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Derrière les procès pour corruption, les impasses du capitalisme algérien

Alors que des capitaines d’industrie, en détention depuis plus de six mois, commenceront à être jugés le 2 décembre, le malaise économique grandit, symptomatique d’un pouvoir qui refuse de perdre le contrôle sur la distribution de la rente pétrolière
Issad Rebrab, première fortune en Algérie, a été arrêté le 22 avril 2019 (AFP)

Le 22 avril, la nouvelle était tombée en pleine nuit, provoquant la surprise et souvent la consternation bien au-delà des milieux économiques algériens. Issad Rebrab, le patron de Cevital, plus grand groupe privé d’Algérie, considéré comme l’homme le plus riche du pays, avait été incarcéré sur des soupçons « de fausse déclaration concernant le mouvement de capitaux, de et vers l’étranger, surfacturation, importation de matériel usagé en dépit de l’octroi d’avantages bancaires, fiscaux et douaniers destinés au matériel neuf ».

L’arrestation d’Issad Rebrab apparaissait comme un acte arbitraire portant atteinte à une des réussites économiques algériennes

Pour de nombreux observateurs de la scène économique algérienne, le choc fut brutal.

Autant on pouvait comprendre que des poursuites judiciaires soient engagées, comme c’était le cas depuis plusieurs semaines contre des hommes d’affaires réputés proches du clan Bouteflika (comme Ali Haddad ou les frères Kouninef) et soupçonnés d’avoir bénéficié, dans des conditions non éclaircies, de marchés publics importants, autant l’arrestation d’Issad Rebrab apparaissait comme un acte arbitraire portant atteinte à une des réussites économiques algériennes les plus exemplaires des dernières décennies.

Issad Rebrab, qui avait été reçu au cours des dernières années par de nombreux chefs d’État et de très nombreux responsables économiques internationaux, était le plus célèbre et le plus écouté des chefs d’entreprise algériens. 

Premier chiffre d’affaires industriel, premier employeur privé, premier exportateur hors hydrocarbures, premier investisseur privé et premier contribuable privé du pays, le groupe Cevital qu’il dirigeait était pour beaucoup d’Algériens depuis deux décennies l’incarnation d’un espoir : celui de voir l’entreprise algérienne s’émanciper de la commande publique et réussir la diversification de l’économie nationale hors des sentiers battus des hydrocarbures et de leurs dérivés.

Le secteur privé, principal fusible 

Le ministre de la Justice, Belkacem Zeghmati, a annoncé mercredi 28 novembre que les premiers procès pour corruption impliquant hommes d’affaires et politiques débuteront lundi avec les dossiers liés au montage automobile.

Pour la première fois dans l’histoire de la justice algérienne, sept hauts responsables de l’État dont deux anciens Premiers ministres – Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal – devront répondre de faits liés, entre autres, à l’« octroi d’indus avantage dans l’intérêt d’autrui », « abus de fonctions », « trafic d’influence », et « violation de la réglementation des marchés publics ».

À leur côtés, comparaîtront trois PDG : Mohamed Baïri, Ahmed Mazouz et Hassan Arbaoui, qui, eux, sont poursuivis pour « blanchiment d’argent », « dilapidation de deniers publics », « trafic d’influence », « abus de fonction », « passation de contrat en violation avec la réglementation des marchés publics » et « financement occulte de partis politiques ».

La programmation de ces procès, qui seront ouverts au public et qui s’annoncent très spectaculaires, à la veille de l’élection présidentielle du 12 décembre, ne doit certainement rien au hasard, la crise politique que connaît le pays depuis le début du soulèvement populaire en février 2019 est en train de se transformer en crise économique majeure. 

L’impact de la situation politique est déjà très fortement ressenti par le secteur privé qui a été la première cible de la campagne anticorruption. 

Au cours des derniers mois, de nombreux hommes d’affaires parmi les plus en vue ont été placés sous les verrous sans aucun ménagement.

Pourtant, de nombreux observateurs et juristes soulignent que bien d’autres instruments, bien moins risqués pour les entreprises et les emplois, sont à la disposition de la justice. 

Le risque de déstabilisation du secteur privé national est encore renforcé par la très grande discrétion observée par la plupart des organisations patronales et le discrédit et les dissensions qui frappent la principale d’entre elles, le Forum (ex-Forum des chefs d’entreprise, principal syndicat patronal), qui vient de se donner une nouvelle direction après l’incarcération de l’ancien patron des patrons algériens, Ali Haddad

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En Algérie, le développement du secteur privé continue d’accuser un retard historique important. Il est mesurable notamment à l’écart existant dans ce domaine par rapport à des pays voisins de même niveau de développement économique comme le Maroc, la Tunisie et l’Égypte. 

Le retard est encore plus considérable vis-à-vis d’un pays comme le Turquie qui fait figure de « réussite » économique régionale grâce essentiellement à de puissants groupes économiques privés installés dans tous les domaines d’activité. 

Certains de ces derniers ont d’ailleurs développé un processus d’expansion internationale qui les a conduits à réaliser des investissements très importants en Algérie au cours des toutes dernières années. C’est le cas notamment dans le domaine de la sidérurgie ou du textile, ou encore des travaux publics.

Le développement contrarié du capitalisme algérien

Le développement contrarié du capitalisme algérien est d’abord la conséquence de la quasi exclusivité réservée pendant plus de 30 ans à l’entreprise publique et à la planification centralisée. 

De l’indépendance du pays jusqu’au début des années 1990, le capital privé a été ouvertement considéré comme un paria dans un système où seul le capitalisme d’État avait clairement droit de cité.

Cette option historique a laissé des traces durables, non seulement dans la structure de l’économie algérienne, mais également dans les esprits. Des pans entiers de l’économie du pays continuent d’être interdits de droit ou de fait à l’investissement privé (énergie, transport aérien, transport maritime, etc.) tandis que des limites non écrites sont imposées à son expansion dans de nombreuses branches d’activité (banques, assurances, télécoms). 

Des pans entiers de l’économie du pays continuent d’être interdits de droit ou de fait à l’investissement privé (énergie, transport aérien, transport maritime, etc.)

C’est ainsi que le développement du secteur des télécommunications est fortement freiné par la mainmise du géant public, Algérie Télécom, sur les infrastructures et l’absence de volonté de les partager avec les opérateurs privés. 

Voici un peu plus d’un an, un projet de loi sur les télécommunications, qui obligeait l’opérateur public à ouvrir son réseau, a été retiré au dernier moment lors de son examen par le Parlement.

La situation est encore plus caricaturale dans le secteur bancaire où la constitution de banques privées algériennes est tout simplement interdite de fait depuis le retentissant scandale Khalifa qui date des années 1990. 

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Les banques publiques qui captent toujours l’essentiel des dépôts y cohabitent avec quelques banques privées étrangères dont le poids cumulé ne dépasse pas 15 % de l’activité bancaire. 

Dans le secteur du transport aérien, l’ouverture de nouvelles compagnies aériennes est bloquée en raison de l’impact possible sur Air Algérie, tandis que le transport maritime est tout simplement fermé aux opérateurs privés.

Dans ce contexte peu favorable, près de 60 ans après l’indépendance du pays, le bilan du développement du secteur privé algérien reste squelettique en termes de constitution d’entreprises performantes et capables de prendre le relai d’un secteur public qui a globalement échoué à assurer la diversification de l’économie. 


Commerçants et artisans pour l’essentiel, ils n’ont en général ni la ressource ni les compétences pour investir et remplacer l’État. Les personnes morales (sociétés par actions, en commandite ou à responsabilité limitée) sont à peine plus de 50 000.

Le dernier recensement économique de l’Office national des statistiques (ONS) nous apprend qu’il existe en Algérie un peu plus d’un million et demi d’entreprises dont plus de 95 % sont personnelles, familiales et ne comprennent qu’un établissement, en général un magasin, un atelier ou un véhicule. 

Une petite cinquantaine emploient plus de 500 salariés et ont un chiffre d’affaires égal ou supérieur à 2 millions de dollars. 

Le secteur privé est surtout présent et domine dans l’industrie agroalimentaire, le bâtiment et les services. L’environnement des entreprises reste défavorable à leur essor, comme le montre année après année le rapport de la Banque mondiale sur le climat des affaires où l’Algérie se classe autours de la 160e place sur 190 pays examinés.

Les raisons d’une « exception algérienne »

Pour la plupart des analystes qui tentent laborieusement de trouver des explications à cette spécificité algérienne, il y a une très grande réticence, pour ne pas dire un refus, au sein des composantes les plus importantes du pouvoir politique, de lâcher prise sur le système économique et de laisser ce dernier évoluer de façon autonome et selon sa logique propre.

L’économiste Abdelhak Lamiri résume un constat très généralement partagé : « L’Algérie est l’un des seuls pays au monde qui a abandonné officiellement le socialisme dans les textes mais l’a gardé dans les esprits et dans les pratiques. Il y a bien eu des tentatives d’aller dans un sens plus libéral, comme ce fut le cas au milieu des années 1990 et dans la première moitié des années 2000, mais la gestion bureaucratique des circuits économiques a été perçue comme un garde-fou contre certaines dérives de la libéralisation, ce qui s’est traduit par une reprise en main et un retour à de vieux schémas de pensée et d’action ». 

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La loi de finances complémentaire de 2009 qui a instauré, en pleine période d’abondance des pétrodollars, la règle du 51/49 pour l’investissement étranger (partenaire algérien majoritaire) et le droit de préemption de l’État est l’un des derniers avatars de ce recul et de cette méfiance instinctive du pouvoir politique algérien à l’égard du secteur privé.

La période la plus récente – en gros depuis le début des années 2000 – a cependant vu l’émergence de quelques groupes privés qui ont acquis une visibilité croissante (Cevital, Condor, Benamor).  

Le développement rapide de ces nouveaux acteurs privés qui ont été capables de s’affranchir de la commande publique, en investissant notamment dans le domaine de l’industrie manufacturière et en étant à l’origine des premiers flux significatifs d’exportations non pétrolières, n’a pas été sans provoquer de nombreuses résistances au sein du système politique algérien.

« Issad Rebrab était le seul chef d’entreprise algérien à avoir réussi à échapper au contrôle du pouvoir algérien »

- Reda Hamiani

Le cas du groupe Cevital est certainement le plus emblématique. Un ancien président du FCE, Reda Hamiani, confie à MEE : « Issad Rebrab était le seul chef d’entreprise algérien à avoir réussi à échapper au contrôle du pouvoir algérien. »

Début de 2014, les relations entre Issad Rebrab et les autorités algériennes, déjà tendues depuis plusieurs années, se sont carrément envenimées. C’est à cette date que le patron de Cevital prend la tête de la fronde du patronat contre un quatrième mandat du président Bouteflika en démissionnant du FCE. 

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Chacune des initiatives prises par le groupe privé sera suivie de très près par les services du ministre de l’industrie, Abdesselam Bouchouareb, qui mettra un zèle très spécial pour allonger la liste des obstacles dressés devant l’expansion du premier groupe privé algérien. Les représailles ne vont pas tarder. Elles se traduiront par une véritable stratégie d’endiguement de l’influence du patron de Cevital.

Dans le sillage du soulèvement populaire du 22 février 2019, Issad Rebrab, sera l’un des tous premiers hommes d’affaires incarcérés dans le cadre de l’opération « mains propres » initiée par le nouveau pouvoir militaire du général de corps d'armée Ahmed Gaïd Salah.

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Les frères Benhamadi, propriétaire du groupe Condor, également cité comme une des success stories du secteur privé algérien au cours des deux dernières décennies, n’ont pas tardé à le suivre.

Entre-temps, à partir de l’année 2013, c’est-à-dire peu avant la fin du troisième mandat du président Bouteflika, sans doute en relation avec l’amenuisement des capacités physiques d’un président en poste fortement diminué par un AVC, le pays va connaître pour la première fois une tentative brutale de façonner le capitalisme algérien en faveur du clan politique dominant.

Elle va associer, suivant le schéma familier du « capitalisme de connivence », des intérêts privés « amis » et une grande partie du personnel politique en place. 

Les Premiers ministres successifs, Abelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia, et le très influent frère et conseiller du président Said Bouteflika, tous incarcérés depuis le printemps dernier, ainsi que le ministre de l’industrie Abdesselem Bouchouareb, actuellement en fuite à l’étranger, vont y prendre une part très active. 

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Ahmed Ouyahia (à gauche) aux côtés de Saïd Bouteflika (AFP)

Terrains appartenant aux Domaines cédés à bon marché, facilités bancaires, commandes publiques massives, marchés de complaisance, dégrèvements fiscaux, subventions et protection contre la concurrence, la liste est longue des méthodes utilisées pour favoriser l’ascension fulgurante des hommes d’affaires proches du pouvoir. C’est en particulier ce que devrait confirmer les procès attendus dans les prochains jours

Les principaux bénéficiaires de cette modification accélérée du rapport de forces en affaires au profit du « clan présidentiel » seront d’abord les groupes Haddad, Kouninef et Tahkout, qui vont prospérer en déployant notamment leurs activités dans des secteurs fortement connectés à la commande publique et à la rente pétrolière comme le BTP et les télécommunications et les transports.

Une succession d’impasses

Parmi les bénéficiaires figurent aussi des groupes familiaux aux activités plus diversifiées comme le groupe Mazouz, très présent dans la grande distribution et l’agroalimentaire, ou encore d’anciens concessionnaires automobiles qui se sont mués très rapidement en « constructeurs » comme les groupes Tahkout, Sovac et Arbaoui. 

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À la faveur de l’accession d’Ali Haddad la tête du FCE en 2014, c’est ce groupe d’hommes d’affaires que les médias et l’opinion algérienne vont baptiser du nom d’ « oligarques » en raison de leur proximité avec le pouvoir politique et leur influence supposée sur les prises de décision de l’exécutif.

L’histoire du capitalisme algérien semble ainsi se résumer à une succession d’impasses qui ramènent avec constance le développement économique du pays à son étage le plus bas, caractérisé par la prédominance de la rente pétrolière et l’absence quasi complète d’entreprises publiques ou privées capables d’assurer une diversification réelle de l’économie.

L’opinion et les médias algériens, aujourd’hui en état de sidération devant les révélations sur la corruption des dirigeants algériens et l’étalage du scandale de l’enrichissement des oligarques, hésitent entre la jubilation provoquée par la chute brutale des puissants d’hier et l’inquiétude sourde que suscite la montée des périls économiques.

Le risque est réel de voir le système institutionnel algérien, dominé par l’armée et les services de sécurité, assurer son emprise sur la sphère économique et reproduire les mêmes errements

Les plus optimistes estiment que la purge imposée par les décideurs militaires est un passage nécessaire et le prix à payer pour assurer la moralisation du monde des affaires en permettant à l’économie algérienne de rebondir sur des bases plus saines.

Ainsi que le montre spectaculairement le cas du groupe Cevital, la campagne anticorruption actuellement en cours n’est cependant pas exempte de règlements de compte politiques. 

Un rendez vous programmé avec le FMI à l’horizon 2021- 2022

Le risque est réel de voir le système institutionnel algérien, dominé par l’armée et les services de sécurité, assurer son emprise sur la sphère économique et reproduire les mêmes errements en sélectionnant une nouvelle clientèle d’hommes d’affaires et d’industriels « proches du pouvoir ».

L’Algérie ne peut pas encore compter sur des exportations non  pétrolières extrêmement modestes et qui peinent à dépasser quelques centaines de millions de dollars. 

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Le déclin du secteur pétrolier est largement amorcé et semble difficilement réversible. Il est dû non seulement à des prix pétroliers déprimés mais surtout désormais à une baisse tendancielle de la production et des exportations en volume qui accusent un recul cumulé de près de 20 % en 2018 et 2019.

Il n’est pas certain que l’économie algérienne puisse se permettre un tel luxe encore longtemps. La rente pétrolière n’est déjà plus ce qu’elle était. En 2019, les recettes d’exportation procurées par les hydrocarbures ne devraient pas dépasser 35 milliards de dollars alors qu’elles frôlaient encore les 80 milliards au début de la décennie. 

Le pays maintient, tant bien que mal, depuis 2015, le niveau de vie de la population grâce à la consommation de ses réserves internationales de change qui étaient proches de 200 milliards de dollars fin 2014 et ne dépasseront pas 60 milliards de dollars fin 2019.

Pour la plupart des observateurs et des économistes algériens, il se dirige vers une situation de cessation de paiements et un rendez vous programmé avec le FMI à l’horizon 2021- 2022. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Hassan Haddouche est un journaliste algérien. Après avoir effectué des études d’économie en France et en Algérie, il débute sa carrière dans l’enseignement supérieur avant de rejoindre la presse nationale au début des années 1990. Il a collaboré avec de nombreux journaux (L’Observateur, La Tribune, La Nation, Liberté) et sites électroniques (Maghreb émergent, TSA) algériens.
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