de boutoir d’une Rokhaya Diallo, d’une Caroline de Haas, ou bien encore, l’obsession de Zemmour, des « femmes voilées et des hommes en djellabas ».
Pour le polémiste, adepte de la théorie irrationnelle du « grand remplacement » popularisée par l’essayiste d’extrême droite Renaud Camus, qui a inspiré le terroriste de Christchurch, le même homme blanc est victime d’une véritable « colonisation à l’envers » : « Aujourd’hui », vitupère-t-il, « nous vivons une inversion démographique qui entraîne une inversion des courants migratoires qui entraîne une inversion de la colonisation. Je vous laisse deviner qui seront leurs Indiens et leurs esclaves. »
« Nationalisme fermé »
Face à ces dangers, il faut se protéger, clame Zemmour, et cette pensée du mur, comme chez Trump et une bonne partie de l’Alt-Right américaine, est une autre caractéristique importante de son discours qui renvoie aux années 1930.
Pour purifier le tissu national, il faudrait en extraire ceux dont on ne veut pas, les « corps inassimilables », étrangers, impropres.
Dans les années 1920 ou 1930, c’était les avant-gardistes, les artistes « dégénérés », les pseudo-révolutionnaires, les juifs, les « métèques ». Aujourd’hui, ce sont les réfugiés, les musulmans, les libéraux, les homosexuels, les « droits-de-l’hommistes », peut-être même aussi les démocrates.
Ce « nationalisme fermé », selon l’expression de Michel Winock, s’inscrit dans la longue lignée des intellectuels qui, de Drumont à Maurras, ont façonné dans la première moitié su XXe siècle l’extrême droite française.
Toute l’architecture intellectuelle de Zemmour s’enracine dans la matrice idéologique de l’extrême droite française telle qu’elle existe depuis la fin du XIXe siècle
Maurras, justement, qui écrivait en juillet 1926, à la veille de l’inauguration de la Grande mosquée de Paris, construite pour rendre hommage aux dizaines de milliers de combattants morts pour la France durant la Première Guerre mondiale : « Cette mosquée en plein Paris ne me dit rien de bon. […] s’il y a un réveil de l’islam, et je ne crois pas que l’on puisse en douter, un trophée de la foi coranique sur cette colline Sainte-Geneviève où enseignèrent tous les grands docteurs de la chrétienté anti-islamique représente plus qu’une offense à notre passé. Une menace pour notre avenir. »
Les « nouveaux juifs »
À côté de Zemmour pourfendant les « femmes voilées » et les « djellabas », qu’il compare aux « uniformes des armées d’occupation », Maurras fait aujourd’hui presque figure de modéré.
Au fond, toute l’architecture intellectuelle de Zemmour s’enracine dans la matrice idéologique de l’extrême droite française telle qu’elle existe depuis la fin du XIXe siècle, qui s’est enrichie par couches successives des « apports » de la crise des années 1930, de la collaboration, de la guerre d’Algérie.
Il y a les musulmans, ces nouveaux juifs que Zemmour aimerait bouter hors de la nation, et puis, peut-être même surtout, il y a la « démocratie libérale » qui constitue, avec les minorités, l’autre grande cible à abattre.
Cette démocratie molle, aux mains de puissants, de nantis, qui contrôlent les « appareils de propagande », ce régime infecté par le progressisme et le libéralisme, l’« universalisme marchand » et le « droits-de-l’hommisme », ce sont eux les véritables responsables de la catastrophe qui s’annonce.
Ce sont eux, avec la complicité des « élites mondialisées », qui ont ourdi ce destin. Ce sont encore eux qui ont, dans les coulisses, méthodiquement mis en œuvre le « grand remplacement » que croit discerner Zemmour, cette « colonisation » de l’homme blanc, son « extermination ».
Cette pensée paranoïaque et complotiste, qui résonne ailleurs en Europe et en Amérique, rappelle le temps des ligues d’extrême droite – Faisceau, Croix-de-Feu ou Francisme –, et cette journée fatidique du 6 février 1934 où celles-ci faillirent renverser la République.
Comme alors, Zemmour pointe du doigt la démocratie, le parlementarisme, le libéralisme, qu’il accuse de constituer la matrice du dérèglement, le ressort fondamental de l’apocalypse.
Et c’est là que l’on frôle le plus une pensée fasciste, une pensée à la fois nationaliste et populiste, systématiquement antilibérale, qui, en creux, en appelle à un renversement de l’ordre établi, à l’instauration d’un régime d’ordre(s), au rétablissement de l’autorité, à la purification de la nation.
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