Six Days in Fallujah, encore un jeu de tir qui glorifie le militarisme américain
En 2009, le géant du jeu vidéo Konami a annoncé la sortie de Six Days in Fallujah, un jeu de tir à la première personne dont l’action devait se dérouler pendant la deuxième bataille de Falloujah, un affrontement éprouvant entre les forces américaines et des groupes armés irakiens qui a duré six semaines durant l’hiver 2004.
L’offensive des troupes américaines et britanniques, qui ont fini par s’emparer de la ville, a fait au moins 800 morts parmi les civils, selon le Comité international de la Croix-Rouge, ce qui en fait l’une des batailles les plus sanglantes de la guerre en Irak.
Même cinq ans après la bataille, le projet de sortie d’un jeu centré sur les souvenirs de ces événements a suscité une énorme controverse, qui a poussé Konami à abandonner le titre.
Alors que les retombées locales et régionales de l’invasion de l’Irak s’étendent maintenant sur près de deux décennies, tout cet épisode est considéré par de nombreux analystes comme un désastre total. Il est donc d’autant plus choquant de voir le jeu revenir d’entre les morts.
Alors que le titre est désormais entre les mains de Highwire Games, un studio composé des développeurs des célèbres franchises Halo et Destiny, le nouvel éditeur Victura a annoncé en février que le jeu sortirait à un moment donné cette année.
Compte tenu de l’examen de conscience qui a suivi le déclenchement de la guerre et de la généalogie avérée reliant l’invasion au développement ultérieur du groupe État islamique, on pourrait penser que les créateurs du jeu auraient profité de la décennie écoulée depuis son abandon pour se livrer à une introspection.
Mais au lieu de revoir leur copie ou d’abandonner complètement le jeu, Victura et Highwire ont décidé de sortir Six Days in Fallujah de ses onze ans de sommeil.
Dans la peau d’un Marine
Il y a de nombreuses raisons d’observer ce spectacle d’un œil méfiant.
Peter Tamte, directeur de Victura, s’est livré à des déclarations inquiétantes pour le site de pop culture et de gaming Polygon en réaction au scepticisme collectif des mordus de jeux vidéo comme moi.
« Nous voulons montrer dans quelle mesure les décisions prises par les décideurs politiques affectent les choix [qu’un Marine] doit faire sur le champ de bataille », a-t-il déclaré, montrant quelques signes de la prise de conscience nécessaire pour démontrer la complexité de la guerre.
Il a cependant poursuivi : « Tout comme [ce Marine] ne peut pas remettre en cause les choix des décideurs politiques, nous n’essayons pas de nous livrer à un commentaire politique sur la question de savoir si la guerre en elle-même était une bonne ou une mauvaise idée. »
C’est cette seconde partie qui dissout immédiatement toute la crédibilité de Victura, encore plus que l’esquive effectuée par Highwire avec deux histoires parallèles, où l’on suit une famille irakienne fuyant la violence dans le stand de tir offert au joueur à travers les yeux d’un soldat américain.
Trop souvent, des gens se servent de l’écran de fumée du « pas de politique » pour protéger leurs propres principes politiques contre toute sorte de critique.
L’esprit cerne difficilement la dissonance cognitive nécessaire pour prétendre qu’un jeu sur une guerre réelle, dans lequel des gens se font tuer et dans lequel les joueurs ont le choix de tirer ou non, n’a rien de politique.
Le désastre largement condamné de la guerre en Irak est une occasion parfaite d’écrire une histoire captivante qui pourrait mettre à nu les failles de la guerre dans son ensemble, mais aussi celles d’épisodes spécifiques, comme celui de Falloujah.
Au lieu de cela, Six Days in Fallujah semble destiné à tomber dans un genre de production créative qui, en se concentrant sur l’expérience du soldat américain, cloisonne des aspects de la guerre qui demeurent indissociables.
Chaque balle tirée porte une histoire liée à la fois à la personne qui tire et à celle qui est visée. En mettant principalement le joueur dans la peau d’un Marine, Victura et Highwire choisissent de privilégier une de ces histoires par rapport à l’autre. C’est donc l’histoire que vit le joueur – celle du Marine – qui importe, et non celle des autres.
Les efforts déployés par Highwire pour apaiser ces inquiétudes en mettant en avant l’intrigue secondaire d’une famille irakienne en fuite sont tout simplement insuffisantes et reviennent à renoncer à toute responsabilité à travers une fausse impression d’équilibre.
Un impact visible
L’effet de la guerre sur les Irakiens ordinaires ne s’est pas limité au fait de fuir les combats : l’impact de cette bataille spécifique demeure visible. Pour ne citer qu’un exemple, plusieurs années après la bataille, les survivants donnaient encore naissance à un nombre beaucoup plus élevé d’enfants présentant des malformations et des cancers pédiatriques.
Les faux stratèges assis dans des fauteuils et les meneurs de la guerre, ainsi que ceux qui tentent de rester « neutres » comme Peter Tamte, ne sont pas particulièrement intéressés par ces détails.
Cela a fini par rendre les histoires de guerre qu’ils produisent – quel que soit le support – éculées et futiles. Des développeurs de premier plan semblent ainsi incapables de reformuler la guerre en Irak en prenant le seul point de vue des gens ordinaires qu’elle a affectés.
Depuis que la controverse a refait surface, Victura soutient que les événements dépeints dans le jeu sont « indissociables de la politique », mais affirme avoir fait en sorte que le jeu prenne en compte de multiples points de vue.
La plupart des grands studios semblent redoubler d’efforts pour créer des jeux de guerre ou inspirés d’un contexte militaire sans faire preuve du moindre semblant de nuance
Les histoires à l’eau de rose visant à susciter l’empathie pour les troupes américaines n’ont jamais été le meilleur outil pour comprendre les nuances de la guerre, en particulier pour ce qui est des jeux de tir.
En 2005, Ubisoft a sorti Brothers in Arms: Road to Hill 30 pour prouver le contraire. Le jeu a été salué pour son souci du détail et pour avoir permis au joueur de suivre les missions réelles de soldats de la Seconde Guerre mondiale.
Mais le soutien aux alliés dans cette guerre particulière est beaucoup plus facile à digérer pour la plupart des gens, principalement en raison des atrocités reprochées aux personnes qu’ils combattaient et de la formation de nouveaux gouvernements repentis en Allemagne et au Japon.
Depuis cette sortie, la plupart des grands studios semblent redoubler d’efforts pour créer des jeux de guerre ou inspirés d’un contexte militaire sans faire preuve du moindre semblant de nuance. Dans Tom Clancy’s Splinter Cell: Double Agent, on trouve dans une intrigue un scientifique nucléaire pakistanais qui vend des matériaux dangereux et dont l’assassinat est finalement autorisé par la NSA.
Spec Ops: The Line suit des vétérans de la guerre d’Afghanistan qui livrent bataille dans une ville de Dubaï frappée par une tempête de sable.
Il y a même eu un jeu Blackwater, célébrant l’équipe de mercenaires notoire d’Erik Prince, qui s’est notamment (et heureusement) vu attribuer le prix du pire jeu de l’année décerné par Giant Bomb.
Et avant de ramener à la vie un Ronald Reagan ridé dans son dernier opus, la franchise Call of Duty donnait au joueur la possibilité de tirer littéralement à l’aveugle sur des civils dans un aéroport.
Peut-être devrions-nous nous réjouir que tous ces jeux soient plus subtils qu’America’s 10 Most Wanted, sorti en 2003, qui vous faisait capturer des personnages tels que Saddam Hussein et Oussama ben Laden. Ce complexe industriel du jeu de guerre a donné lieu à un compte Twitter parodique montrant quels jeux vidéo permettent de violer les Conventions de Genève et de quelle manière.
Traduction : « Vous pouvez violer l’article 8(2) du Statut de Rome de 1998 (qui classe la destruction de l’héritage culturel comme un crime de guerre) dans Uncharted 4. »
L’aspect positif de l’omniprésence croissante des jeux vidéo et de leur diffusion à travers le grand public est qu’ils ont offert à certains développeurs d’énormes possibilités de prendre des risques créatifs et de remettre en question nos opinions sur toute une série de sujets complexes.
Papers, Please reste l’une des références en la matière : on y contrôle un poste frontalier dans un pays fictif d’Europe de l’Est tout en devant trouver un équilibre entre ses finances personnelles et les ordres bureaucratiques impersonnels venant d’en haut afin de survivre. Mais de tels produits sont des exceptions plutôt que la règle.
À la place, nous nous retrouvons avec des jeux sur des Arabes, des personnes du Moyen-Orient ou des personnes de couleur en général, dont les développeurs ne prennent même pas la peine de bien traduire la langue.
L’exemple le plus récent est celui du dernier jeu Hitman, où l’arabe est affiché de gauche à droite et traduit sans queue ni tête.
Pour l’anecdote, dans un précédent opus de Hitman, des Sikhs se faisaient tuer dans le temple d’Or, un choix très maladroit compte tenu de la mort de centaines de Sikhs au temple d’Amritsar en 1984. Cela montre à quel point les cultures non occidentales sont négligées dans de nombreux studios de jeux vidéo, où les erreurs à répétition sont souvent ignorées.
Pour éviter la dissimulation des failles militaires, les erreurs incessantes et les manifestations d’ignorance dans le monde du jeu vidéo, il est fondamental d’avoir davantage de studios arabes, africains et sud-asiatiques de premier plan.
À l’heure actuelle, ces régions ne disposent pas des fonds nécessaires pour permettre aux développeurs de réaliser leurs rêves créatifs par rapport à d’autres parties du monde. Et bien que le Japon et l’Europe (en particulier le Royaume-Uni) aient été à l’avant-garde du développement de jeux vidéo depuis la naissance du genre, les développeurs américains semblent obsédés par les histoires de troupes héroïques au combat.
L’armée américaine en a pris note en tentant de recruter sur Twitch. Mais l’impasse actuelle rencontrée par ces jeux de guerre insipides mais populaires n’est pas viable sur ce marché en pleine croissance et il faudra bien qu’ils fassent place, espérons-le, à quelque chose d’original, d’inclusif et de beaucoup plus passionnant.
- Emad Ahmed est romancier et journaliste indépendant installé au Royaume-Uni. Il a travaillé come journaliste scientifique au New Statesman et ses travaux ont été publiés dans Eurogamer, le Good Journal, NME et ailleurs. Sa spécialité : les jeux vidéo et la culture numérique.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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