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Iran : pour en finir avec le mythe de la révolution islamique

L’abstention lors des législatives en Iran révèle la crise de légitimité d’un régime contesté par une population qui remet en cause le mythe de la révolution islamique ainsi que l’autoritarisme et la précarité
Manifestation contre le shah d’Iran à Téhéran, janvier 1979 (AFP)

Après la victoire des conservateurs aux élections en Iran, le chercheur Clément Therme a souligné, dans un entretien au Point, la « crise de confiance entre le régime et les citoyens », caractérisée par un taux de participation d’une faiblesse inédite pour des législatives (42 %). 

Les causes récentes de cette désaffection peuvent se retrouver dans la gestion du crash du Boeing 737 d’Ukraine Airlines – abattu par « méprise », début janvier, par des Gardiens de la révolution islamique (Pasdaran) – mais aussi par la communication hasardeuse des autorités sur la propagation du coronavirus dans le pays. 

Pourtant, le malaise est bien plus profond. 

Le spécialiste de l’Iran mentionne « la crise de légitimité du régime » qui s’est exprimée, en 2009, avec le mouvement vert. Selon l’anthropologue Fariba Adelkhah – détenue depuis juin 2019 avec le politiste Roland Marchal pour « atteinte à la sécurité nationale » –, ce mouvement des classes moyennes, qui contestait la réélection de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad, assumait « trois consensus sur lesquels repose le régime : celui de la Révolution, celui de la nation, celui de l’islam ».

Révolte des classes populaires

L’autolimitation du mouvement vert, qui fait penser au mouvement Solidarnosc en Pologne et au hirak en Algérie, n’a cependant pas permis d’éviter une sévère répression, causant « plus de cent morts, des milliers de personnes arrêtées et torturées », comme le notait le sociologue Farhad Khosrokhavar pour la revue Vacarme.

Comment comprendre le silence de la « gauche mondiale » interpellée par une déclaration de solidarité avec ce soulèvement contre le régime théocratique ?

Mais qu’en est-il de « la révolte des classes populaires » qui secoue la société depuis quelques années ? En novembre dernier, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté dans la rue en réaction à la hausse du prix de l’essence.

Outre cette mesure, les contestataires dénonçaient « l’accumulation de trente ans d’un régime autoritaire qui s’appuie sur des principes néolibéraux et qui a fini par plonger des millions de personnes dans la pauvreté, le chômage, l’extrême précarité, les privant des conditions de base de vie ».

Comment dès lors comprendre le silence de la « gauche mondiale » interpellée par une déclaration de solidarité avec ce soulèvement contre le régime théocratique ? D’après l’agence Reuters, qui s’est appuyée sur les déclarations de trois responsables du ministère iranien de l’Intérieur, le bilan de la répression s’est élevé à environ 1 500 morts.

Attitude manichéenne

Des courants qui se réclament de l’anti-impérialisme ou de l’anticapitalisme ont en revanche été plus prompts à dénoncer l’exécution du général Qassem Souleimani, par un tir de drone américain en Irak. Dans leur rejet de l’interventionnisme états-unien dans la région, ces tendances ont toutefois passé sous silence le rôle autrement néfaste de Souleimani.

En effet, le chef des Pasdaran fut « un boucher et un instrument de la violence iranienne par procuration en terrorisant des millions de personnes en Iran, en Irak, en Syrie, au Liban, au Yémen, etc. », comme l’a rappelé l’universitaire Hawzhin Azeez.

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En déclarant que Souleimani n’était pas un héros anti-impérialiste, la chercheuse Malak Chabkoun a noté pour Al Jazeera que « critiquer les États-Unis et Israël, tout en ignorant les crimes des autres [Russie, Syrie, Iran, etc.] n’est pas d’un grand soutien pour ceux qui, sur le terrain, subissent les luttes géopolitiques de ces puissances globales et régionales ».

L’attitude manichéenne d’une certaine gauche a beaucoup à voir avec les schémas hérités de la guerre froide interdisant la critique de l’Union soviétique ou de ses alliés au nom de la défense du « socialisme réel ».

Mais ce réflexe binaire doit être interrogé à l’aune des fantasmes suscités par le processus révolutionnaire ayant conduit à la chute du dernier shah d’Iran Mohammad Reza Pahlavi et au retour de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny début 1979.

Le cas Michel Foucault

Quarante ans après ces événements, un ouvrage de Tristan Leoni paru chez Entremonde étudie l’« une des plus grandes révoltes ouvrières du XXe siècle » avant que cette protestation ne soit prise en main par le clergé chiite.

La révolution iranienne revient sur les interprétations d’intellectuels tiers-mondistes qui, à l’instar d’Ali Shariati, estimaient que l’imam Ali avait « transmis une conception plus élevée du socialisme, qui est l’égalité dans la consommation ».

Présenté comme « l’idéologue » du soulèvement, Shariati entretenait une relation ambivalente à l’égard du marxisme dans son projet de réforme islamique, d’après le sociologue Asef Bayat.

Mais l’ouvrage épingle d’autres « égarements théoriques » qui « reflètent de manière exacerbée la confusion d’une partie de la gauche et de l’extrême gauche française devant les événements iraniens » : il s’agit en l’occurrence des écrits du philosophe Michel Foucault.

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Téhéran, le 1e février 1979, l’ayatollah Rouhollah Moussavi Khomeini, entouré de ses partisans peu après son retour d'exil (AFP)

Ce dernier a effectué deux courts séjours en Iran en 1978. Il a écrit neuf articles pour le quotidien italien Corriere della Sera, dont certains ont été adaptés pour l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur, déclenchant « une cinglante polémique ».

Didier Eribon, son biographe, a souligné « l’extraordinaire fascination qu’a exercée sur lui la révolution iranienne ». Or, cette fascination ne fut pas exempte d’erreurs d’interprétation, partagées par des journalistes comme Jean Daniel ou Serge July. Solidaires du soulèvement contre la dictature du shah, ils évitèrent toutefois de se demander « ce qui pourrait se produire après » le départ de Pahlavi.

« Il n’y aura pas de parti de Khomeini, il n’y aura pas de gouvernement Khomeini »

- Michel Foucault, philosophe

Rien de plus logique que de rappeler, à l’instar de l’universitaire Jean-Marc Mandosio dans Longévité d’une imposture, l’affirmation du philosophe-reporter : « Il n’y aura pas de parti de Khomeini, il n’y aura pas de gouvernement Khomeini ».

De la même manière, on ne peut que souligner la naïveté du célèbre intellectuel, selon lequel « par ‘’gouvernement islamique’’, personne, en Iran, n’entend un régime politique dans lequel le clergé jouerait un rôle de direction ou d’encadrement », et qui assurait qu’« entre l’homme et la femme, il n’y aura pas inégalité de droits, mais différence, puisqu’il y a différence de nature. »

Remettre en question la modernité

En revanche, on ne peut que souscrire à cette observation de Foucault : « L’Islam – qui n’est pas seulement une religion mais un mode de vie, une appartenance à une histoire et à une civilisation – risque de constituer, à l’échelle de centaines de millions d’hommes, une gigantesque poudrière. »

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L’auteur de Surveiller et punir s’est sans doute laissé abuser par le discours de Khomeini destiné aux Occidentaux. Encore faut-il prendre en considération la volonté de « la plus grande figure de l’intelligentsia française » de remettre en question la modernité, l’universalisme et le marxisme.

Cela l’a conduit, comme on le lit dans La Révolution iranienne, à minimiser voire occulter « le rôle de l’opposition laïque et libérale au shah, les grèves ouvrières et le mouvement des femmes, [apportant] de fait un soutien à la propagande islamiste. »

Cette attitude contrastait avec celle de l’orientaliste Maxime Rodinson qui, dans son ouvrage L’Islam, politique et croyance, explique que Khomeini avait lancé depuis plusieurs décennies la théorie de la velayat-e-faqîh, « la capacité du clerc à gouverner », ce que semblait ignorer Foucault.

« Il n’est pas de Sauveur suprême... »

Le spécialiste du monde arabo-musulman a cherché à comprendre l’aveuglement de celui qu’il considérait comme un « très grand penseur » : « Les grandes insuffisances de sa connaissance de l’histoire de l’Islam lui permettaient de transfigurer les événements d’Iran, d’accepter dans une large mesure les suggestions théorisantes de ses amis iraniens, d’extrapoler en imaginant une fin de l’Histoire qui vengerait ses déceptions européennes. ».

Ajoutant, non sans ironie, « avoir toujours trouvé plus de lucidité chez les chansonniers que chez les philosophes », le matérialiste Rodinson préfère convoquer le communard Eugène Pottier : « Il n’est pas de Sauveur suprême / Ni Dieu ni César ni tribun. »

Pour Tristan Leoni, « la révolution est impossible si les femmes prolétaires n’y participent pas ».

On ne peut que souscrire à cette perspective qui invite à en finir avec le mythe de la révolution islamique à l’heure où celle-ci devient « de plus en plus un facteur de division au sein de la communauté nationale iranienne », selon Clément Therme.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Docteur en science politique, Nedjib Sidi Moussa est l’auteur d’Algérie, une autre histoire de l’indépendance (PUF, 2019) et de La Fabrique du musulman (Libertalia, 2017). Vous pouvez le suivre sur son site personnel : sinedjib.com
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