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Pourquoi les États-Unis et la Chine suivent une trajectoire de collision

Il existe une méfiance mutuelle entre les deux nations, qui semblent prises au piège d’un dangereux jeu à somme nulle
« Tout espoir de voir l’administration Biden rompre avec l’entêtement de Trump en soumettant cette relation complexe à des conditions plus gérables est en train de s’évanouir » - Marco Carnelos (AFP)
« Tout espoir de voir l’administration Biden rompre avec l’entêtement de Trump en soumettant cette relation complexe à des conditions plus gérables est en train de s’évanouir » - Marco Carnelos (AFP)

Alors que la guerre en Ukraine se poursuit et que les relations entre les États-Unis et la Russie vont de mal en pis, les relations des États-Unis avec la Chine sont également en train de changer radicalement.

Plusieurs décennies de consensus bipartisan (entre les démocrates et les républicains) à Washington sur l’engagement vis-à-vis de Beijing sont aujourd’hui remises en question avec l’émergence d’une politique différente.

L’idée introduite par l’administration Clinton, selon laquelle le maintien de la Chine dans une étreinte économique toujours plus forte avec le capitalisme mondial changerait la façon dont le pays serait gouverné, est aujourd’hui considérée comme illusoire.

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L’hypothèse américaine selon laquelle une Chine capitaliste aurait libéralisé son système politique était mal étudiée. L’objectif de Washington, qui ambitionnait de refaçonner le pays, a échoué. Une politique différente à l’égard du pays, plus affirmée, est désormais largement défendue.

Avant même d’évaluer si Washington a raison de changer sa position vis-à-vis de la Chine, il convient de noter que l’hypothèse de l’ancien président Bill Clinton, aussi arrogante que naïve, en dit long sur la facilité avec laquelle la politique étrangère américaine peut menacer la stabilité mondiale.

Le désenchantement à l’égard de la Chine s’accentuait déjà sous l’administration Obama, dont la politique de revirement vers l’Asie visait essentiellement à contenir la montée en puissance de la Chine. Les dirigeants à Beijing n’ont jamais donné aux États-Unis l’assurance du contraire.

Maintenir l’hégémonie américaine

La crise financière mondiale de 2008 a conféré à la Chine le rôle crucial de principal moteur économique du monde. Il a donc été jugé peu judicieux de la contrarier inutilement.

La Chine avait non seulement accumulé un énorme excédent commercial avec les États-Unis, mais elle était aussi (et est toujours) l’un des principaux détenteurs de titres obligataires du Trésor américain.

Alors que les deux économies devenaient de plus en plus interdépendantes, les ambitions de la Chine suivaient la courbe ascendante de ses impressionnantes performances économiques et technologiques – une perspective devenue de plus en plus inacceptable pour les États-Unis.

Une hypothèse de la nouvelle stratégie indo-pacifique des États-Unis portait sur les intentions présumées de la Chine « d’être un acteur dominant des technologies de pointe, notamment l’intelligence artificielle et la biogénétique, et de les mettre au service de l’autoritarisme »

Pourtant, l’ancien président Barack Obama restait persuadé que la Chine pourrait être suffisamment intimidée pour accepter le leadership (ou l’hégémonie, selon le point de vue de Beijing) des États-Unis dans la région Asie-Pacifique.

La politique américaine a toutefois radicalement changé avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Le nouveau président avait fait campagne en affirmant que la politique américaine avait été un échec et que la Chine profitait des États-Unis. Sa première affirmation était correcte, au contraire de la seconde.

La nouvelle stratégie indo-pacifique des États-Unis a été initialement exposée dans un document, aujourd’hui déclassifié, rédigé par Matthew Pottinger, qui est devenu par la suite le conseiller adjoint à la sécurité nationale de Trump et son expert sur le terrain chinois.

Ce document était un plan directeur visant à « maintenir la primauté stratégique des États-Unis dans la région indo-pacifique et [à] promouvoir un ordre économique libéral tout en empêchant la Chine d’établir de nouvelles sphères d’influence illibérales ».

Il reposait sur une série d’hypothèses, à savoir que « la sécurité et la prospérité des États-Unis dépendent d’un accès libre et ouvert à la région indo-pacifique, qui demeurera un moteur de la croissance américaine, régionale et mondiale », ou encore que « la concurrence stratégique entre les États-Unis et la Chine persistera, en raison de la nature et des objectifs divergents de [leurs] systèmes politiques et économiques. La Chine contournera les règles et normes internationales pour obtenir un avantage. »

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D’autres hypothèses portaient sur les intentions présumées de la Chine « d’être un acteur dominant des technologies de pointe, notamment l’intelligence artificielle et la biogénétique, et de les mettre au service de l’autoritarisme. La domination chinoise dans ces secteurs technologiques engendrerait d’importants défis pour les sociétés libres. »

Le document prévient également que la Chine est prête à prendre « des mesures de plus en plus affirmées pour forcer l’unification avec Taïwan ».

Le document déterminait que la politique américaine à l’égard de la Chine devait être élaborée de manière à préserver la compétitivité américaine et à contrer « des pratiques économiques prédatrices qui tiennent la concurrence étrangère à l’écart […] et soutiennent l’ambition du Parti communiste chinois de dominer l’économie du XXIe siècle ».

Il réclamait également l’établissement d’« un consensus international sur le fait que les politiques industrielles et les pratiques commerciales déloyales de la Chine nuisent au système commercial mondial ».

Les hypothèses de base du document étaient sans fondement, tandis que ses recommandations politiques allaient engager les États-Unis et la Chine sur une trajectoire de collision.

Des occasions gâchées

Premièrement, l’idée que la Chine profite délibérément des États-Unis ne tient pas compte du fait qu’une grande partie du déséquilibre commercial est le fait des politiques américaines.

Alors que les États-Unis s’épuisaient dans une guerre sans fin en Irak et en Afghanistan et que leur économie était financiarisée à outrance par des politiques spéculatives improductives, la Chine investissait massivement dans la recherche, le développement et l’éducation, comblant rapidement le fossé technologique.

Des employées travaillent sur des composants pour téléphones portables dans une usine dans l’est de la Chine, en mars 2017 (AFP)
Des employées travaillent sur des composants pour téléphones portables dans une usine dans l’est de la Chine, en mars 2017 (AFP)

Dans certains secteurs, comme la 5G et la production d’énergie solaire, la Chine a pris une avance considérable. La dernière guerre qu’elle a menée date de 1979, contre le Vietnam.

Pendant des décennies, les entreprises américaines ont externalisé des chaînes d’approvisionnement industrielles entières vers la Chine pour bénéficier de ses coûts de production inférieurs et de la possibilité d’augmenter leurs bénéfices. Seule une fraction de ces bénéfices a été réinvestie pour maintenir ou améliorer la compétitivité des États-Unis.

La réduction massive de l’impôt sur les sociétés approuvée par l’administration Trump début 2017 a mis en évidence la nature contre-productive du modèle économique américain.

Seule une fraction des bénéfices a été utilisée pour des investissements ou des opportunités d’emploi. La majeure partie a été consacrée aux dividendes des actionnaires et aux rachats d’actions, contribuant ainsi au gonflement de la bulle financière américaine.

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Par ailleurs, rien dans l’histoire de la Chine ne soutient l’idée qu’elle cherche à exporter son modèle autoritaire ou à dominer l’économie du XXIe siècle.

Tout au long de son histoire, la Chine a été envahie à plusieurs reprises. Elle a été obligée de construire la Grande Muraille pour se défendre.

Et les dirigeants chinois n’ont jamais adhéré à l’idée qu’une économie libéralisée devait nécessairement s’accompagner d’une politique libéralisée.

Dans une interview récente, Pottinger a une fois de plus confirmé la naïveté de la politique américaine, puisqu’il a martelé que Washington avait la conviction que « par l’engagement, nous pourrions pousser la Chine au changement et rassurer la Chine sur le fait que nous ne sommes pas une menace ». 

À aucun moment il n’a semblé comprendre que c’est précisément cette ambition américaine de changer la Chine que Beijing a perçue comme sa principale menace.

L’administration Trump prétendait avoir une vision plus claire des intentions réelles de la Chine, mais sa politique plus affirmée n’a pas mieux servi les intérêts américains.

La voie d’une escalade

Depuis août 2019, date à laquelle les États-Unis ont imposé des droits de douane sur un large éventail de produits chinois, les exportations de la Chine vers les États-Unis ont atteint 350 milliards de dollars

Ironiquement, les droits de douane ont également contribué à la flambée de l’inflation sur le sol américain. L’administration Biden envisage désormais de les révoquer.

La pression exercée par les États-Unis sur leurs alliés européens et asiatiques pour qu’ils revoient leur engagement politique et économique avec la Chine est perçue par cette dernière comme un effort délibéré visant à l’isoler, à la contenir et à lui nuire

Un fil conducteur est clairement tissé tout au long du document de Pottinger et dans tous les documents stratégiques ultérieurs des États-Unis portant sur la Chine : Washington considère la montée en puissance de la Chine comme une menace inacceptable pour son leadership mondial. Il n’y a pas de place pour plus d’une puissance hégémonique : un véritable multilatéralisme, tel que préconisé par Beijing, est une option que Washington n’envisagera pas.

L’effet visible de cette position est que tandis que les États-Unis mobilisent leurs alliés au sein de l’OTAN pour isoler la Russie, une politique similaire suit son cours à l’égard de la Chine, comme le reflète le nouveau concept stratégique adopté lors du récent sommet de l’OTAN à Madrid.

Une telle politique pourrait-elle dégénérer en une guerre majeure, comme ont pu le montrer les conflits historiques passés ? Y a-t-il une partie de l’establishment à Washington qui envisage réellement la guerre comme le seul moyen de mettre un terme à la montée en puissance de la Chine ?

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Trop de signaux indiquent que les deux principales nations du monde sont sur la voie d’une escalade dangereuse.

La pression exercée par les États-Unis sur leurs alliés européens et asiatiques pour qu’ils revoient leur engagement politique et économique avec la Chine est perçue par cette dernière comme un effort délibéré visant à l’isoler, à la contenir et à lui nuire.

En parallèle, les politiques répressives de la Chine à l’encontre de sa minorité ouïghoure et à Hong Kong, ainsi que ses manœuvres affirmées en mer de Chine méridionale et contre Taïwan, sont perçues comme des preuves de son autoritarisme et de sa violation de l’ordre mondial fondé sur des règles.

Il existe une méfiance mutuelle entre les deux parties, qui semblent prises au piège d’un dangereux jeu à somme nulle.

Tout espoir de voir l’administration Biden rompre avec l’entêtement de Trump en soumettant cette relation complexe à des conditions plus gérables est en train de s’évanouir. En parallèle, le président Xi Jinping et les autres dirigeants chinois croient de moins en moins à la possibilité de trouver un terrain d’entente.

Marco Carnelos est un ancien diplomate italien. Il a été en poste en Somalie, en Australie et à l’ONU. Il a été membre du personnel de la politique étrangère de trois Premiers ministres italiens entre 1995 et 2011. Plus récemment, il a été l’envoyé spécial coordonnateur du processus de paix au Moyen-Orient pour la Syrie du gouvernement italien et, jusqu’en novembre 2017, ambassadeur d’Italie en Irak.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Marco Carnelos is a former Italian diplomat. He has been assigned to Somalia, Australia and the United Nations. He served in the foreign policy staff of three Italian prime ministers between 1995 and 2011. More recently he has been Middle East peace process coordinator special envoy for Syria for the Italian government and, until November 2017, Italy's ambassador to Iraq.
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