Friends ? Pas les nôtres. Le subtil impérialisme de la sitcom à succès
Les retrouvailles tant attendues du casting de Friends ont été diffusées sur la plateforme de vidéo à la demande HBO Max fin mai et ce jeudi sur TF1. L’émission dans le style documentaire s’est ouverte sur des démonstrations de nostalgie et a été ponctuée de tentatives visant à créer un esprit de groupe allant au-delà de la distribution Friends pour englober les téléspectateurs du monde entier.
En effet, l’imitation des personnages de la série et de leur langage par les jeunes du monde entier est un phénomène familier depuis la fin des années 1990. Revendiquant farouchement cette universalité, ces retrouvailles comprenaient des témoignages enregistrés de membres d’un public mondial aux origines ethniques diverses, se souvenant de la façon dont la série leur avait remonté le moral, apporté du réconfort quand personne d’autre ne le pouvait, donné un modèle émancipateur à imiter et « sauvé plus de vies ».
C’est un témoignage du succès de l’émission, qui ne se limitait pas à la société et à la culture l’ayant produite, ni à la génération qui a grandi en la regardant. C’est aussi un témoignage du rôle de la télévision dans l’universalisation de la culture de l’Amérique urbaine, blanche et dominante – et un indice du rôle idéologique que ces émissions jouent au sein du dispositif culturel de l’empire américain.
Les émissions de télévision américaines ont toujours fait partie de l’attrait culturel de l’empire américain. Dans les années 1980, le théoricien social Jean Baudrillard, qui croyait que les forces matérielles de l’impérialisme américain déclinaient, notait : « L’Amérique conserve le pouvoir, à la fois politique et culturel […] comme un effet spécial » à travers des phénomènes figuratifs tels que la hausse du dollar, « la fabuleuse apothéose de New York, ou même – et pourquoi pas ? – le succès mondial de [la série] Dallas ».
« Nouvel ordre mondial »
Depuis les années 1990, ces « effets spéciaux » ont pris des tournures diverses. Friends, plus réussie et de grande envergure, a perduré là où des séries telles que Dallas s’étaient arrêtées, promouvant à l’international « la fabuleuse apothéose de New York », où se déroulait la série. Elle a transformé une version banale, mais idéalisée, de New York et de la société américaine en quelque chose de mondialement reconnaissable, familier et affable, à une époque de triomphalisme américain qui présentait le modèle américain comme le seul idéal possible.
Il est utile de réfléchir ici à la façon dont le sexisme et le racisme font de la femme agaçante et de l’Arabe impossible les deux limites au confort de l’existence blanche
La prolifération des technologies de l’information, des chaînes de télévision par satellite et des plateformes de streaming a permis aux troupes métaphoriques de l’impérialisme culturel américain de progresser plus vite. Ces progrès ont été réalisés en phase avec les progrès réels des troupes militaires et ancrés dans la même infrastructure.
L’ère mondiale de la sitcom américaine a coïncidé avec la résurgence des interventions militaires américaines et une nouvelle ère d’impérialisme américain, que l’ancien président George H.W. Bush a surnommé, au milieu de la guerre du Golfe en 1991, le « nouvel ordre mondial ». Quelles que soient les intentions des créateurs de Friends, sa promotion du modèle américain est concomitante aux interventions militaires américaines et aux changements de régime parrainés par les États-Unis en Europe de l’Est, dans les Balkans et surtout au Moyen-Orient.
En effet, la popularité de Friends auprès du public arabe a coïncidé avec la montée et l’éruption des guerres américaines en Afghanistan et en Irak, et correspondait parfaitement aux campagnes culturelles et de propagande qui cherchaient à ouvrir la voie aux troupes américaines.
Friends était un spectacle à faible engagement, ne nécessitant aucun effort intellectuel et un engagement émotionnel minimal. Mais cela ne s’est pas traduit par un manque d’investissement : au contraire, cette légèreté a permis aux événements, aux thèmes et au monde de la série d’envahir la vie des téléspectateurs. Ajoutez à cela le cadre inducteur d’endorphines que constitue un cercle d’amis solidaires et étroitement soudés, « là pour toi » même dans les pires moments, et vous obtiendrez la parfaite formule pour une familiarité addictive.
Il n’en reste pas moins que les amis de Friends ne sont pas ceux du public arabe. Quand on examine la place des Arabes dans l’univers de la série, on constate plus d’hostilité et de négation que de familiarité et d’amitié. Le premier intérêt romantique de Chandler est, de manière assez révélatrice, une Italienne aventureuse qui s’est portée volontaire dans l’armée israélienne.
Friends a été critiquée à plusieurs reprises pour son manque de diversité ethnique, d’autant plus que la série se déroule à New York, ville particulièrement diversifiée sur les plans culturel et ethnique, près du très animé West Village. Plus problématique que ce manque de diversité est la façon dont les Afro-Américains sont constamment présentés comme une menace empiétant sur les personnages blancs de la série.
La diversité comme empiètement
Le premier personnage noir de Friends est apparu dans la quatrième saison : un voisin bruyant qui a réveillé Rachel en chantant bruyamment du jazz tôt le matin. Ce n’est qu’à la septième saison que le deuxième personnage noir est apparu : un autre voisin bruyant qui a frappé à la porte de Monica à 4 heures du matin en réclamant des bonbons comme si c’était un dû, avant de lui faire des avances inappropriées.
Au fur et à mesure que la série se diversifiait, nous avons rencontré Charlie, une professeure de paléontologie afro-américaine qui sort avec Joey, puis le trompe presque avec Ross, puis sort avec Ross, et enfin le trompe avec son ex, lauréat du prix Nobel avec qui elle retourne, blessant à la fois Joey et surtout Ross – ce dernier représentant l’archétype sensible et vulnérable. Il semble que la féminité noire et virile ne peut que blesser des hommes blancs innocents.
Mon but est de montrer ce qui nous est fait pendant nos divertissements ; le travail idéologique qui se cache derrière notre jouissance du spectacle, et comment nous sommes subrepticement amenés à nous identifier, à glamouriser et à normaliser l’image et le modèle de l’empire qui mène des guerres coloniales
Ce n’était pas les années 1960. L’intégration raciale était déjà en cours depuis des décennies dans des endroits comme New York. Et pourtant, la diversité était encore perçue comme un empiètement sur le monde intérieur des personnages blancs – un fardeau agressif sur leurs quartiers et une menace pour leur vie privée et sexuelle.
Si les Afro-Américains sont relégués à une marge qui empiète de façon menaçante sur les personnages blancs, les Arabes sont présentés comme l’impossible « autre ». Le Yémen, dans la série, apparaît comme le dernier endroit où un homme blanc envisagerait d’aller, et où Chandler est forcé de se rendre pour échapper à sa petite amie, Janice. Il est utile de réfléchir ici à la façon dont le sexisme et le racisme font de la femme agaçante et de l’Arabe impossible les deux limites au confort de l’existence blanche.
L’autre fois où le Yémen est mentionné, c’est dans le dialogue entre Chandler et son amoureuse de l’armée israélienne italienne, qui raconte une histoire du temps de son service militaire qui commence par des tirs la visant et se termine à la frontière yéménite. Contrairement à l’existence blanche confortable incarnée par Chandler, dont l’aventure la plus folle a été de prendre le métro jusqu’à Brooklyn, l’armée israélienne devient la branche de la blanchité qui peut s’aventurer dans l’« exotique ».
Aucun divertissement n’est apolitique
À un niveau plus banal, l’Arabe reste nié, comme le restaurateur libanais agressif et incompétent qui ne parvient pas à fournir une cuisine italienne authentique. À la question de Monica : « Vous possédez un restaurant italien et vous ne connaissez pas la gastronomie ? D’où venez-vous, d’ailleurs ? » L’homme répond « Liban », suscitant les rires du public – comme s’il partait du principe que la cuisine arabe méditerranéenne n’existe pas, ou ne peut pas égaler son homologue européenne.
Rien de tout cela ne nie le succès phénoménal de la série. Il est peut-être évident jusqu’à présent que l’auteur de ces lignes a survécu (et, il est vrai, apprécié) au moins plusieurs visionnages de celle-ci.
Mon but, cependant, est de montrer ce qui nous est fait pendant nos divertissements ; le travail idéologique qui se cache derrière notre jouissance du spectacle, et comment nous sommes subrepticement amenés à nous identifier, à glamouriser et à normaliser l’image et le modèle de l’empire qui mène des guerres coloniales, parfois presque génocidaires, contre notre peuple, et ce faisant, nous marginalise et nous nie. À l’ère de l’impérialisme, aucun divertissement n’est apolitique.
- Ahmed D. Dardir est titulaire d’un doctorat en études du Moyen-Orient de l’Université Columbia. Son prochain livre s’intitule provisoirement Licentious Topographies: Global Counterrevolution and Bad Subjectivity in Modern Egypt. Il contribue régulièrement à un certain nombre de médias. Vous pouvez le retrouver sur son blog personnel à l’adresse suivante : https://textualtrimmings.blogspot.com
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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