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Procès de Saïd Djabelkhir : l’évitement jusqu’à quand ?

La condamnation de l’islamologue Saïd Djabelkhir à trois ans de prison ferme pour « offense aux préceptes de l’islam » est un précédent qui met en relief la jonction entre les pouvoirs publics et les forces les plus rétrogrades de la société
L’islamologue Saïd Djabelkhir devant le tribunal d’Alger, le 22 avril 2021 (AFP)
L’islamologue Saïd Djabelkhir devant le tribunal d’Alger, le 22 avril 2021 (AFP)

Au tout début de cette affaire, nous avions tendance à sourire devant cette partie civile constituée aux côtés d’un professeur d’université qui porte plainte contre le chercheur Saïd Djabelkhir pour « atteinte aux préceptes de l’islam ».

Rares sont ceux qui s’attendaient, vingt jours plus tard, à le voir reconnu coupable et condamné à trois années de prison ferme et 50 000 dinars (environ 300 euros) d’amende. Bien qu’il ne soit pas incarcéré en attendant son pourvoi en appel, l’accusé a tout à craindre de cette démence judiciaire qui risque d’aller jusqu’au bout de sa logique.

Le récit du procès relayé par les médias et les témoins nous offre un déroulé hallucinant d’interrogatoires, de plaidoiries et de commentaires qui donnerait des crampes d’estomac aux plus blasés d’entre nous.

Et pour cause, la salle d’audience du tribunal de Sidi M’Mamed (Alger) semblait abriter une scène d’un film dystopique où un universitaire est pressé de questions autour de ses publications, jugées transgressives et attentatoires à l’orthodoxie religieuse.

Le 144 bis : héritage bouteflikien

À l’origine, un article du code pénal, le 144 bis2, datant de 2001 et stipulant : « Est puni d’un emprisonnement de trois ans à cinq ans et d’une amende de 50 000 dinars à 100 000 dinars [d’environ 300 à 500 euros], ou l’une de ces deux peines seulement, quiconque offense le prophète et les envoyés de Dieu, ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’islam, que ce soit par voie d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen. »

Cet article de loi est assez connu en Algérie depuis quelques années. Parfaitement anticonstitutionnel et suffisamment vague pour englober toute sorte d’atteinte aux libertés de pensée, de conscience et d’expression, il a déjà été brandi, entre autres, dans des procès d’un autre âge, dont les plus tonitruants furent celui des non-jeûneurs de Kabylie et, plus récemment, de Yacine Mebarki, militant amazigh et activiste du hirak poursuivi  pour « incitation à l’athéisme », « offense à l’islam » et « atteinte à l’unité nationale ». 

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Les uns étaient pris en flagrant délit de non-observance du Ramadan dans la foulée d’une véritable chasse aux « mécréants » opérée par la police algérienne.

Le second fut arrêté dans le contexte du mouvement citoyen de février 2019 et la perquisition de son domicile aboutit à une série de griefs et une condamnation à dix ans de prison commués en une année.

Le 22 avril, c’est un universitaire spécialisé dans l’histoire de l’islam qui s’est vu accablé d’une lourde peine pour ses publications sur Facebook concernant un certain nombre de croyances et pratiques religieuses répandues dont il a tenté d’analyser les origines, les déviations, voire parfois le caractère apocryphe.

Ses réflexions donnaient certes des urticaires à des milliers d’Algériens sur les réseaux sociaux ; on s’attendait même à ce qu’il fasse l’objet de poursuites judiciaires, étant donné la frilosité suscitée par ses théories.

Mais il était très peu probable qu’un tribunal statue en sa défaveur pour la simple raison qu’un tel verdict n’entrait pas à ce moment-là dans le « cahier de charges » de la justice algérienne et de ses « commanditaires » politiques, Saïd Djabelkhir n’étant pas un élément actif du hirak.

On peut donc aisément supposer que ce procès s’inscrit dans une toute autre logique ; celle qui sévissait régulièrement du temps de l’ancien chef de l’État Abdelaziz Bouteflika, et qui soulignait l’aptitude du régime à recourir à la « roue de secours » religieuse quand il atteint des degrés alarmants d’impopularité.

Pis encore, on peut aussi supposer, dans le cas de Djabelkhir, que l’appareil judiciaire a agi en toute autonomie, sans instructions ni « coups de téléphone » supérieurs.

Dans les deux cas, le procès de l’islamologue n’augure rien de bon et peut présager un retour aux pires pratiques de l’ère Bouteflika, sous les applaudissements d’une bonne partie de la société algérienne.

Une religion d’État

En effet, les idées de Djabelkhir sont probablement plus honnies que le régime lui-même car il s’agit là de l’un des derniers points d’accord entre ce dernier et de larges pans de la population : le tabou religieux ; entretenu, alimenté et renforcé par le pouvoir politique afin de maintenir la dormance des masses à un niveau raisonnable et s’octroyer chemin faisant l’aura d’un protecteur des sacrosaints communs.

Les détails du procès révèlent en effet l’extrême fragilité d’une pensée critique devant la jonction entre le pouvoir judiciaire et l’intolérance au débat religieux.

On y lit tout d’abord les déclarations préliminaires des avocats de la défense, qui demandent l’annulation du procès en raison d’innombrables vices de procédure et de forme. Une demande rejetée évidemment, et la juge de donner la parole aux plaignants qui déplorent un « préjudice moral ».

On ne peut décemment pas feindre d’oublier que le délit de blasphème existe bel et bien dans l’arsenal juridique algérien, qu’il a déjà permis la mise en accusation de dizaines de personnes

La raison ? Saïd Djabelkhir, en exposant ses idées réformistes pour les uns, blasphématoires pour les autres, porte atteinte non seulement à la sacralité de la religion mais aussi au moral et aux sentiments des croyants ! Le vaudeville pointe déjà le bout de son nez ! La salle pleine à craquer semble acquise aux plaignants, et l’islamologue passe pour l’ennemi public numéro un.

Nous savons, à ce moment-là, que nous entrons bel et bien dans un procès d’inquisition, dont l’issue, quelle qu’elle soit, ne changera pas grand-chose à la portée symbolique d’une telle régression.

Qu’a donc écrit Saïd Djabelkhir pour être transporté de l’espace éphémère des polémiques et des commentaires virulents sur les réseaux sociaux à une salle d’audience bien réelle où il occupera le box des accusés pour ses idées ?

Ce sont essentiellement des coups de gueule contre le bigotisme ambiant et le refus de discuter les textes religieux ainsi que des petites phrases concernant l’historicité de tel ou tel récit sacré, ou encore certains aspects farfelus de la biographie de Mohammed fait par El Boukhari ou l’origine païenne de certains rituels islamiques.

La juge, en épluchant méticuleusement ses publications sur Facebook et autres déclarations publiques, assène alors à l’accusé : « Quelle est la religion de l’État algérien ? Savez-vous qu’il est interdit de toucher aux piliers de l’islam et aux rituels sacrés ? »

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Il est donc question de « débat », que l’universitaire estime essentiel et que la juge et les plaignants considèrent comme prohibé et attentatoire à la religion ! La présidente d’audience ira même jusqu’à considérer que les propos de l’accusé risquent de mener à la dérive des internautes « peu lettrés » !

Quel est donc le terreau qui a permis l’éclosion de tels procès et l’interrogatoire décomplexé de citoyens sur leurs croyances et leur regard sur la religion, des procès où ce ne sont pas des articles de loi qui sont évoqués mais des versets et des hadiths ?

En réalité, ce qui surprend et indigne à la fois une partie de l’opinion publique ne réside pas tant dans le fait qu’un citoyen algérien se retrouve dans un tribunal pour de telles raisons que dans « l’ès qualités » de l’accusé.

Il s’agit, en effet, d’un universitaire, un intellectuel en somme, dont on ne cesse de répéter que sa place est sur une chaire de faculté ou dans un débat contradictoire télévisé et non pas dans une cour d’audience. Outre l’élitisme adipeux de ce genre d’argumentaire, on y décèle également un phénomène d’évitement.

Il est autrement plus facile de s’effaroucher devant le spectacle navrant d’un chercheur faisant face aux juges que devant les textes de loi ayant permis une pareille situation ou l’impossible remise en question du caractère justement intouchable de la religion en raison du tabou social qui entoure la question.  

On ne peut décemment pas feindre d’oublier que le délit de blasphème existe bel et bien dans l’arsenal juridique algérien, qu’il a déjà permis la mise en accusation de dizaines de personnes et que certaines d’entre elles ont fait de la prison.

On ne peut pas oublier Farès B., condamné en 2010 à deux années de prison ferme pour avoir fumé une cigarette pendant une journée de Ramadan au même moment où des non-jeûneurs de Kabylie étaient relaxés à la suite de l’énorme mobilisation populaire et médiatique.

On n’oublie pas non plus que parmi les chefs d’inculpation retenus contre le facebooker Walid Kechida, figurait l’atteinte à l’entité divine et qu’un procureur vient de requérir cinq ans de prison contre la militante Amira Bouraoui pour offense à l’islam.

Instrument de répression politique

Aussi irrégulière puisse-t-elle paraître, cette tendance qu’a la justice algérienne à se draper d’une cape de gardienne de la religion n’est pas moins dangereuse que son aptitude à se transformer en instrument de répression politique.

Car le droit au blasphème ou à la remise en question des sacrosaints est éminemment politique. Les libertés individuelles et collectives, l’État de droit et la démocratie revendiqués par des dizaines de milliers d’Algériens chaque vendredi au sein du hirak ne peuvent se réaliser sans une « thérapie » de groupe quant à cette frilosité confinant à la névrose dès qu’il s’agit de Dieu ou de son prophète.

Le mouvement citoyen, dans son entêtement à balayer, ou du moins reporter indéfiniment, le nécessaire débat idéologique, moral et social, ne favorise aucunement une telle décantation

Or, le mouvement citoyen, dans son entêtement à balayer, ou du moins reporter indéfiniment, le nécessaire débat idéologique, moral et social, ne favorise aucunement une telle décantation.

Pire, le hirak dans son écrasante majorité semble prêt à tout discuter, y compris certains aspects de la condition des femmes (l’un des derniers tabous), à l’exception de la place de la religion ou d’une éventuelle réforme de l’islam.

Vendredi dernier, des militants de Béjaïa brandissant une banderole en soutien à Djabelkhir ont été d’ailleurs agressés par d’autres manifestants.

Les dominants peuvent donc continuer à exploiter l’aptitude des masses à se concurrencer en matière d’apparences pieuses et de rigueur dogmatique, à écouter aveuglément leurs imams et leurs prédicateurs télévisés, à considérer qu’un cerveau doit obligatoirement se mettre en veille aux frontières des textes sacrés et à réclamer, en même temps, une liberté évidée, exsangue…

Saïd Djabelkhir a été condamné à trois années de prison mais ne sera pas incarcéré dans l’attente de son pourvoi en appel. Il a été défendu par un collectif d’avocats qui a mis l’accent sur l’aspect juridique et les libertés académiques, en évacuant tout soupçon d’atteinte à l’islam.

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Sur les réseaux sociaux, la querelle est du même acabit : il s’agit pour ses nombreux détracteurs de ranger le chercheur dans la case des odieux renégats tandis que ses rares soutiens affirment qu’il n’a à aucun moment blasphémé.

Les juges devront donc décider si Djabelkhir est un apostat qui mérite châtiment ou bien un islamologue incompris.

Comme dans beaucoup d’affaires similaires, le débat essentiel est éludé car il constitue, en ce contexte de hirak affaibli et en quête d’union sacrée, une véritable pomme de discorde que tout le monde ou presque veut reléguer à la marge, où sont d’ailleurs évacuées toutes les questions idéologiques et sociales susceptibles de ternir l’image d’un peuple soudé comme un bloc.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Sarah Haidar est une journaliste, chroniqueuse, écrivaine et traductrice algérienne. Elle a publié, depuis 2004, trois romans en arabe et deux autres en français (Virgules en trombe, paru chez les Éditions Apic en 2013 ; La morsure du coquelicot, sorti chez le même éditeur en 2016 en Algérie et réédité en 2018 aux Éditions Métagraphes en France).
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