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Les tentatives de coup d’État des Émirats en Libye et au Yémen peuvent-elles aboutir ?

Abou Dabi a secrètement œuvré pour assurer la domination de Haftar en Libye et des séparatistes du sud du Yémen, dans le but de renforcer sa propre influence régionale
Le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed (Reuters)

Fin avril, en l’espace de moins de 48 heures, les séparatistes du Conseil de transition du Sud (CTS) au Yémen et le chef de guerre renégat Khalifa Haftar en Libye se sont rebellés contre leurs gouvernements respectifs, au mépris des initiatives de paix précédentes.

Ces opérations n’auraient pas pu avoir lieu sans la main invisible des Émirats arabes unis (EAU), puisqu’Abou Dabi a renforcé les deux factions dans le but de projeter son pouvoir.

Le 26 avril en début de journée, le CTS annoncé une « administration autonome » à Aden, capitale du Yémen du Sud avant la fusion avec le Nord en 1990, mettant ainsi fin à l’accord de Riyad prévoyant une union des forces avec le gouvernement d’Abd Rabbo Mansour Hadi.

La nuit suivante, Haftar s’est proclamé dirigeant de la Libye avec un « mandat populaire », affirmant son désir de « créer les conditions pour la construction d’institutions civiques permanentes ».

Cette annonce a été accompagnée de l’annulation des accords de Skhirat de 2015, qui prévoyaient un gouvernement d’union avec le Gouvernement d’union nationale (GNA) établi à Tripoli. 

Un timing improbable

Ce timing improbable pourrait faire sourciller plus d’un observateur. Étant donné la dépendance critique des deux factions vis-à-vis des Émirats arabes unis, il est possible qu’Abou Dabi – malgré son rejet officiel de l’initiative unilatérale du CTS – ait encouragé ces révoltes simultanées contre Hadi et le GNA – deux gouvernements qui ne sont pas dans le giron des Émirats et qui restreignent les efforts déployés par les Émirats pour contrôler les deux pays. 

Alors que le CTS faisait face à des pressions exercées par le gouvernement yéménite, qui souhaitait le pousser à mettre en œuvre l’accord de partage du pouvoir conclu à Riyad en 2019, et que le GNA soutenu par la Turquie a récemment gagné du terrain contre les forces de Haftar, ces manœuvres constituent des efforts décisifs pour assurer leur présence.

Abou Dabi a joué un rôle central dans la construction de la prétendue Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar et marque de son sceau la campagne qu’il a engagée en avril 2019 pour reprendre Tripoli – souvent d’une manière si subtile que le rôle de la Russie est davantage pointé du doigt, en particulier en Occident.

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Abou Dabi s’emploie à assurer la domination de ces deux acteurs afin d’asseoir sa sphère d’influence régionale.

Depuis 2014, les Émirats arabes unis considèrent Haftar comme une force utile pour reproduire leurs efforts déployés en Égypte dans le but d’installer un régime militaire autocratique et ont donc pris le chef de guerre libyen sous leur aile

Après son retrait fracassant des pourparlers menés par la Russie et la Turquie à Moscou en janvier, Haftar a manifestement estimé qu’il avait suffisamment de soutien autre part – en l’occurrence à Abou Dabi – pour reprendre les opérations militaires, ce qui montre l’influence considérable des Émirats sur le chef de guerre et sur l’ensemble de la Libye. 

Des prétentions douteuses

Parallèlement à leur soutien au putsch de Haftar, les Émirats arabes unis ont financé et soutenu le CTS, faction réclamant un État méridional indépendant du nord du Yémen, depuis sa création en 2017.

Alors qu’il prétend représenter les intérêts des Yéménites du sud – ce dont on peut douter –, le CTS est lui-même entièrement soutenu par les Émirats. 

Les frappes aériennes des Émirats arabes unis contre les forces gouvernementales après le coup d’État mené en août dernier par le CTS à Aden ont illustré leur désir de consolider cet élan séparatiste.

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Les Émirats ont cherché à compromettre l’accord de Riyad négocié l’an dernier par l’Arabie saoudite en continuant de soutenir les milices séparatistes dans le sud et sur l’île de Socotra, d’une importance géostratégique considérable.

Les Émirats arabes unis cherchent à contrôler le sud du Yémen et ses ports, en particulier Aden et Socotra, afin de créer une zone d’influence sur la mer Rouge et de renforcer leur commerce maritime.

Leur objectif est d’empêcher l’indépendance de ces ports et donc celle du Yémen, un tel scénario pouvant détourner le commerce des ports commerciaux émiratis.

Les Émirats cherchent également à compromettre l’indépendance de la Libye, dans la mesure où une Libye stable et riche en pétrole pourrait attirer les investissements internationaux et concurrencer Abou Dabi. Même si Haftar ne peut s’emparer de Tripoli, sa récente révolte approfondit encore davantage les divisions en Libye. Les Émirats manipulent donc ces acteurs pour assurer leur propre influence.  

Les Émirats cherchent également à compromettre l’indépendance de la Libye, dans la mesure où une Libye stable et riche en pétrole pourrait attirer les investissements internationaux et concurrencer Abou Dabi

Une réceptivité mutuelle s’est manifestée entre les deux clients des Émirats. En août dernier, le vice-président du CTS Hani ben Brik a déclaré que le conseil soutenait Haftar et était prêt à échanger « son expertise et son expérience » avec l’ANL pour faire face aux « milices illégitimes » en Libye.

Les deux factions prônent le discours anti-extrémiste conçu par les Émirats pour justifier leurs manœuvres militaires tout en prétendant être les représentants légitimes de leur peuple soumis. 

Les divisions saoudo-émiraties

Les Émirats arabes unis se heurtent pourtant à des obstacles qui les éloignent de leurs ambitions : il s’agit tout d’abord de leur alliée, l’Arabie saoudite, avec laquelle ils ont étroitement collaboré pour asseoir leur influence au Yémen et leur domination en Libye. 

Les spéculations vont bon train quant à une « rivalité » croissante entre l’Arabie saoudite et les Émirats liée à leurs divisions au Yémen, qui sont quelque peu exagérées. 

Les Émirats arabes unis ont en effet établi des liens plus concrets au Yémen en renforçant un vaste réseau de milices alignées avec le CTS, une démarche qui contraste avec l’influence décroissante de l’Arabie saoudite qui soutient Hadi.

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Par ailleurs, bien que l’Arabie Saoudite ait payé Haftar pour qu’il lance son offensive sur Tripoli, les Émirats ont pris la place de principal mécène de Haftar auparavant occupée par Riyad. 

L’Arabie saoudite cache probablement un ressentiment à l’égard de la position plus affirmée et de plus en plus indépendante des Émirats, en particulier au Yémen.

Pourtant, étant donné leur alliance régionale par ailleurs étroite – garantie par un programme contre-révolutionnaire commun ainsi que par des investissements et des liens militaires solides –, Riyad n’est pas prêt à affronter Abou Dabi.

Les Émirats arabes unis apprécient également cette alliance et cherchent à contourner l’Arabie saoudite avec prudence et pragmatisme tout en assurant leurs propres objectifs.

Bien qu’Abou Dabi ait largement outrepassé l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis doivent encore affronter la communauté internationale pour projeter leur pouvoir en Libye et au Yémen, afin de gagner du soutien en faveur de leurs factions clientes. 

Bien que les provinces du sud du Yémen s’opposent aux tentatives de prise de pouvoir du CTS, tout comme d’autres groupes d’opposition indépendants et les habitants mêmes d’Aden, la faction poursuit ses efforts de relations publiques par l’intermédiaire de porte-parole dans les capitales mondiales et vise à se présenter comme le seul véritable représentant du sud du Yémen.

Parallèlement aux efforts de désinformation et de lobbying déployés par les Émirats arabes unis, une puissante coalition agit dans le but de légitimer ces manœuvres soutenues par Abou Dabi

De même, Haftar s’est lancé dans une croisade diplomatique pour se faire passer pour un remède à l’instabilité de la Libye, afin d’obtenir un soutien international.

Le CTS aurait eu recours à des services de lobbying, comme le révèlent des documents déposés conformément à la loi américaine relative à l’enregistrement des agents étrangers (Foreign Agents Registration Act).

Parallèlement aux efforts de désinformation et de lobbying déployés par les Émirats arabes unis dans les cercles politiques américains et européens, ainsi qu’à la promotion de leurs propres discours dans les think tanks et les médias, une puissante coalition agit dans le but de légitimer ces manœuvres soutenues par les Émirats. 

Des agissements impunis au niveau international

Bénéficiant d’une Europe divisée et donc impuissante face à la question libyenne ainsi que de la position ambivalente de Washington sous le président Donald Trump, les Émirats arabes unis sont libres de renforcer Haftar tout en jouissant notamment du soutien apporté par la France au général libyen.

Même si l’intervention militaire engagée par la Turquie pour soutenir le GNA limite les avancées de Haftar, les Émirats arabes unis feront probablement de lui une force à prendre en compte dans un futur règlement post-conflit. 

Il leur sera toutefois plus difficile d’atteindre leurs objectifs au Yémen, étant donné que l’Union européenne (UE), le secrétaire d’État américain Mike Pompeo et l’envoyé spécial de l’ONU pour le Yémen Martin Griffiths se sont opposés aux dernières manœuvres du CTS tout en appelant au maintien de l’accord de Riyad.

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Pourtant, le soutien aveugle et négligent apporté par la communauté internationale à ce pacte inefficace a permis au CTS et aux Émirats arabes unis de l’exploiter.

Si le CTS vient au moins à prendre le contrôle d’Aden, de Socotra et d’autres ports méridionaux, cela pourrait donner un petit coup d’accélérateur aux objectifs d’Abou Dabi à court terme avant que les Émirats ne cherchent à contrôler davantage le sud du Yémen dans un avenir lointain.

En fin de compte, la poursuite des ventes d’armes des États occidentaux aux Émirats arabes unis symbolise leur consentement. Ainsi, Abou Dabi jouit encore d’une impunité suffisante pour établir l’emprise de facto de ses factions « préférées » en Libye et au Yémen sous le nez des capitales occidentales.   

- Jonathan Fenton-Harvey est un journaliste et chercheur spécialisé dans les questions politiques et les conflits au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Il a également travaillé pour le Forum Al-Sharq, où il a principalement étudié le Yémen et la politique étrangère régionale des Émirats arabes unis. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @jfentonharvey

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Jonathan Fenton-Harvey is a journalist and researcher focusing on conflict, geopolitics and humanitarian issues in the Middle East and North Africa. He has also worked for Al Sharq Forum, where he mostly researched Yemen and the UAE's regional foreign policy. Follow him on Twitter: @jfentonharvey
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