Mohammed ben Salmane prend des risques en réécrivant l’histoire saoudienne
L’Arabie saoudite semble être en pleine mutation, occupée à réinventer sans cesse son passé.
Fin février, le prince héritier Mohammed ben Salmane a soudainement annoncé une nouvelle Journée de la fondation et désigné la date arbitraire du 22 février 2022 pour sa première célébration.
La justification de ce nouvel ajout au calendrier est l’idée selon laquelle l’Arabie saoudite aurait été fondée en 1727, l’année où l’ancêtre de ben Salmane, Mohammed ben Saoud (Ibn Saoud), devint l’émir de Dariya, une petite cité du centre de l’Arabie alors insignifiante. L’année 1727 est ainsi choisie pour créer un jour férié national visant à marquer l’ascension des Saoud dans le Nejd.
Aujourd’hui, le prince héritier veut que nous oubliions l’histoire ancienne et que nous nous souvenions uniquement de la gloire de ses propres ancêtres à Dariya
L’ancienne fête nationale du 23 septembre, qui marque la création du royaume en 1932, est désormais reléguée au second plan parce qu’elle ne fait référence qu’à la naissance de l’État moderne, il y a 90 ans. Avec cette nouvelle Journée de la fondation, Mohammed ben Salmane cherche à marquer la longévité de la dynastie des Saoud.
Jusqu’au 22 février dernier, le récit historique officiel saoudien débutait généralement en 1744, date à laquelle l’émir de Dariya, Mohammed ben Saoud, conclut une alliance avec Mohammed ben Abdelwahhab, le célèbre prédicateur wahhabite, afin de purifier l’Arabie du blasphème.
L’émir et le prédicateur s’engagèrent à se soutenir mutuellement, le premier fournissant une armée de convertis pour répandre l’appel, le second promettant richesse et abondance grâce à l’imposition de la zakat (taxe islamique) aux territoires conquis, dans le sillage des guerres qu’ils avaient tous deux lancées pour dominer l’Arabie. Cela marqua le début de ce qui est appelé le premier État saoudien.
Réinventer l’histoire
Ce premier État fut détruit en 1818 sous la pression du dirigeant égyptien Méhémet Ali et de son fils Ibrahim Pacha, qui envahirent l’Arabie pour la débarrasser de la menace des forces saoudo-wahhabites. Alors que ces dernières approchaient de La Mecque, elles perturbèrent la saison des pèlerinages, attaquèrent des caravanes et ébranlèrent l’autorité ottomane dans la région vitale du Hedjaz.
L’histoire idéologique s’écrit dans le présent et reflète dès lors les contextes politiques, les angoisses et les défis du présent. Or aujourd’hui, le prince héritier veut que nous oubliions l’histoire ancienne et que nous nous souvenions uniquement de la gloire de ses propres ancêtres à Dariya.
La nouvelle version de l’histoire dépouille les wahhabites de leur contribution passée à la consolidation du pouvoir des Saoud. Or, il est juste de dire que sans les wahhabites, les Saoud seraient tombés dans l’oubli historique.
L’essor et la chute de l’autorité centrale en Arabie furent endémiques, et sans le pouvoir de la religion et le zèle des wahhabites, les Saoud n’auraient pas réussi à dominer l’Arabie. La dernière tentative au début du XXe siècle aboutit à la création de l’État moderne doté d’une nouvelle capitale, Riyad.
Bannir les wahhabites du nouveau récit historique saoudien est une tentative délibérée de marginalisation de la religion de l’État et de la contribution de ses prédicateurs au projet étatique. Mohammed ben Salmane a décidé qu’ils n’avaient aucune importance.
Cette réinvention de l’histoire reflète une crise de légitimité en Arabie saoudite. Mohammed ben Salmane veut rompre avec les chaînes du passé qui ont miné la réputation du royaume et contribué à son image négative d’État islamique radical. Il veut que ses propres ancêtres recueillent tout le mérite et la gloire de la création de l’État.
Selon cette vision, les wahhabites sont une simple nuisance, une relique du passé et le rappel d’une période sombre qu’il veut que nous oubliions tous. Les Saoudiens sont désormais invités à se livrer à une amnésie historique et à ne se souvenir que des al-Saoud. Ils ont une obligation de loyauté envers la dynastie, pas envers son premier prédicateur et ses partisans actuels.
Un triomphe machiavélique
Abandonner les wahhabites et leur pacte avec les Saoud est l’ultime triomphe machiavélique de ces derniers sur les idéologues qui consolidèrent le pouvoir de leur dynastie.
Par conséquent, la nouvelle génération saoudienne devrait épouser l’idée selon laquelle les Saoud sont le point focal autour duquel tourne le nationalisme dynastique saoudien. Il est ancré dans l’ancienne capitale, Dariya, et célébré avec de nouveaux chants, danses et emblèmes. Le pouvoir pur et dépouillé, plutôt que l’ancien pouvoir imprégné de religion, devrait dominer l’imaginaire historique.
En limitant l’histoire de la fondation au rôle des Saoud, un nationalisme régional pourrait éclater pour revendiquer une part de gloire, à mesure que le peuple chercherait à se réinsérer dans l’histoire de l’État
Cependant, réécrire l’histoire s’accompagne de tensions et de défis. En déplaçant le récit historique vers la glorification d’une base étroite de la Maison des Saoud pour asseoir sa légitimité, Mohammed ben Salmane devra faire face aux réactions des différentes régions qui constituent l’Arabie saoudite.
Imposé du sommet à la base, le nationalisme centralisé ne peut que générer un sentiment d’exclusion, non seulement chez les wahhabites, mais aussi parmi les autres acteurs ayant contribué au projet d’État saoudien. En limitant l’histoire de la fondation au rôle des Saoud, un nationalisme régional pourrait éclater pour revendiquer une part de gloire, à mesure que le peuple chercherait à se réinsérer dans l’histoire de l’État.
Tout au long de l’histoire, nous avons vu comment la religion pouvait apporter un soutien à l’autorité centrale en temps de crise. Un exemple récent est fourni par le président russe Vladimir Poutine, qui a cherché à enrôler l’Église orthodoxe russe dans sa guerre en Ukraine.
Perte de légitimité
Un jour, Mohammed ben Salmane pourrait avoir besoin des wahhabites, comme ce fut le cas pour ses ancêtres. Or, il pourrait avoir du mal à mobiliser leur soutien après les avoir humiliés, en avoir détenu un grand nombre de manière sélective et, maintenant, les avoir expulsés de l’histoire.
De même, certains groupes régionaux pourraient hésiter à se précipiter à son secours s’ils ne perçoivent aucun intérêt pour eux dans un royaume qui ne les reconnaît pas comme des piliers nationaux de la fondation de l’État.
Les Saoud finiront par être isolés face aux visions alternatives du passé qui pourraient s’élever devant eux. Les régions marginalisées, les prédicateurs bannis et d’autres forces ayant contribué à la création de l’État écriront sans doute leur propre version de l’histoire, sur la base de laquelle de nouveaux mouvements séparatistes pourraient facilement émerger en quête de représentation ou même de détachement vis-à-vis d’un centre qui ne les reconnaît même pas.
Dans les efforts qu’il déploie pour célébrer la longévité de la dynastie des Saoud – dont la date de début est désormais fixée à l’année 1727 –, Mohammed ben Salmane a exposé la profonde anxiété qui l’agite. Il pense probablement qu’un long règne signifie un règne éternel.
Mais l’histoire nous a appris que la légitimité – plutôt que la longévité – était ce qui comptait vraiment. L’Empire romain a duré environ 500 ans, l’Empire ottoman 600 ans et l’Empire britannique 400 ans. Ce qui a conduit à leur disparition est leur perte de légitimité sous la pression d’une nouvelle conscience historique.
Mohammed ben Salmane a peut-être accéléré cette perte en choisissant au hasard une date arbitraire visant à marquer la montée au pouvoir de la Maison des Saoud en tant que puissance singulière – à l’exclusion des autres.
- Madawi al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule Arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr
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Traduit de l’anglais (original).
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