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Le 9 février 2019, ce jour où l’Algérie a basculé

Les amis d’Abdelaziz Bouteflika, ses proches, les clients des différents réseaux de pouvoir, pensaient être en mesure d’imposer leurs conditions. Ils ont fait preuve d’une telle arrogance qu’ils ont fini par provoquer le réveil d’un volcan
Les ministres algériens et les représentants du président-candidat Abdelaziz Bouteflika. De gauche à droite : Amara Benyounès, Ahmed Ouyahia, Mouad Bouchareb et Amar Ghoul (AFP)

C’est la journée où tout a basculé. Ce samedi 9 février 2019, il n’y a pas eu de grand soulèvement, ni de protestation populaire, ni même de déclaration marquante. Ça s’est passé sur un autre terrain : dans la tête des Algériens.

Le bouleversement s’est opéré au plan psychologique, ouvrant la voie à la déferlante populaire du 22 février, avec cette immense contestation populaire qui a emporté une bonne partie du pouvoir.

Ce jour-là, quelque chose s’est cassé en Algérie. La digue a cédé. La rupture, consommée depuis longtemps entre le pouvoir et la société, s’était tellement aggravée qu’aucun dialogue n’était désormais plus possible.

La société algérienne se trouvait dans un univers, les institutions et les appareils politiques, dans un autre monde. Cette journée consacrait définitivement la cassure, devenue irrémédiable. L’Algérie entrait dans une nouvelle ère.

En cette fin de quatrième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, l’Algérie avait touché le fond. Elle subissait une incroyable humiliation de la part d’un pouvoir arrogant, incompétent, corrompu à un point qu’on ne pouvait soupçonner.

Consensus autour d’une incroyable dérive

C’est comme si les principaux acteurs de ce pouvoir, ainsi que leurs clientèles et leurs obligés, avaient totalement perdu le sens des réalités. Ils se comportaient avec un mépris incroyable envers la société, alors que le peuple se trouvait complètement démuni, incapable de réagir, de faire face à la dérive.

Ces formules peuvent paraître excessives, prononcées par un militant radical ou un opposant extrémiste. Il n’en est rien. Il s’agit juste de situations vécues au quotidien en Algérie, par une population désemparée, impuissante, face à un pouvoir qui avait perdu tout sens de la mesure. Qu’on en juge.

Le président Bouteflika, fortement diminué depuis avril 2013 par un AVC, avait été maintenu au pouvoir contre tout bon sens, alors qu’il ne pouvait ni se mouvoir ni faire des discours, encore moins tenir des réunions ou participer à des événements internationaux, alors que la Constitution et la pratique du pouvoir en Algérie en font un personnage central de la vie politique. Conséquence de cette impotence physique du chef de l’État, la vie institutionnelle était figée, et le pays ne fonctionnait plus.

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Meeting du FLN, le 9 février 2019, pour annoncer la candidature du président Bouteflika à un cinquième mandat (AFP)

Le mandat du président Bouteflika devait formellement s’achever en avril 2018. Mais comme les différents groupes qui composaient le pouvoir n’arrivaient pas à s’entendre sur son successeur, ils avaient décidé d’aller vers un cinquième mandat, encore plus ubuesque que le précédent.

Car le président Bouteflika n’était pas en mesure d’assurer le minimum pour sauver la face. Il ne pouvait ni déposer son dossier de candidature au Conseil constitutionnel, ni prononcer le serment d’investiture.

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Qu’à cela ne tienne ! Les détenteurs du pouvoir – des groupes informels agissant en marge de la Constitution, dirigés par Saïd Bouteflika, frère du chef de l’État, officiellement conseiller à la présidence – étaient prêts à maquiller la situation pour maintenir leur pouvoir.

Dès l’automne 2018, ils s’étaient lancés dans une opération visant à éviter le formalisme imposé par l’opération électorale.

Amar Ghoul, président du parti Taj, membre de l’alliance présidentielle, ancien ministre, et Abderrezak Makri, chef du MSP (islamiste modéré), avaient été chargés par Saïd Bouteflika de mener une opération visant à prolonger le quatrième mandat du président Bouteflika pour éviter d’enclencher la procédure de la présidentielle qui risquait de révéler l’impotence totale du chef de l’État.

L’idée alors en vogue était de prolonger le quatrième mandat d’une année pour éviter au président Bouteflika l’épreuve d’un formalisme électoral qu’il ne pouvait assumer en attendant que différents clans constituant le pouvoir arrivent à un accord sur la succession.

Jusqu’au bout de l’absurde

Cette piste avait été ensuite abandonnée, les tenants du pouvoir estimant qu’ils étaient en mesure d’imposer leurs choix sans trop de problème.

Le président Bouteflika pouvait ne pas déposer son dossier de candidature lui-même, il pouvait ne pas prononcer le serment constitutionnel.

Bouteflika pouvait ne pas déposer son dossier de candidature lui-même, il pouvait ne pas prononcer le serment constitutionnel

Ses amis, ses proches, les clients de différents réseaux de pouvoir, pensaient être en mesure d’imposer leurs conditions. Ils ont fait preuve d’une telle arrogance qu’ils ont fini par provoquer le réveil d’un volcan.

C’est dans ce contexte qu’est intervenue cette fameuse journée du 9 février 2019.

Les barons de l’ère Bouteflika se sont retrouvés dans la salle des sports du complexe Mohamed Boudiaf pour annoncer la candidature du président Bouteflika à un cinquième mandat.

Les gens se bousculaient pour être sur la photo. Au milieu de milliers de personnes, on pouvait distinguer la présence remarquée de chefs des quatre partis de l’alliance présidentielle, aujourd’hui tous en détention : Ahmed Ouyahia, ancien Premier ministre, ancien chef du RND, Djamel Ould Abbas et Mohamed Djemaï du FLN, Amar Ghoul, chef du parti Taj, et Amara Benyounès, président du mouvement populaire Algérien (MPA).

Avec eux, l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal, qui a été trois fois directeur de campagne du président Bouteflika, le chef de la centrale syndicale UGTA, Abdelmadjid Sidi-Saïd, l’ancien ministre de la Santé Abdelmalek Boudiaf, et tout ce que l’Algérie compte de réseaux d’allégeance, incluant le président de l’Assemblée populaire nationale (APN, chambre basse du Parlement) Mouad Bouchareb.

https://www.youtube.com/watch?v=-jJqnvBkS3c

Tout ce monde était parti dans une incroyable surenchère pour faire l’apologie du président Bouteflika : Amara Benyounès déclarant que le cerveau du président Bouteflika fonctionnait mieux que celui des Algériens, Abdelmalek Boudiaf affirmant que Bouteflika était un don de Dieu, Sidi-Saïd déclarant que pour lui, Bouteflika était président, et qu’il allait continuer.

Toutes ces déclarations paraissaient normales à leurs auteurs, qui faisaient preuve d’un incroyable mimétisme. Aujourd’hui, elles permettent de les classer parmi les laudateurs d’une époque honteuse.

Le symbole du cachir

La cérémonie s’est déroulée dans une incroyable pagaille, chacun essayant de tirer la couverture à soi. Ministres, chefs de partis, membres de la « société civile » (en réalité, une large clientèle du pouvoir chargée de noyer la vie associative), personnalités de l’art et du sport : tout le monde se bousculait pour être sur la photo du jour ou dans la séquence qui serait diffusée par la chaîne de télévision Ennahar.

Cette photo de personnalités en charge des affaires de l’État entourant un cadre du président est restée comme un symbole de la déchéance de l’ère Bouteflika.

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Des milliers de personnes avaient été ramenées par bus de l’intérieur du pays pour assister à cette cérémonie d’annonce. Pour le déjeuner, des sandwiches au cachir (saucisson halal) avaient été distribués aux participants à cette grand-messe. Ce sandwich au cachir, repas au rabais, est devenu par la suite le symbole des gens qu’on achète à vil prix, pour les amener à soutenir des causes indéfendables.

Ces images traduisant une incroyable servilité ont choqué les Algériens. Elles étaient supposées traduire la force du pouvoir en place, sa capacité à imposer un fait accompli, aussi absurde soit-il comme le fait de présenter pour la présidence de la République un homme totalement impotent.

Elles ont produit un effet inverse. Elles ont réveillé les Algériens, qui ont donné l’impression de répondre : « Ok, on a tout subi, on a accepté toutes les humiliations, mais pas celle-là. »

Une immense surprise

Le choc fut brutal. Insupportable. Dans les jours qui ont suivi, des appels ont été lancés pour organiser des manifestations.

C’est finalement sur les réseaux sociaux que cela s’est joué. Des appels anonymes se sont multipliés pour une marche le 22 février

Une première marche a été organisée à Bord Bou Arreridj, une autre à Kherrata, ville hautement symbolique parce que des centaines de personnes y avaient été assassinées le 8 mai 1945. Le mouvement Mouwatana a appelé à une manifestation. Sans grand succès.

Visiblement, les Algériens, qui refusaient le pouvoir en place, ne voulaient pas suivre des partis ou des organisations de l’opposition traditionnelle.

C’est finalement sur les réseaux sociaux que cela s’est joué. Des appels anonymes se sont multipliés pour une marche le 22 février, après la prière du vendredi.

Malgré une certaine méfiance – les appels anonymes étant par définition suspects et la référence à la prière du vendredi laissant entendre que les islamistes pouvaient être derrière l’appel – ce fut une déferlante. Une immense surprise avec une foule pacifique, colorée, dans la plupart des villes du pays, avec la participation remarquée des femmes et des jeunes.

L’Algérie était entrée dans l’ère du hirak.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abed Charef est un écrivain et chroniqueur algérien. Il a notamment dirigé l’hebdomadaire La Nation et écrit plusieurs essais, dont Algérie, le grand dérapage. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AbedCharef
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