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Comment Israël utilise Bollywood pour détourner l’attention de l’occupation 

Un événement bollywoodien programmé à Tel Aviv cette semaine a mis en évidence la façon dont l’Inde et Israël se servent de l’art pour faire oublier les violations des droits de l’homme
Bollywood a été courtisé par Israël au moyen d’allégements fiscaux, du financement de films et lors de la visite de Benyamin Netanyahou à Bombay en 2018 (illustration de Mohamad Elaasar)
Par Azad Essa

Cette semaine, des acteurs de Bollywood se sont rendus en Israël pour l’Indo Fest TLV, une « vitrine culturelle » présentée comme le plus grand événement de l’histoire des relations culturelles entre l’Inde et Israël. 

Le festival – mettant en vedette Anil Kapoor, Amisha Patel et au moins huit autres stars du cinéma indien – promettait d’être un spectacle culturel grandiose conçu pour rapprocher Israël et l’Inde. Quelque 30 000 Indiens étaient notamment attendus pour assister à une flopée d’activités à Tel Aviv.

Mais l’événement s’est enlisé dans la controverse et la confusion avant même de commencer.

« Courtiser Bollywood pour distraire de ses violations des droits des Palestiniens par l’art fait partie de la stratégie Brand Israel »

- Apoorva PG, coordinateur du BDS en Asie du Sud

La semaine dernière, des activistes de la campagne Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) ont exhorté ses partisans à faire pression sur les stars pour qu’elles renoncent à cette visite et honorent le boycott culturel d’Israël.

Mardi, Sophie Choudry, l’une des actrices au programme, a annoncé à MEE que l’événement avait été annulé, mais les billets étaient toujours en vente au moment de la rédaction de cet article et aucune communication officielle n’était venue confirmer l’affirmation de l’actrice. Selon le mouvement BDS, un événement similaire en 2018 avait été reporté indéfiniment après le retrait des acteurs.

Quoi qu’il en soit, l’offensive de charme d’Israël envers Bollywood est bel et bien lancée.  

« Courtiser Bollywood pour distraire de ses violations des droits des Palestiniens par l’art fait partie de la stratégie Brand Israel », déclare à MEE Apoorva PG, coordinateur de la campagne BDS pour l’Asie du Sud.

Et cette stratégie visant à valoriser l’image de marque d’Israël est sur le point d’atteindre de nouveaux sommets. 

Traduction : « Regardez cette super chanson #Makhna filmée en #Israël et tirée du film #Drive avec @Asli_Jacqueline et @itsSSR produit par @DharmaMovies @karanjohar Et regardez le film #Drive sur #Netflix dès le 1ernovembre. »

Le 1ernovembre, le premier film indien à avoir été partiellement tourné en Israël sortira sur Netflix. Avec Sushant Singh Rajput et Jacqueline Fernandez, Drive a été présenté comme une version bollywoodienne de la franchise Fast and Furious, avec des scènes tournées « sur les boulevards de Tel Aviv et dans les ruelles pittoresques de la vieille ville de Jaffa ».

« Le film tourne autour de cascadeurs automobiles qui deviennent chauffeurs pour un vol, et qui utilisent l’argent volé dans ce vol à haut risque pour faire un voyage à Tel Aviv – la ville qui ne dort jamais et est connue pour sa vie nocturne, ses plages et ses fêtes », comme le résume un site d’informations israélien.

À bien des égards, Drive sera le premier retour sur un investissement visant à tirer parti du soft power de Bollywood pour s’attaquer à la détérioration de l’image d’Israël dans le monde occidental.

Dans le but de pénétrer de nouveaux marchés et d’attirer les touristes, Israël a en effet proposé d’investir dans des films ainsi que des incitations fiscales. Drive a été en partie financé par le ministère israélien du Tourisme et le cabinet du Premier ministre.

Robindra Deb, membre de la South Asia Solidarity Initiative (SASI), un collectif d’organisations luttant contre l’oppression, indique à MEE que les relations naissantes entre Israël et Bollywood sont « un signe troublant des liens croissants de l’Inde avec Israël et de son soutien à l’occupation de la Palestine ».

Netflix et Israël : une relation spéciale
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Le projet israélien de faire oublier l’occupation de la Palestine a trouvé un public obligeant auprès de ce milieu indien déjà noyé dans sa propre islamophobie et ses propres récits nationalistes révisionnistes.

« La relation d’Israël avec le cinéma indien remonte au début des années 1900 », affirme l’introduction d’une émission de télévision indienne mettant l’accent sur l’histoire juive de Bollywood pendant l’ère du cinéma muet, allant même jusqu’à reconnaître que les premiers acteurs furent des « juifs de Bagdad ». 

L’émission ignore le fait qu’Israël n’a pas été créé avant 1948 et que l’ère du film muet était révolue depuis longtemps à cette époque.

Suchitra Vijayan, directrice du Polis Project, un centre de recherche et de journalisme basé à New York, affirme que la volonté de Bollywood de participer au projet d’appropriation et de vol d’Israël n’est pas surprenante.

« Israël colonise l’art, il colonise la culture. Bollywood est l’exemple le plus éhonté de cette méthode. La Palestine entretient des relations depuis plus longtemps avec le sous-continent, et Israël tente également d’effacer ces liens », déclare Vijayan à MEE.

Selon le gouvernement indien, environ 85 000 juifs d’origine indienne vivent actuellement en Israël. En outre, 12 500 citoyens indiens travaillent dans divers secteurs, notamment la santé, l’informatique et le commerce du diamant.

Des liens croissants

Suchitra Vijayan estime que puisque les migrants indiens qualifiés sont encore principalement issus de la caste supérieure, elle est sûre qu’« ils amènent avec eux leur sens enragé du nationalisme et de la politique de caste, ce qui explique les incursions réalisées par Bollywood ». 

« L’autre aspect de la question, c’est que l’Inde représente également un énorme marché pour Israël. » 

Les relations entre l’Inde et Israël se sont considérablement améliorées depuis le début des années 1990, mais depuis que Narendra Modi est devenu Premier ministre en 2014, les partenariats entre les deux pays ont atteint des niveaux sans précédent.

En 2017, Modi est devenu le premier Premier ministre indien à se rendre en Israël, soulignant un changement majeur de politique étrangère en Inde. Aujourd’hui, l’Inde est le plus gros acheteur d’armes israéliennes, dépensant environ 1 milliard de dollars par an.

https://twitter.com/shrimoyee_n/status/954037619117060098?ref_src=twsrc%5Etfw%7Ctwcamp%5Etweetembed%7Ctwterm%5E95403761911706009

Traduction : « Shalom Bollywood ? C’est plus “Shame on Bollywood” – non contents d’être du côté des criminels de guerre locaux au Cachemire, ils passent à l’international. »

Lors de sa visite de six jours en Inde en janvier 2018, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou s’est fait un point d’honneur à rencontrer des acteurs et producteurs indiens à Bombay, dont Amitabh Bachchan et Imtiaz Ali, pour discuter et sceller des collaborations avec ce secteur. 

Depuis lors, les représentants israéliens en Inde ne manquent pas une seule occasion de mettre l’accent sur les liens entre les deux pays, qu’il s’agisse d’échanges technologiques, de problèmes de sécurité conjoints, ou de se vanter de la venue de Bollywood.

Le 3 août, connue par certains sous le nom de « Journée de l’amitié », l’ambassade israélienne à New Delhi a publié un montage vidéo célébrant la bromance tant vantée entre Netanyahou et Modi. Le fond sonore de la vidéo était la musique instrumentale de « Yeh dosti hum nahi todenge » (nous ne briserons jamais cette amitié), une chanson de l’un des films les plus emblématiques de Bollywood.  

L’acteur de Bollywood Amitabh Bachchan (à gauche) s’entretient avec le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou lors de l’événement Shalom Bollywood à Bombay, le 18 janvier 2018 (AFP)
L’acteur de Bollywood Amitabh Bachchan (à gauche) s’entretient avec le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou lors de l’événement Shalom Bollywood à Bombay, le 18 janvier 2018 (AFP)

De même, lorsqu’Amitabh Bachchan a remporté la plus haute distinction cinématographique indienne fin septembre, Ron Malka, ambassadeur israélien en Inde, a été parmi les premiers à le féliciter sur Twitter

« Israël colonise l’art, il colonise la culture. Bollywood est l’exemple le plus éhonté de cette méthode. La Palestine entretient des relations depuis plus longtemps avec le sous-continent, et Israël tente également d’effacer ces liens »

- Suchitra Vijayan, Polis Project

La star des films d’action Tiger Shroff devait également se rendre plus tard cette année à Tel Aviv pour apprendre l’art martial de l’armée israélienne, le krav maga, pour un nouveau film. Le voyage n’a été annulé que lorsque les réalisateurs ont estimé que les séquences d’action seraient trop répétitives. 

Apoorva PG affirme que les autorités israéliennes n’ont pas caché que la tentative de courtiser Bollywood visait à démanteler le BDS et à améliorer l’image d’Israël en Inde. « Israël offre des avantages aux réalisateurs indiens afin qu’ils viennent tourner leurs films en Israël », indique le groupe.

Le porte-parole de l’ambassade israélienne à New Delhi n’a pas répondu aux sollicitations de MEE.

Propagande bollywoodienne

C’est aussi un secret de polichinelle que certaines des plus grandes stars de Bollywood sont des colporteurs du statu quo, s’y opposant très rarement. Bollywood regorge d’exemples de films qui minimisent et stéréotypent les minorités, ou mettent en avant les sujets voulus par l’État.

« Bollywood a toujours normalisé ce qui est si problématique à propos de l’Inde. Bollywood a toujours trouvé un moyen de présenter l’Inde comme “bonne” et “décente” », déclare Vijayan.

Grâce à Bollywood, ajoute-t-elle, l’Inde « normalise et popularise de plus en plus le complexe militaro-industriel quotidien ».

La star de Bollywood et ambassadrice de l’UNICEF pour la paix Priyanka Chopra a été critiquée pour avoir prôné la guerre avec le Pakistan au Cachemire (AFP)
La star de Bollywood et ambassadrice de l’UNICEF pour la paix Priyanka Chopra a été critiquée pour avoir prôné la guerre avec le Pakistan au Cachemire (AFP)

Plus tôt cette année, l’actrice et ambassadrice de l’UNICEF pour la paix Priyanka Chopra a encouragé la guerre entre l’Inde et le Pakistan à la suite d’une attaque contre les troupes indiennes au Cachemire, région contestée. Lorsque l’Inde a commencé son blocus des communications sur le Cachemire le 5 août, l’acteur indien nationaliste hindou Anupam Kher a tweeté que la « solution du Cachemire » avait commencé. 

« Quand Priyanka Chopra a voulu passer de Bollywood à Hollywood, elle a choisi de devenir un agent du FBI [dans la série télévisée Quantico] et de devenir la voix éloquente et sexy de l’empire, tuant d’autres personnes à la peau brune au nom de la sécurité nationale », indique Vijayan. 

L’annexion du Cachemire par l’Inde s’inspire directement de la stratégie israélienne
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En septembre, la superstar de Bollywood Shahrukh Khan a produit une série sur Netflix, Bard of Blood, qui se concentre sur l’insurrection dans l’État pakistanais du Baloutchistan. À elle seule, l’intrigue peut sembler convaincante, mais le Baloutchistan a longtemps été utilisé par le gouvernement Modi pour détourner les critiques sur son occupation au Cachemire. 

« Bard of Blood présente également la plupart de ses personnages pakistanais et afghans comme dépourvus de tout code moral, les dépeignant comme des adultères, des pédophiles ou des fanatiques qui décapitent les gens à l’instant où quelqu’un les irrite », rapporte une critique de la série. « Pendant ce temps, la plupart des personnages indiens sont des citoyens droits qui essaient juste de faire ce qu’il faut. C’est une narration fondamentalement manichéenne, qui montre les méchants tout noir et les héros tout blanc. »

Compte tenu de son rôle historique d’avant-garde du statu quo, s’il y a une dissidence interne croissante au sein de Bollywood, le public n’est pas susceptible de la voir.

En septembre, 49 artistes de théâtre, certains associés à Bollywood, ont écrit une lettre ouverte à Modi appelant à la fin des lynchages en Inde. Ils ont immédiatement été accusés de sédition

« Les campagnes relatives à Bollywood et à la sphère culturelle en général sont très importantes pour nous », souligne Apoorva PG. « Elles reflètent non seulement la stratégie établie d’Israël d’utiliser cyniquement l’art pour détourner l’attention de l’occupation et de l’apartheid, mais, plus important encore, elles reflètent la popularité croissante du mouvement BDS. »

« En fin de compte, nous demandons à Bollywood de se dresser contre l’apartheid et de ne pas être un outil permettant à Israël d’utiliser avec cynisme ses talents et sa popularité. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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