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Pourquoi La Bataille d’Alger fait écho au Cachemire

La lutte du peuple algérien contre le colonialisme reflète celle des Cachemiris assiégés
Une manifestation « Stand with Kashmir » devant le siège de l’Organisation des Nations unies à New York, le 27 septembre (Reuters)
Une manifestation « Stand with Kashmir » devant le siège de l’Organisation des Nations unies à New York, le 27 septembre (Reuters)

« Population de la Casbah, le FLN [Front national de libération] veut que vous arrêtiez de travailler. » Des soldats français et de jeunes hommes sont poussés en avant sur l’insistance des soldats.

« Population de la Casbah, la France est votre mère patrie. Le FLN veut vous affamer et vous condamner à la pauvreté. » Des visages anxieux, expectatifs, cherchent des membres de leur famille.

« Population de la Casbah, opposez-vous aux ordres du FLN. »

Un jeune garçon s’empare du micro : « Algériens ! Frères ! Soyez courageux ! » Des soldats perplexes. La foule gronde.

Cette scène puissante, du film La Bataille d’Alger de 1966 – dans laquelle un jeune garçon appelle ses concitoyens à « être courageux » face à la propagande française pendant la révolte du peuple algérien contre le colonialisme – se répète aujourd’hui au Cachemire.

https://www.youtube.com/watch?v=rg1-uWkPx84

Le peuple cachemiri vit en état de siège depuis que le gouvernement indien a publié un décret privant la région de son statut semi-autonome en août 2019. Des dizaines de milliers de soldats avaient alors été déployés en renfort dans la région, et un black-out décrété sur les communications.

Des dizaines de personnes, dont des mineurs, ont été arrêtés. Et les prisons sont déjà remplies au-delà de leurs capacités.

Le 10 juin, cinq personnes ont été tuées lors d’une fusillade, portant à quatorze le nombre d’indépendantistes abattus par l’armée indienne en quatre jours dans le cadre des opérations de « contre-insurrection » menées par New Delhi.

Les tensions sont au plus haut au Cachemire, disputé entre l’Inde et le Pakistan, depuis que le gouvernement du Premier ministre Narendra Modi a révoqué le statut d’autonomie.

Les forces indiennes ont tué au moins 93 indépendantistes, dont six hauts commandants, depuis le mois de janvier. Les opérations sécuritaires se sont accélérées depuis l’imposition fin mars d’un confinement national en Inde pour lutter contre la pandémie de coronavirus.

Ces nouveaux affrontements sont survenus après l’expulsion par New Delhi de deux membres de l’ambassade pakistanaise en Inde, accusés d’espionnage.

Dans ce contexte, l’État indien s’efforce de diffuser sa propagande qui défend sa politique au Cachemire, tout en dépeignant l’« autre » militant – bien évidemment soutenu par le Pakistan – comme une aberration.

Le 10 juin, cinq personnes ont été tuées lors d’une fusillade, portant à quatorze le nombre d’indépendantistes abattus par l’armée indienne en quatre jours

Comme les Français en Algérie et les autres puissances coloniales ailleurs, l’État indien et ses comparses au Cachemire partent du principe que les Cachemiris n’ont pas la capacité de penser par eux-mêmes, et ont donc besoin que les colonisateurs leur disent ce qui est bon pour eux. 

Dans une autre scène de La Bataille d’Alger, le FLN qualifie le débat de l’ONU sur l’indépendance algérienne de « grande victoire pour le peuple » et suspend son action armée pendant une semaine. La grève générale est également proclamée contre le régime colonial. Cela trouve un parallèle dans le couvre-feu imposé aux civils cachemiris, bien que ce dernier soit essentiellement spontané.

La Bataille d’Alger (Creative Commons)

Malgré l’optimisme du FLN, l’ONU a fini par adopter une résolution qui excluait toute intervention directe en Algérie et « espérait » une solution équitable. Cela ressemble étrangement à la situation actuelle du Cachemire. 

Le 16 août 2019, le conseil de sécurité des Nations unies a organisé une consultation à huis clos sur le Cachemire, que les Cachemiris, en dépit de décennies d’inaction, ont fêté comme une victoire. Toutefois, cette réunion s’est conclue sans aucun résultat tangible – pas même une déclaration officielle sur ce qui s’est passé. 

Les Cachemiris étaient une fois de plus scotchés devant leurs télévisions et radios le 27 septembre, lorsque le Premier ministre pakistanais Imran Khan s’est adressé à l’ONU, faisant comprendre avec emphase au monde la nécessité de résoudre la crise au Cachemire.

Les vains espoirs d’une action de l’ONU exprimée dans La Bataille d’Alger sont encore une caractéristique de la situation du Cachemire.

Contrôler et déshumaniser

La police et les bureaucrates fidèles à l’État ont, durant les derniers mois de 2019, dénoncé l’inexactitude des récits à propos du siège, mais le gouvernement lui-même a appelé les Cachemiris à revenir à la normale et à reprendre leurs activités habituelles, discréditant son discours en général.

Comment des militants – qui, selon les chiffres du gouvernement, ne sont que quelques centaines et qui font face à une pénurie d’armes – arriveraient-ils à fermer toute une région ?

Pourquoi faudrait-il revenir à la normale si les Cachemiris étaient satisfaits du décret du gouvernement sur le statut de la région ? Le blocage des communications par l’État reflète, de plus, son besoin croissant de contrôler et de déshumaniser les Cachemiris.

Le 14 octobre, après plus de deux mois, une connectivité limitée pour la téléphonie mobile a été rétablie dans la région. Les chaînes de propagande indienne ont présenté cela comme une bonne nouvelle, signalant les efforts du gouvernement pour rétablir des conditions normales. Le fait que ce même gouvernement a tout bloqué en premier lieu a été délibérément occulté. 

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Alors que la répression des communications a été médiatisée à l’international, les milliers de Cachemiris qui ont été arrêtés arbitrairement ont été oubliés, tout comme l’interdiction de l’organisation sociopolitique Jamaat-e-Islami et le harcèlement des autorités indiennes à l’encontre des leaders en faveur de la liberté et de leurs familles.

Les décennies de déni des droits des Cachemiris et la militarisation intensive qui a fait plus de 70 000 morts et des milliers d’autres victimes de disparitions forcées et de tortures, dans le cadre du mécanisme de contre-insurrection de l’État, sont encore plus lointaines.

L’État indien a ouvertement plaidé en faveur d’une politique plus musclée et militariste au Cachemire.

Aujourd’hui, les Cachemiris s’inquiètent vivement de la tentative de l’État de mettre en place un projet de colonisation, à l’instar d’Israël avec la Palestine.

Alors que la couverture médiatique internationale du Cachemire s’amenuise, il est important de ne pas oublier la revendication de longue date du peuple du Cachemire à l’autodétermination. 

Alors que la couverture médiatique internationale du Cachemire s’amenuise, il est important de ne pas oublier la revendication de longue date du peuple du Cachemire à l’autodétermination

L’Inde rétablira éventuellement toutes les formes de communication et présentera cela comme une faveur accordée au peuple cachemiri. Cependant, pour les personnes témoins de violences indicibles au fil des ans, cela restera dans les mémoires comme une autre caractéristique du contrôle de l’État indien sur le Cachemire. 

Nous sommes à la croisée des chemins : de la mémoire collective contre l’oubli, de la résistance au contrôle militaire, du maintien d’une patrie malgré les actuelles tentatives de la désintégrer.

La Bataille d’Alger ne rend pas pleinement compte du contexte historique de la résistance algérienne.

Au Cachemire, ce contexte a été encore plus exhaustivement occulté, la bataille étant réduite à une disparition des signaux sur les téléphones mobiles et à leur réapparition.

- Samreen Mushtaq est une chercheuse cachemirie basée à New Delhi. Son travail se concentre sur la dimension du genre des violences étatiques au Cachemire. Elle travaillait précédemment comme consultante à The Hindu Centre for Politics and Public Policy.

- Mudasir Amin est un chercheur cachemiri basé à New Dehli. Ses recherches s’intéressent à l’aide humanitaire, aux ONG et au Cachemire. Il était précédemment chercheur associé à The Hindu Centre for Politics and Public Policy, à Chennai en Inde.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) et actualisé par VECTranslation.

Samreen Mushtaq is a Kashmiri researcher currently based in New Delhi. Her work focuses on the gender dimension of state violence in Kashmir. She has previously worked as a research consultant at The Hindu Centre for Politics and Public Policy.
Mudasir Amin is a Kashmiri researcher currently based in New Delhi. His research interests include humanitarian aid, NGOs and Kashmir. He has previously been associated as a Fellow with The Hindu Centre for Politics and Public Policy, Chennai, India.
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