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Bras de fer avec l’OPEP+ : les États-Unis ont perdu le contrôle de leurs alliés du Golfe

L’administration Biden paie aujourd’hui le prix de sa politique chaotique et incohérente vis-à-vis de l’Arabie saoudite
Le président américain Joe Biden à la Maison-Blanche, le 4 octobre 2022 (AFP)
Le président américain Joe Biden à la Maison-Blanche, le 4 octobre 2022 (AFP)

Mercredi, le président américain Joe Biden a publié sa stratégie de sécurité nationale, qui vante notamment la capacité unique de son pays à « défendre la démocratie à travers le monde ».

L’un des extraits les plus marquants de cette fiction géopolitique sans complexe est le suivant : « Nous élaborons de nouvelles façons créatives de faire cause commune avec nos partenaires autour de questions d’intérêt commun. »

Cette déclaration est sortie quelques jours seulement après que l’OPEP+, menée par l’Arabie saoudite et la Russie, a déclenché le plus grand choc du siècle sur les marchés pétroliers en réduisant la production de deux millions de barils par jour.

C’est le chaos – non pas dans la région instable du Moyen-Orient, mais dans les couloirs du Conseil de sécurité nationale

Malgré les dernières protestations en date de Riyad selon lesquelles cette décision était uniquement fondée sur des « considérations économiques », celle-ci a déclenché une vague de colère parmi les membres démocrates du Congrès, qui menacent désormais de suspendre les ventes d’armes au royaume pendant un an. Le conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a également déclaré que la Maison-Blanche envisageait un arrêt des ventes d’armes. Dans la mesure où 73 % des importations d’armes du royaume proviennent des États-Unis, il ne s’agit pas d’une simple menace rhétorique.

« Sans nos techniciens, leurs avions seraient cloués au sol. […] Nous sommes absolument responsables de toute leur force aérienne », a déclaré à la presse Ro Khanna, élu démocrate de Californie au Congrès. « Ce qui exaspère beaucoup d’entre nous au Congrès, c’est cette ingratitude. »

Il en va par ailleurs de même pour la société britannique BAE Systems, qui fournit et entretient des avions pour le compte de l’Arabie saoudite, même si le gouvernement britannique garde le silence. 

Cela ne devrait pas être le cas. En effet, la stratégie de sécurité nationale montre entre autres que les États-Unis ont perdu le contrôle de leurs alliés, notamment au Moyen-Orient et en particulier dans le Golfe.

Un « paria » courtisé

Pour illustrer le mandat de Biden, l’une des premières choses qu’il a faites en prenant ses fonctions a été de nommer Brett McGurk, un diplomate qui avait servi sous les administrations précédentes, au poste de coordinateur du Conseil de sécurité nationale pour le Moyen-Orient.

Parmi les cercles politiques sunnites en Irak – sans parler des cercles chiites pro-iraniens –, McGurk est célèbre, ou plutôt tristement célèbre, pour sa proximité un peu trop prononcée avec Mohammed ben Salmane, le prince héritier et nouveau Premier ministre saoudien. McGurk a organisé la rencontre désastreuse ponctuée d’un « check » entre Biden et Mohammed ben Salmane en négociant un accord entre Israël, l’Arabie saoudite et l’Égypte sur le transfert de Tiran et Sanafir, deux îles inhabitées mais stratégiques situées en mer Rouge.

Comment Mohammed ben Salmane a-t-il alors pu mettre un si gros doigt dans l’œil de Biden juste avant les élections de mi-mandat si McGurk avait fait son travail ? C’est le chaos – non pas dans la région instable du Moyen-Orient, mais dans les couloirs du Conseil de sécurité nationale.

Joe Biden et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à Djeddah (Arabie saoudite), le 16 juillet 2022 (AFP)
Joe Biden et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane à Djeddah (Arabie saoudite), le 16 juillet 2022 (AFP)

On peut aussi se pencher sur les décisions prises par Biden dans l’affaire Jamal Khashoggi, le journaliste saoudien et chroniqueur pour Middle East Eye assassiné au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul en 2018. Dès son entrée en fonction, Biden a renoncé au principe qu’il vantait lorsqu’il était candidat à la présidence, à savoir traiter le prince héritier saoudien comme un paria

Lors de la publication du résumé d’un rapport de la CIA sur l’assassinat, qui concluait que Mohammed ben Salmane l’avait ordonné, Biden a eu l’occasion de mettre le poids des États-Unis derrière une enquête de l’ONU. Il s’est illustré en refusant de le faire.

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Les États-Unis ont annoncé des restrictions en matière de visas à l’encontre de 76 Saoudiens impliqués dans le complot, mais n’ont rien fait contre l’homme qui, selon leurs services de renseignement, en était l’instigateur. 

« La relation avec l’Arabie saoudite est plus grande que n’importe quel individu », a déclaré le secrétaire d’État Antony Blinken à l’époque du « Khashoggi ban ». « Ce que nous avons fait par les mesures que nous avons prises ne consiste absolument pas à rompre la relation, mais à la recalibrer pour qu’elle soit plus conforme à nos intérêts et à nos valeurs. »

Dennis Ross, ancien négociateur au Moyen-Orient, a applaudi Biden pour avoir « tenté un exercice de funambule », affirmant au New York Times que l’affaire était « un exemple classique de cas où il faut trouver un équilibre entre ses valeurs et ses intérêts ».

Rien d’étonnant à ce que Mohammed ben Salmane ait conclu qu’il était tiré d’affaire. Aujourd’hui, Biden en paie le prix.

Un état de surprise

Depuis la fin de la guerre froide, l’establishment de la politique étrangère américaine se trouve dans un état de surprise permanent.

Il y a eu la surprise de la « perte de la Russie » à la fin des années 1990, celle de la dévastation causée par son invasion de l’Irak, celle du discours prononcé par Vladimir Poutine en 2007 à Munich, dans lequel le dirigeant russe dénonçait « l’hyper-usage quasi incontrôlé de la force dans les relations internationales » par les États-Unis, celle de l’intervention de Poutine en Syrie, celle de la chute de Kaboul, mais aussi celle de ses décisions stratégiques telles que l’élargissement de l’OTAN vers l’est qui ont fini par entraîner l’invasion de l’Ukraine par Poutine. 

Au moins, les États-Unis font preuve de cohérence dans leurs analyses et stratégies erronées, ainsi que dans leur incroyable cécité. Vous pouvez désormais compter sur eux pour faire le mauvais choix

Cette puissance mondiale qui, jusqu’à l’intervention de Poutine en Syrie, détenait le monopole de l’usage de la force internationale, a pourtant dilapidé son autorité à travers une série d’erreurs majoritairement volontaires. C’est pourquoi elle ne peut plus être à la tête des démocraties du monde.

La marginalisation de la Chine, au moment même où les États-Unis ont besoin du président Xi Jinping pour contenir Poutine et l’empêcher d’utiliser des armes nucléaires sur le champ de bataille, ce qu’il est tout à fait capable de faire, est peut-être la plus grande erreur stratégique que les Américains commettent à l’heure actuelle. 

Au moins, les États-Unis font preuve de cohérence dans leurs analyses et stratégies erronées, ainsi que dans leur incroyable cécité. Vous pouvez désormais compter sur eux pour faire le mauvais choix. 

Mais qu’en est-il de leurs alliés rétifs, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ?

Les erreurs de calcul saoudiennes

La politique étrangère saoudienne ne peut être dissociée de la personnalité de son dirigeant de facto, Mohammed ben Salmane. Il est aux relations internationales ce qu’une console de jeux Nintendo est à une réflexion approfondie. Il pense qu’il lui suffit d’appuyer sur un bouton pour que quelque chose se passe. Il a une idée et il faut qu’elle soit vraie.

J’ai récemment rencontré un universitaire à Téhéran qui estimait que Mohammed ben Salmane avait désormais posé sa Game Boy. Il participe à des négociations en coulisses avec les Saoudiens.

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« Un diplomate saoudien de haut rang m’a dit que MBS [Mohammed ben Salmane] était au départ un enfant jouant à des jeux vidéo », m’a-t-il confié. « L’assassinat de Khashoggi, le lancement d’une intervention militaire au Yémen censée durer “deux semaines”, le siège du Qatar, l’éviction [du Premier ministre libanais Saad] Hariri, ce n’étaient que des jeux vidéo pour lui, des boutons sur lesquels il pouvait appuyer pour faire disparaître les ennemis de l’écran. Par nécessité, il est devenu plus stratégique. »

« La maturité stratégique ne vient pas de ce que l’on aimerait avoir, mais de la nécessité », a ajouté l’universitaire. « Je ne pense pas que les Saoudiens aient décidé d’aller au-delà de cette relation stratégique avec l’Amérique. Les Américains ont toujours de bonnes cartes en main. Mais il y a des différends. Les Américains ne sont pas perçus avec le même niveau de confiance qu’auparavant à Riyad.

« Quelle est donc la situation pour les Saoudiens ? Les Saoudiens tentent de bâtir des relations avec la Chine et la Russie ainsi que dans la région. [Le projet de MBS] Vision 2030 ne peut pas progresser si le calme ne règne pas dans tout le royaume. Les Saoudiens voient le Yémen selon deux voies : l’angle saoudo-yéménite [avec les Houthis] et celui de la réconciliation nationale. Mais ces deux voies sont interdépendantes et MBS s’oriente vers un compromis. »

Si l’universitaire iranien a reconnu que cette position était une musique agréable à entendre, raison pour laquelle ses interlocuteurs saoudiens la jouaient selon lui, il ne pouvait pas non plus écarter la tentation d’y croire.

Un tuteur machiavélique

Mohammed ben Salmane admire personnellement Poutine. De multiples sources m’ont indiqué que l’Escadron du Tigre – qui a tué et démembré le corps de Khashoggi et tenté de faire de même avec Saad al-Jabri, ancien ministre d’État et conseiller du prince héritier déchu Mohammed ben Nayef – était inspiré de l’assassinat de l’ancien agent russe Alexandre Litvinenko à Londres et de la tentative d’empoisonnement du transfuge Sergueï Skripal à Salisbury.

Mais au-delà de cela, Mohammed ben Salmane voit les limites des liens du royaume avec les États-Unis. Il s’est servi de l’ancien président Donald Trump comme d’un ticket d’entrée pour le sommet de la famille royale saoudienne. En revanche, maintenant que le clan Trump est – pour le moment – écarté du pouvoir, il ne voit aucune raison de ne pas courtiser la Russie. 

Il reste toutefois impulsif, alors que son tuteur, le président émirati Mohammed ben Zayed, Machiavel des temps modernes, se montre plus astucieux.

Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (à gauche) en compagnie du prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed, en novembre 2019 à Abou Dabi (AFP/Palais royal d’Arabie saoudite)
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (à gauche) en compagnie du prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed, en novembre 2019 à Abou Dabi (AFP/Palais royal d’Arabie saoudite)

Contrairement à son disciple, Mohammed ben Zayed considère toujours l’alliance commerciale croissante de son pays avec Israël comme son ticket pour influencer les décideurs américains. C’est son ambassadeur aux États-Unis Yousef al-Otaiba, et non l’ambassadeur d’Arabie saoudite, qui a présenté Mohammed ben Salmane à la famille Trump et à Washington.

Toutefois, Mohammed ben Zayed déteste qu’on lui dise ce qu’il doit faire. Un responsable bien informé des relations entre les princes héritiers saoudien et émirati m’a parlé d’un projet de Mohammed ben Salmane, qui envisageait de mettre en service une ligne maglev dans la région du Golfe. Il n’existe qu’une poignée de systèmes de ce type en service dans le monde, comme le Transrapid de Shanghai, en raison du coût énorme de leur construction.  

« MBS élabore un plan et dit à tous les autres combien ils doivent investir sans les consulter », a expliqué le responsable. « Il avait l’idée de mettre en circulation un maglev dans le Golfe. [Son coût] était de 160 milliards de dollars, puisqu’il faut compter 1 milliard de dollars par mile. La part d’Abou Dabi était énorme. Ils étaient furieux et ils ont mis un terme au projet.

« MBZ [ben Zayed] n’apprécie pas que MBS lui dise ce qu’il doit faire, parce qu’il pense que c’est lui-même qui l’a créé. MBS ne pourrait pas concevoir avec lui une relation dans laquelle il serait subordonné. »

Une nouvelle ère de projection de pouvoir

Ainsi, pendant que Mohammed ben Zayed se rendait en Russie pour courtiser Poutine, ses responsables prenaient leurs distances par rapport à la réduction de la production de pétrole décidée par l’OPEP+. Le Financial Times a rapporté que les Émirats arabes unis et l’Irak avaient « exprimé des doutes ».

Les États-Unis sont mis à l’épreuve autant par leurs alliés que par leurs ennemis. Et ce, pour une bonne raison : ils sentent que les États-Unis ne reprendront pas le rôle de leader incontesté qu’ils ont brièvement tenu pendant trois décennies

La politique étrangère de Mohammed ben Zayed est plus nuancée que celle de son protégé saoudien. Ainsi, chacune de ses manœuvres est réversible, et donc négociable. Il calcule chacun de ses coups au préalable.

Bien qu’en public, les deux hommes semblent être proches l’un de l’autre, en réalité, Mohammed ben Salmane avance trop vite pour son voisin. Ce que Mohammed ben Zayed ne veut surtout pas, c’est que Mohammed ben Salmane devienne maître de lui-même. Dans le même temps, Mohammed ben Salmane ne tolérera pas que quelqu’un d’autre lui donne des ordres. 

Cela s’est déjà produit au Yémen, où l’annonce du retrait des troupes émiraties a laissé le prince héritier saoudien livré à lui-même.

Biden et ses conseillers pourraient être tentés de considérer un repli des troupes russes en Ukraine comme le point de départ d’une nouvelle ère de projection de puissance américaine dans le monde, dont la cible serait la Chine. Mais même si Poutine finit par être repoussé en Ukraine, ils auraient profondément tort d’agir ainsi.

Les États-Unis sont mis à l’épreuve autant par leurs alliés que par leurs ennemis. Et ce, pour une bonne raison : ils sentent que les États-Unis ne reprendront pas le rôle de leader incontesté qu’ils ont brièvement tenu pendant trois décennies.

Les États-Unis n’ont tiré aucune leçon de la chute de Kaboul. Ils ont réagi à leur défaite militaire en Afghanistan en s’attaquant à plus grand. Un conflit géographiquement limité en Asie centrale a été remplacé par un conflit potentiellement beaucoup plus vaste avec la Chine. Une grande partie du monde a, à juste titre, perdu confiance dans ce type de leadership.

- David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye. 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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