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Le pragmatisme mal assumé du Maroc sur la question palestinienne

Le Maroc revoit ses actions et ses discours sur la question palestinienne au gré de l’évolution de ses intérêts diplomatiques. Sans l’avouer. Mais à force de jouer à l’équilibriste, Rabat affiche des positions de plus en plus ambivalentes
Manifestation à Rabat, le 9 février 2020, pour dénoncer « l’accord du siècle » (AFP)

Dimanche 9 février, plus de 10 000 Marocains ont marché à Rabat contre l’« accord du siècle » sous des slogans fédérateurs – « Accord de la honte », « La Palestine n’est pas à vendre », « Honte aux traîtres »... – dénonçant l’accord de Donald Trump pour le Moyen-Orient.

Un rejet qui tranche avec la tiède position officielle de Rabat. Le 29 janvier, le ministre des Affaires étrangères déclarait « apprécier les efforts constructifs de paix déployés par l’administration américaine actuelle, en vue de parvenir à une solution juste, durable et équitable au Proche-Orient ».

Pourquoi le Maroc ménage-t-il ainsi les États-Unis au risque de froisser les Palestiniens et sa propre population ?

Nasser Bourita a même précisé : « Le Maroc considère que le statut de Jérusalem doit être préservé. » Alors que pendant ce temps, les voisins algérien et tunisien rejetaient, comme la rue marocaine, l’accord du président américain.

Pourquoi le Maroc, dont le roi préside le Comité Al-Qods, ménage-t-il ainsi les États-Unis au risque de froisser les Palestiniens et sa propre population ?

Selon une note diplomatique américaine révélée par Le Figaro, l’administration Trump aurait poussé ses alliés, dont les pays arabes, à « soutenir cette vision en encourageant Israéliens et Palestiniens à entrer immédiatement dans des discussions de bonne foi », tout en fournissant aux diplomaties concernées quelques éléments de langage, comme celui de remercier « le président Trump pour ses efforts en vue de faire avancer » le conflit.

Le royaume aurait-il ainsi appliqué, en bon élève, la consigne des États-Unis, comme d’autres alliés américains ? C’est ce que laisse entendre la réaction millimétrée de la diplomatie marocaine, qui n’a pas tardé à louer les efforts déployés par Donald Trump.

« Il ne faut pas être plus palestinien que les Palestiniens »

Le 4 février, Nasser Bourita était très attendu par la commission des Affaires étrangères de la chambre haute du Parlement. D’autant que le rendez-vous coïncidait avec la publication par des médias israéliens et américains d’une information faisant état de négociations entre le Premier ministre Benyamin Netanyahou et Donald Trump. L’objectif : que ce dernier reconnaisse la souveraineté du Maroc sur le Sahara en échange d’une normalisation des relations avec Israël – avec lequel le royaume n’entretient, officiellement, aucune relation depuis 2000.

Aux questions insistantes des conseillers du Parti de la justice et du développement (PJD, islamiste), qui jugeaient la position marocaine trop lisse, le chef de la diplomatie a rétorqué : « Nous ne pouvons être plus palestiniens que les Palestiniens eux-mêmes », en rappelant que « la première question de la diplomatie marocaine est la question du Sahara marocain. »

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Mal lui en a pris. « Va te faire voir. Oui, nous devons être plus palestiniens que les Palestiniens car Israël est un État colonial et expansionniste et l’idéologie sioniste est raciste et terroriste », s’est indigné sur Twitter l’écrivain et ancien ambassadeur au Chili Abdelkader Chaoui, qualifiant la diplomatie marocaine « d’arriérée » et « d’ignorante ».

Du côté d’Al Adl Wal Ihsane, mouvement islamiste « non reconnu mais toléré », selon la formule employée au Maroc, c’est Omar Iharchane qui a répliqué au ministre des Affaires étrangères : « Qui vous a demandé d'être plus palestinien que les Palestiniens ? Soyez juste un Marocain comme les autres Marocains. Et faites attention à ne pas être plus sioniste que les sionistes. »

Toujours est-il que quatre jours après sa sortie tonitruante au Parlement, Nasser Bourita a fait le déplacement à Amman pour transmettre un message « verbal » du roi Mohammed VI au président palestinien Mahmoud Abbas. De quoi alimenter encore la polémique sur le double-discours de la diplomatie marocaine.

Position ambivalente ?

Si la tiédeur de la réaction marocaine suscite autant la colère des défenseurs de la cause palestinienne, c’est que le royaume avait dénoncé, par le passé, cet accord de paix. « Le Maroc rejette le ‘’deal du siècle’’ et considère Al-Qods comme une ligne rouge », avait en effet déclaré, en septembre, le chef du gouvernement Saâdeddine el-Othmani, par ailleurs secrétaire général du PJD.

« Le Maroc rejette le ‘’deal du siècle’’ et considère Al-Qods comme une ligne rouge »

- Saâdeddine el-Othmani, chef du gouvernement

« Le roi Mohammed VI est le président du Comité Al-Qods. Il ne peut donc accepter aucune tentative visant à nuire au statut d’Al-Qods », a poursuivi l’ancien ministre des Affaires étrangères.

Selon l’intellectuel Abdelwahab Rafiki, le Maroc a toujours soufflé le chaud et le froid sur la question palestinienne.

« D’un côté, le Maroc est un pays arabe et musulman, qui préside en plus le Comité Al-Qods, sachant que la cause palestinienne bénéficie d’un large soutien populaire au Maroc. De l’autre, le royaume a de bonnes relations avec les différentes puissances internationales qu’il veut maintenir sachant que l’épineux dossier du Sahara [occidental] a besoin d’un soutien international », résume notre interlocuteur.

Cet exercice d’équilibriste consistant à jouer entre l’intérêt national et la cause palestinienne n’est pas sans produire, selon lui, des positions ambivalentes.

« Jouer entre cet élan populaire arabe et musulman en faveur de la Palestine en garantissant les intérêts du Maroc face à des puissances mondiales, c’est ce qui crée une contradiction ou, plutôt, un manque de clarté. Il y a les slogans d’un côté et les actions de l’autre. »

Un ancien diplomate abonde en ce sens : « Le Maroc met ses intérêts au dessus de tout. C’est une diplomatie pragmatique. Il ne déroge pas à cette règle sur la cause palestinienne. »

Quel sens alors donner à la présidence du Comité Al-Qods par Mohammed VI ? « Cela n’a qu’une importance symbolique », répond notre interlocuteur.

Le Comité Al-Qods

Selon nos investigations, le Comité Al-Qods, dont le royaume se prévaut souvent de la présidence, s’apparente en effet à une coquille vide sans la moindre influence. Vestiges d’un monde arabe déjà en proie à de profondes divisions, le comité pour Jérusalem a été créé en 1975 par l’Organisation de la conférence islamique (OCI), elle-même créée six ans plus tôt à Rabat à la suite de l’incendie qui avait ravagé, en août 1969, la mosquée al-Aqsa.

Lors de la dixième conférence islamique des ministres des Affaires étrangères, tenue à Fès en 1979, le Comité Al-Qods a été placé sous la présidence de Hassan II puis, à la mort de ce dernier, sous celle de son fils Mohammed VI.

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Les faits d’armes du comité ? Selon un bilan des vingt dernières années réalisé en 2019 par l’Agence Bayt Mal Al-Qods (BMAQ), bras financier du comité, seules trois sessions ont eu lieu depuis 2000, la dernière datant de 2014.

Leur teneur : des slogans, des résolutions grandiloquentes mais aucun engagement, le tout ponctué des mêmes éléments de langage.

« Le comité affirme que les pays musulmans, acteurs au sein de la communauté internationale et ses institutions, ne resteront pas les bras croisés et utiliseront tous les moyens à leur disposition dans le cadre des institutions internationales pour mettre fin aux agressions d'Israël et sa colonisation des terres palestiniennes », indiquait un communiqué à l’issue de la deuxième session tenue en 2002.

« Le comité appelle toutes les composantes de la communauté internationale à prendre leur responsabilité et à faire pression sur Israël afin que cessent ses opérations coloniales illégales », dit encore le communiqué de la session de 2014.

Des mantras ressassés à l’envi depuis plusieurs décennies qui ont fini par exaspérer ceux-là mêmes qui les diffusent.

« À l’instar de tous les sommets, comme ceux de la Ligue arabe ou de l’OCI, il y a toujours les mêmes résolutions et les mêmes positions. On perd beaucoup de temps à rédiger les rapports et les communiqués. Ceci dit, c’est un peu dur de qualifier le Comité Al-Qods de coquille vide », réagit un des responsables du même comité, contacté par Middle East Eye.

De 2001 à 2007, le Maroc, qui préside et accueille le Comité Al-Qods, n’a lui-même fait aucun don, avant de se rattraper à partir de 2008

Le site de BMAQ, dont le siège est situé à Rabat, témoigne à lui seul de l’inanité du Comité Al-Qods, qui compterait encore comme pays membres l’Arabie saoudite, la Jordanie, l’Égypte, l’Irak et la Syrie, la Mauritanie, le Niger, la Guinée, le Sénégal, le Pakistan, l’Indonésie et… l’Iran.

« Les membres du comité sont élus par la Conférence islamiques des ministres des Affaires étrangères pour une durée de trois ans renouvelables », peut-on lire sur le site.

Un titre symbolique pour le Maroc

Selon le rapport 1998-2018, dont MEE détient une copie, le comité n’a reçu en vingt ans que 50 millions de dollars, des financements destinés à des projets à Jérusalem notamment dans les domaines sociaux et culturels.

De 2001 à 2007, le Maroc, qui préside et accueille le Comité Al-Qods, n’a lui-même fait aucun don, avant de se rattraper à partir de 2008 avec des dons plus réguliers, tandis que la plupart des pays se sont contentés d’un don orphelin, comme l’Égypte (976 000 dollars en 2000), le Niger (23 000 dollars en 2002) ou encore l’Iran (300 000 dollars en 2005).

Même la riche Arabie saoudite n’a débloqué, en vingt ans, que six dons, totalisant 2,7 millions de dollars. « En 2018, le roi Salmane a annoncé un don saoudien de 150 millions de dollars au profit de Jérusalem-Est sans passer bien entendu par le Comité Al-Qods. Cela en dit long sur le crédit qu’il accorde à ce véhicule », relève pour MEE une source proche du dossier.

« Lors de la réunion de 2014 à Marrakech, il y a eu un certain nombre de messages disant que le comité n’est pas une institution marocaine mais une création de l’OCI et qu’il fallait que les pays membres mettent la main à la poche pour contribuer au financement de l’agence. L’agence ne reçoit pas d’argent depuis 2010. C’est le Maroc qui continue à financer BMAQ à plus 85 % », regrette une source à Bayt Mal Al-Qods.

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De 2008 à 2018, le Maroc a en effet fourni quelque onze millions, la plus grande part de financement. Ce qui n’est pas cher payé dans la mesure où le roi est président du comité, titre que rappelle avec insistance la diplomatie marocaine dans tous ses communiqués relatifs à la cause palestinienne. Un titre, fut-il symbolique, qui confère une certaine légitimité au Maroc sur le dossier palestinien.

« Encore une fois, le Comité Al-Qods, ce n’est pas que le Maroc mais près de vingt pays. Au niveau de l’OCI, il y a une réunion annuelle avec les ministres des Affaires étrangères des pays membres. À chaque réunion, on remet le rapport du comité sur la table en appelant les pays à contribuer à l’action de sa majesté. La prochaine réunion aura lieu en avril au Niger et on fera encore la même chose. Je ne sais pas si on peut faire mieux », se défend une source à la BMAQ.

« La création du comité a eu lieu dans un contexte particulier, après l’incendie de la mosquée al-Aqsa. De l’eau a coulé sous les ponts depuis avec les accords de paix signés entre des pays arabes et Israël et le feuilleton de normalisation. Ce qui revient à dire que le Comité Al-Qods n’a qu’un rôle symbolique. Mais bien qu’elle soit symbolique, la présidence du  Maroc constitue pour lui un rapport de force pour intervenir dans la cause en fonction de ses intérêts. » En clair, un instrument diplomatique.

Une « taxe Palestine » qui profite à l’Afrique

Ce n’est pas l’unique exemple qui met en lumière l’ambivalence entre le discours et l’action sur la cause palestinienne.

En 1970, soit cinq ans avant la création du comité, Hassan II avait annoncé l’idée de surtaxer le tabac et les spectacles afin de créer une « taxe Palestine », destinée à alimenter un fonds d’aide au peuple palestinien, lequel a été institué le même année par décret royal.

En 1970, Hassan II avait annoncé l’idée de surtaxer le tabac et les spectacles afin de créer une « taxe Palestine »

Selon les chiffres des professionnels, quatorze milliards de cigarettes sont vendus chaque année au Maroc, soit 700 millions de paquets.

La taxe sur le tabac étant de 0,10 dirham (0,009 euro) pour le tabac blond (95 % du marché), les recettes du fonds rapportent aujourd’hui au moins 70 millions de dirhams (6,6 millions d’euros).

Ce fonds, qui ne figure d’ailleurs sur aucun rapport public du ministère des Finances, bénéficie-t-il vraiment, comme son nom l’indique, au peuple palestinien ?

Non. En 2018, par exemple, seule une petite partie a profité à la Palestine sous forme de contribution à l’Agence Bayt Mal Al-Qods ou de financements de l’ambassade palestinienne à Rabat (quelque 620 000 dollars).

La majeure partie des recettes a été envoyée sous forme d’aides au profit du Rwanda et de la Jordanie (1,7 million de dollars), au Congo Brazzaville (2,4 millions de dollars) ou encore à la Guinée Bissau. Diplomatie africaine oblige.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Bilal Mousjid est un journaliste indépendant marocain. Après avoir travaillé à Médias 24 et à TelQuel, comme journaliste puis chef des actualités, il collabore aujourd’hui avec des journaux marocains et étrangers
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