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Les États-Unis vont se retrouver avec trois conflits pour le prix d’un s’ils laissent Israël attaquer l’Iran

La menace d’une autre guerre au Moyen-Orient ne devrait jamais être prise à la légère, parce qu’une grande partie de la région est déjà à fleur de peau
L’Iran sait que Washington est peu susceptible de jouer certaines cartes, celles-là mêmes qui sont utilisées pour le menacer (Illustration de MEE)
L’Iran sait que Washington est peu susceptible de jouer certaines cartes, celles-là mêmes qui sont utilisées pour le menacer (Illustration de MEE)

 Les négociations à Vienne visant à ressusciter l’accord sur le nucléaire iranien, dont l’ancien président américain Donald Trump s’était retiré en 2018, ont atteint une phase critique. 

Elles en sont déjà à leur huitième cycle et le fossé entre les parties négociantes est toujours loin d’être comblé. Les interlocuteurs européens de l’Iran – la délégation américaine reste dans un hôtel de l’autre côté de la rue – veulent un accord rapide basé sur une levée partielle des sanctions, le gel de l’enrichissement d’uranium et un retour total de l’inspection par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

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Les Iraniens quant à eux veulent un retour complet à l’accord conclu en 2015, la levée de toutes les sanctions, une garantie leur assurant que les États-Unis ne pourront plus se retirer de l’accord à l’avenir et un système de vérification.

Le plus compliqué dans tout cela est la vérification. L’absence d’un quelconque système de vérification était le principal défaut de l’accord originel selon l’actuel gouvernement iranien. Sous le président Barack Obama, cela a permis à l’administration américaine de maintenir les sanctions.

Donald Trump, sous la pression du Premier ministre israélien de l’époque Benyamin Netanyahou, s’est retiré de l’accord sur le nucléaire iranien et a entamé une politique de « pression maximale ».  Joe Biden a annulé en grande partie ce que Trump avait fait lors de ses premiers jours au pouvoir mais il n’a pas inversé significativement cette politique qui se poursuit.

Le « plan B »

Les Européens (la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et l’Union européenne) brandissent ce qu’ils imaginent être deux bâtons de taille si les négociations venaient à échouer.

Le premier est un retour aux sanctions de l’ONU, parce que non seulement les négociations échoueraient mais le Plan d’action conjoint (JCPOA) serait lui aussi de l’histoire ancienne.

Le second est le « plan B » : la menace de frappes aériennes israéliennes avec l’appui des États-Unis.

Une frappe aérienne israélienne sur les installations nucléaires iraniennes, et donc forcément sur ses centres de commande et de contrôle et ses systèmes de défense aérienne, déclencherait le plus grand conflit régional depuis l’invasion de l’Irak en 2003

Les sanctions prescrites par l’ONU sont plus faibles, d’une portée plus limitée et déjà en place dans le cadre des sanctions imposées par Trump.

L’ONU ne constituerait pas un point sensible pour l’Iran. Par ailleurs, l’effondrement du JCPOA impliquerait l’expulsion d’Iran des équipes d’inspection nucléaire de l’AIEA. 

En l’état actuel des choses, l’Iran a suspendu le droit de l’AIEA, en vertu du JCPOA, à organiser des inspections intrusives sur les sites nucléaires et a retiré quatre de ses caméras à Karaj, où sont construites les centrifugeuses d’uranium, après un sabotage par Israël en juin dernier. Ces caméras ont depuis été réinstallées, mais ne transmettent rien à l’AIEA.

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Les images, stockées par l’Iran, doivent être remises en de négociations fructueuses à Vienne. Des preuves cruciales à propos de l’enrichissement pourraient être détruites en cas d’effondrement du JCPOA. Et les inspecteurs nucléaires internationaux pourraient perdre – une fois de plus – de vue le programme d’enrichissement nucléaire de l’Iran.

Quel en serait le bénéfice ?

Une frappe aérienne israélienne sur les installations nucléaires iraniennes, et donc forcément sur ses centres de commande et de contrôle et ses systèmes de défense aérienne, déclencherait le plus grand conflit régional depuis l’invasion de l’Irak en 2003.

Cela provoquerait de lourdes pertes civiles, mettrait à mal la production de pétrole dans le Golfe et déclencherait des frappes aériennes préventives dans le sud du Liban et peut-être à Gaza également.

Par ailleurs, des centaines de missiles seraient lancés par l’Iran et ses supplétifs sur les installations pétrolières dans le Golfe ainsi que des cibles militaires en Israël.

Un soulagement tactique pour Israël

La menace d’une autre guerre au Moyen-Orient ne devrait jamais être prise à la légère, parce qu’une grande partie de la région est déjà à fleur de peau. Mais cela étant dit, je ne pense pas que la nouvelle administration d’Ebrahim Raïssi bluffe en affirmant être préparée à une telle frappe.

Une analyse coûts-avantages d’une frappe militaire constituerait une lecture instructive pour les faucons israéliens. L’Azerbaïdjan n’autoriseraient pas les avions israéliens à utiliser ses bases aériennes pour une frappe, même si les drones israéliens les ont déjà utilisés pour des missions d’espionnage en Iran.

Les Iraniens ont déjà montré qu’ils peuvent infliger des dommages considérables à tout pays arabe qui contribue à une quelconque attaque contre eux

Ce qui laisse la possibilité d’une frappe directe depuis Israël. 

Dans Haaretz, Yossi Melman, un contributeur de MEE, explique que même si les F-35 israéliens (pleinement chargés et ravitaillés en vol) parvenaient à survoler les espaces aériens jordanien et irakien sans être détectés – et c’est un si de taille –, ils n’auraient qu’une seule et unique occasion de frapper assez fort sur les installations nucléaires, les centres de commande et les systèmes de défense aérienne pour les paralyser.

Même si cette mission était un succès total, il est peu probable qu’elle soit autre chose qu’un revers temporaire pour le programme d’enrichissement d’uranium iranien. L’Iran « reconstruirait en mieux », comme après chaque acte de sabotage et/ou assassinat. C’est l’argument utilisé par l’administration Biden face à Israël lors de la reprise des négociations. 

Une réunion de la commission conjointe sur les négociations visant à ressusciter l’accord sur le nucléaire iranien à Vienne (Autriche), le 27 décembre (AFP)
Une réunion de la commission conjointe sur les négociations visant à ressusciter l’accord sur le nucléaire iranien à Vienne (Autriche), le 27 décembre (AFP)

Les États-Unis estimaient alors que frapper l’Iran apporterait un soulagement tactique à Israël, mais pas stratégique et c’est d’autant plus le cas aujourd’hui. Par ailleurs, toute réaction de l’Iran apparaîtrait comme des représailles légitimes à un acte de guerre.  

Bien que Téhéran n’en ait jamais revendiqué la responsabilité, les Iraniens ont déjà montré (par des attaques à l’aide de drones et de missiles croisière sur deux usines d’Aramco et par des attaques à la mine limpet contre des pétroliers dans les ports émiratis en 2019) qu’ils peuvent infliger des dommages considérables à tout pays arabe qui contribue à une quelconque attaque contre eux.

Il suffit de voir que la production de pétrole saoudienne a été divisée par deux pendant des semaines après cette attaque. Et cela ne prend pas en compte ce que les missiles stratégiques de l’Iran et l’arsenal de roquettes du Hezbollah pourraient infliger aux cibles en Israël même. 

Personne n’est plus conscient de leur vulnérabilité face à leur voisin du Golfe que les Émiratis et les Saoudiens eux-mêmes. Depuis les attaques iraniennes dans le Golfe, d’Abou Dabi et Riyad se sont montrés désireux d’être agréables envers l’Iran. Les Émiratis notamment n’ont jamais accusé formellement l’Iran des attaques contre les pétroliers dans ses ports.

Depuis, les Émiratis ont signé un accord avec l’Iran qui permettrait aux Émiratis d’ouvrir une route commerciale terrestre vers l’Europe via la Turquie ce qui diminuerait les délais de 20 jours à sept, et l’ambiance à Riyad a également changé. 

Le pragmatisme du Golfe 

Cette semaine, le ministre saoudien des Affaires étrangères, le prince Fayçal Ben Farhan, a déclaré à propos de l’Iran : « Les Arabes tendent la main à leurs frères en Iran s’ils répondent aux inquiétudes arabes qui menacent la sécurité et la stabilité de la région, notamment leur soutien aux milices terroristes et leur quête de l’armement nucléaire. »

Le terme « frères » a fait sourciller.

Le pragmatisme affiché par Abou Dabi et, dans une moindre mesure, Riyad en voulant normaliser leurs relations avec l’axe des pays qu’ils ont essayé d’écraser pendant une grande partie de ces vingt dernières années (le Qatar, la Turquie et l’Iran) a largement douché les espoirs qu’une normalisation arabe avec Israël puisse engendrer un axe actif contre l’Iran ou un « OTAN arabe ».

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L’approche « à prendre ou à laisser » des Émiratis dans l’accord de pipeline avec Israël, qui ferait transiter le pétrole d’Eilat à Ashkelon, en est une illustration. Un certain nombre de raisons expliquent cela – et notamment l’effet d’un tel accord sur le trafic à travers le canal de Suez. Mais l’une d’elles est le renforcement des relations entre Abou Dabi et l’Iran.

Et tout ceci sans parler de Biden. 

Est-ce que le leader d’un quelconque pays particulièrement ébranlé par la pandémie de COVID-19, et toujours en situation de crise, va démarrer délibérément une guerre au Moyen-Orient faisant voler des missiles d’un bout à l’autre du Golfe et du Levant ? Est-ce qu’un quelconque président américain, les yeux rivés sur une reprise économique précaire, tolérerait la multiplication par deux ou trois des prix du pétrole qui en résulterait ?

La réponse évidente à ces deux questions est non. L’Iran sait que Washington est peu susceptible de jouer certaines cartes, celles-là mêmes qui sont utilisées pour le menacer.

Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil suprême iranien de sécurité nationale accueille le cheikh Tahnoun ben Zayed al-Nahyane, conseiller émirati à la sécurité nationale, à Téhéran, le 6 décembre 2021 (AFP)
Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil suprême iranien de sécurité nationale accueille le cheikh Tahnoun ben Zayed al-Nahyane, conseiller émirati à la sécurité nationale, à Téhéran, le 6 décembre 2021 (AFP)

Le nœud du problème, c’est que les diplomates européens et américains présents à Vienne ont perdu leurs moyens de pression sur l’Iran. Ils ont soumis le pays au pire de ce qui était en leur pouvoir, non seulement l’Iran a survécu mais il en est ressorti plus fort.

Ce qui donne le plus à réfléchir aux faucons occidentaux, c’est la réaction qu’aurait la Chine et la Russie face à l’effondrement des négociations de Vienne. C’est la plus grande différence entre 2015 et aujourd’hui.

Les présidents Vladimir Poutine et Xi Jinping ont un tas d’autres raisons de ne pas jouer le jeu de l’Europe et de l’Amérique. Leur relation avec Washington s’est détériorée au point qu’il devient très difficile de coopérer sur un quelconque sujet.

Des atouts épuisés

Poutine exige fondamentalement une retraite de l’OTAN à ses frontières en Europe de l’Est et a déployé 90 000 soldats en plein cœur de l’hiver, prêts à envahir l’Ukraine. Xi est déterminé à réunir Taïwan avec le continent. Comme l’ont parfaitement montré les négociations à Vienne, la délégation iranienne a le soutien de ces deux puissances.

Ces trois conflits sont de plus en plus ouvertement liés

Il faudrait un président américain à la fois sage et décidé pour inverser le cours des choses et agir intelligemment avec l’Iran, la Russie et la Chine. Biden n’est ni l’un ni l’autre

Le président Raïssi ira à Moscou le mois prochain et son ministre des Affaires étrangères se rendra en Chine.

Cela ouvre la possibilité – au minimum – que la Russie et la Chine réagissent – d’une façon ou d’une autre – à une attaque contre l’Iran. Une fois encore, Biden menace Poutine, notamment de faire sortir la Russie du système bancaire SWIFT en cas d’invasion de l’Ukraine, ce qui entraînerait des répercussions sur l’Europe occidentale.

En supposant qu’elle soit toujours livrée, comment l’Allemagne paierait le gaz russe ? En trimballant des valises pleines de dollars par-delà la frontière polonaise ?

C’est le dirigeant russe qui a les atouts en main. Lui et Xi Jinping ont la possibilité de rendre la vie très difficile aux faucons occidentaux. Loin d’apprivoiser la Russie et la Chine, les États-Unis les poussent dans les bras l’un de l’autre alors que l’histoire nous apprend qu’ils ne sont pas des alliés naturels. En 2015, les États-Unis étaient la tête de file reconnue du camp qui poussait à faire des concessions sur l’Iran. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. 

« Le problème est que les Européens et les Américains jouent au bras de fer mais ne disposent plus de moyens de pression. S’il existait des sanctions au-delà de la “pression maximale”, Trump les aurait déjà utilisées. Ils ont épuisé leurs atouts », affirme à MEE une source iranienne à Vienne.

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Il faudrait un président américain à la fois sage et décidé pour inverser le cours des choses et agir intelligemment avec l’Iran, la Russie et la Chine. Biden n’est ni l’un ni l’autre. L’ampleur des défis sur le plan national est déjà trop vaste pour son administration, sans compter le possible retour au pouvoir de son ennemi juré Trump en 2024.

Même si les négociateurs américains à Vienne font des concessions sur les sanctions, il est peu probable que celles-ci passent au Congrès.

L’insistance des Iraniens sur les garanties et la vérification est réelle et non un simple discours. À moins d’un miracle à Vienne, les États-Unis ne pourront accepter les exigences de base de l’Iran et ce dernier décidera qu’il peut supporter les conséquences. Ainsi, un acte rare de désescalade négocié pendant cinq ans, le JCPOA, va s’éteindre de mort naturelle.

Tout cela pour dire que l’équipe de Raïssi exige ce que les États-Unis et l’Europe avaient accepté à l’origine. Si les négociations échouent et que le JCPOA disparaît, ni Rohani ni Raïssi n’auront tué cet accord. Mais Obama, Trump et Biden y auront contribué chacun à leur manière.

David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l'Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

David Hearst is co-founder and editor-in-chief of Middle East Eye. He is a commentator and speaker on the region and analyst on Saudi Arabia. He was the Guardian's foreign leader writer, and was correspondent in Russia, Europe, and Belfast. He joined the Guardian from The Scotsman, where he was education correspondent.
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