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Comment BAC Nord est devenu le clip d’une campagne raciste

Inspiré de faits réels, BAC Nord est bel et bien une fiction : celle écrite par les policiers pour assurer leur défense dans l’affaire révélée en 2012 ; celle servie également par les candidats à la présidentielle pour faire campagne
Face aux territoires perdus, le film tout entier plaide pour un retour à l’ordre républicain (capture d’écran)
« Face à ces territoires perdus où les policiers ne peuvent intervenir qu’en nombre et au péril de leurs vies, le film tout entier plaide pour un retour à l’ordre républicain » (capture d’écran)

Sur fond noir, une mention apparait : « Ce film est inspiré d’une histoire vraie, mais reste une fiction ». L’avertissement liminaire est de circonstance. BAC Nord s’inspire largement, comme chacun sait, d’un scandale révélé en 2012, dont le dénouement judiciaire n’était pas encore connu au moment de la sortie en salles du film en août 2021.

Accusés de racket et de trafic de drogue, dix-huit policiers de la Brigade anti-criminalité (BAC) des quartiers nord de Marseille avaient été mis en examen et sept d’entre eux placés en détention provisoire (et non trois comme dans le film). Les « indics » pour le compte desquels les policiers disent avoir saisi hors procédure drogue et cigarettes sont incarnés à l’écran par la seule Kenza Fortas, qui campait le rôle d’une jeune prostituée marseillaise dans Shéhérazade.

Droit de réponse policier

Si vol et extorsion il y eut, c’était semble-t-il pour la bonne cause : démanteler un vaste trafic de stupéfiants, opération couronnée de succès. Autrement dit, si les faits accusent les policiers, les résultats les excusent. BAC Nord est le récit d’une injustice subie par des agents sacrifiés sur l’autel de l’institution, du jeu politique et médiatique, des égoïsmes et intérêts bien compris de la hiérarchie, etc.

Le film manifeste une réelle empathie pour des fonctionnaires débrouillards dont le seul tort est d’avoir échangé de la drogue contre des informations, sans qu’aucun enrichissement personnel n’en résulte. Le réalisateur, Cédric Jimenez, revendique ce parti pris : « Lorsque l’affaire éclate en 2012, je suis marqué par son ampleur politique et médiatique. Et par le fait que les policiers n’ont pas eu de droit de réponse suite aux accusations. »

Peut-on rêver meilleur droit de réponse qu’un long-métrage d’une heure trente projeté à Cannes (hors compétition), vu par plus de 2,2 millions de spectateurs en salles et dont le casting réunit dans les rôles principaux Gilles Lellouche (Greg), François Civil (Antoine) et Karim Leklou (Yass) ?

« J’ai voulu comprendre leurs émotions et leurs actes, sans les juger », ajoute Cédric Jimenez. D’autres n’ont pas eu droit à la même attention.

« C’est Bagdad là-bas »

BAC Nord décrit une institution policière dont le fonctionnement empêche les forces sur le terrain d’accomplir leur mission et « de se mettre au service de la population » (Greg). Des policiers envahis par un sentiment d’inutilité se demandent sans cesse à quoi ils servent et où ils vont. Ils doivent cheminer tant bien que mal entre une hiérarchie cynique et obnubilée par la politique du chiffre et des quartiers hostiles livrés à la loi des trafiquants.

Les cités HLM labyrinthiques des quartiers nord de Marseille sont occupées dans le film par de jeunes hommes, noirs et arabes pour la plupart, parfaitement interchangeables. […] Aucun n’a d’autre fonction que celle de participer au trafic de drogue et de concourir dès son plus jeune âge à la violence généralisée qui règne sur place

« C’est Bagdad là-bas », raconte sur un ton didactique Amel, l’indic. « Il n’y a plus de police, plus de politique, seulement les gérants du trafic de drogue prêts à tout pour garder leur quartier ».

Autrement dit, « il n’y a plus aucune règle, c’est la jungle ». Cédric Jimenez représente en effet ces espaces de vie comme des lieux exclusivement dédiés aux trafics et à une violence débridée. Des zones de non-droit, hors de toute légalité nationale.

À l’instar de la scène de fin des Misérables, BAC Nord propose une longue scène d’intervention policière : l’assaut visant à démanteler un trafic d’ampleur. Une véritable scène de guerre où les policiers affrontent des hordes fanatisées qui ne reculent devant rien, pas même face à un fusil mitrailleur pointé sur eux. Sur place, la population est uniformément hostile.

Isolé de ses collègues, Yass est contraint de se réfugier chez les habitants d’une tour. Personne ne veut lui ouvrir. Il doit menacer de son arme une femme, musulmane en foulard, et son très jeune fils, pour qu’ils obtempèrent.

Dans l’appartement, le gamin profite d’un moment d’inattention du policier pour saisir un couteau de cuisine et le blesser. Au quartier, l’hostilité à la police se manifeste très tôt, et le film enferme les habitants dans une alternative genrée entre voyous ou indics.

Reconquête

Les cités HLM labyrinthiques des quartiers nord de Marseille sont occupées dans le film par de jeunes hommes, noirs et arabes pour la plupart, parfaitement interchangeables. Aucun n’a de nom, d’histoire ou de profil particuliers.

Aucun n’a d’autre fonction que celle de participer au trafic de drogue et de concourir dès son plus jeune âge à la violence généralisée qui règne sur place. Tous sont mus par une volonté de puissance et de nuisance. On n’éprouve de l’empathie pour aucun d’entre eux. La subjectivité, tout est là.

La pauvreté, l’échec scolaire ou encore la délinquance à Marseille sont autant de phénomènes sociaux qui sont passés au tamis du prêt-à-penser raciste et sécuritaire […]. La race, la culture, la religion sont brandies comme facteurs explicatifs de réalités complexes, au prix d’une navrante tautologie

Face à ces territoires perdus où les policiers ne peuvent intervenir qu’en nombre et au péril de leurs vies, le film tout entier plaide pour un retour à l’ordre républicain.

Ce projet de reconquête prend des allures d’opération commando et même de débarquement par la mer. La manière dont le réalisateur de La French filme les policiers arrivant en vedette pneumatique renvoie aux images de journalistes « embarqués » filmant les opérations depuis un véhicule militaire.

Spectaculaires, ces scènes convoquent un imaginaire guerrier qui fait de pans entiers de la société des zones perdues à reconquérir par les armes. Une sénatrice socialiste, Samia Ghali, réclamait ainsi en 2012 l’intervention de l’armée pour lutter contre le trafic de drogue dans les quartiers nord de Marseille. Les commentaires autour des règlements de comptes évoquent ainsi rarement les questions d’emploi, de logement ou de scolarité.

La pauvreté, l’échec scolaire ou encore la délinquance à Marseille sont autant de phénomènes sociaux qui sont passés au tamis du prêt-à-penser raciste et sécuritaire, dont la plus grande puissance est sa capacité à simplifier le monde, à le rendre univoque.

La race, la culture, la religion sont brandies comme facteurs explicatifs de réalités complexes, au prix d’une navrante tautologie (ces populations sont violentes parce que leur culture prône la violence…).

Récupération politique

Dans ces conditions, la récupération politique effrénée dont fait l’objet BAC Nord depuis sa sortie n’est guère surprenante. Celle-ci a en réalité commencé dans le processus même d’élaboration du projet. Certains policiers mis en examen sont ainsi engagés comme conseillers sur le film, à l’instar de Bruno Carrasco, auteur de Sacrifié de la BAC Nord.

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La plupart des policiers mis en cause sont encartés au syndicat Alliance. Rien d’étonnant, alors, que celui-ci fasse précéder, le 2 février 2022, son « Grand oral de la sécurité », auquel ont été conviés – en plus du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin – les principaux candidats d’extrême droite, de la projection de… BAC Nord. Chez Alliance, le film joue à domicile.

« Le problème de la police, c’est la justice laxiste », déclare Éric Zemmour au cours de l’événement. S’adressant aux policiers, il poursuit sur un ton martial : « Vous êtes aux premières loges d’un conflit de civilisations qui s’est étendu sur notre sol. Il y a deux civilisations et elles ne peuvent pas coexister pacifiquement. Il faut qu’il y ait une civilisation qui s’impose à tous, et c’est la nôtre qui doit s’imposer. »

Aussi stupéfiants soient-ils, ces propos ne font qu’énoncer ce que Jimenez met en images. Compte tenu de l’état délétère du débat public en France et du discours porté par BAC Nord, son utilisation à des fins politiques est tout sauf une surprise. Interrogé à ce sujet sur France Inter, Cédric Jimenez feint de protester : « Je ne veux pas que BAC Nord serve leur campagne pseudo sécuritaire. » Il aurait fallu pour cela faire un tout autre film.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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