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Irak : les sunnites de Falloujah évitent les manifestations par crainte d’un retour de bâton

Bien qu’un manque de ressources ait exacerbé la crise sanitaire dans la ville, qui se manifeste par la hausse des malformations congénitales, la communauté sunnite irakienne craint d’être qualifiée de « terroriste » si elle participe au mouvement de protestation
La pédiatre Sameera Alani (à droite) dans l’hôpital universitaire pour les femmes et les enfants (MEE/Alex MacDonald)
Par Alex MacDonald à FALLOUJAH, Irak

L’hôpital universitaire pour les femmes et les enfants de Falloujah est l’une des maternités les plus recherchées de la province irakienne d’Anbar.

En raison du manque de soins de maternité de qualité dans la région, l’hôpital est surchargé, et des patients viennent d’aussi loin que Kerbala – à 85 km au sud – pour accéder à ses services déjà sous tension.

Au cours des multiples conflits qu’a connus le pays, Falloujah a changé de mains à de nombreuses reprises – en janvier 2014, la ville a été prise par l’État islamique (EI), avant même que le groupe ne prenne Mossoul dans le nord de l’Irak.

Alors que Falloujah a été reprise à l’EI en juin 2016, le processus de guérison est lent et les services locaux ont connu peu d’améliorations.

À cause du manque d’investissement du gouvernement central, la maternité dépend de donateurs étrangers pour s’équiper.

L’extérieur de l’hôpital universitaire pour les femmes et les enfants (MEE/Alex MacDonald)
L’extérieur de l’hôpital universitaire pour les femmes et les enfants (MEE/Alex MacDonald)

Par ailleurs, depuis des années maintenant, les bébés qui naissent à Falloujah souffrent d’un taux anormalement élevé de malformations congénitales, notamment des maladies cardiaques congénitales, des laparoschisis (le système digestif se trouve à l’extérieur de l’abdomen) et des spina bifida.

La pédiatre Sameera Alani dit constater une trentaine de cas par mois d’enfants souffrant de malformations congénitales.

Depuis 2009, le Dr Alani est la chef de file du recensement de ces cas. Sur Facebook et Twitter, elle gère avec d’autres le groupe Fallujah Birth Defects, qui poste des images de l’éventail bouleversant de problèmes que développent les fœtus pendant la grossesse dans la région.

« La pollution environnementale est une cause importante mais nous ne pouvons pas établir de lien de cause à effet », déclare-t-elle à Middle East Eye.

Sameera Alani explique qu’il est difficile de déterminer la cause directe des malformations à cause d’un manque d’équipements au sein de l’hôpital.

La dernière fois qu’une équipe est venue à Falloujah pour examiner le niveau de pollution environnementale dans la région, c’était en 2011, lorsque des analystes de Londres ont enquêté sur la pollution dans « les arbres, le sol et l’eau ».

« Depuis lors, le sujet est totalement passé à la trappe – intentionnellement ou non, je ne sais pas », rapporte la pédiatre.

Exposition à l’uranium

Bien que les causes soient multiples, l’une des plus documentées est l’impact de l’uranium dans l’environnement local, vestige du bombardement brutal de la ville par les forces américaines en 2004, ainsi que des précédents conflits, notamment la première guerre du Golfe en 1991.

Le rapport rédigé en 2011 par Sameera Alani et le médecin britannique Christopher Busby a conclu qu’une « exposition à de l’uranium enrichi [était] une cause primaire ou associée de l’augmentation des malformations congénitales et des cancers » à Falloujah.

Le Dr Alani explique que l’absence d’un système d’enregistrement clair implique l’absence de statistiques officielles avant 2003 sur le nombre de malformations congénitales à Falloujah. Elle ne peut donc compter que sur sa propre expérience, dit-elle.

« Nous avons constaté de très nombreux cas que nous ne voyions pas auparavant. Je travaille dans cet hôpital depuis 1997 – je voyais en général un à deux cas par mois », raconte la pédiatre.

Un bébé souffrant de problèmes cardiaques admis à l’hôpital de Falloujah pour y être soigné (MEE/Alex MacDonald)
Un bébé souffrant de problèmes cardiaques admis à l’hôpital de Falloujah pour y être soigné (MEE/Alex MacDonald)

Le mois dernier, Sameera Alani dit avoir recensé environ 33 cas de malformations congénitales et 35 le mois précédent.

Il y a eu, par exemple, le cas d’une femme accouchant prématurément de jumeaux.

« L’un des nourrissons est né avec les jambes jointes, une malformation appelée sirénomélie, et l’autre souffrait de laparoschisis, de spina bifida et d’une maladie cardiaque congénitale », énumère-t-elle.

« Le sujet est totalement passé à la trappe – intentionnellement ou non, je ne sais pas »

- Sameera Alani, pédiatre

Elle rapporte que les parents étaient « hystériques et nerveux » au moment de la naissance. « Le père a commencé à crier. »

Malgré les graves problèmes que son service doit gérer, peu d’argent sort des coffres du gouvernement. « Le gouvernement n’a aucun budget », déclare-t-elle.

« Nous avons deux équipements importants dans ce service : l’échographe, qui a été donné par une organisation française, et un échocardiographe, qui a été donné par un groupe d’activistes [du Japon et de Suède]. »

Le Dr Alani annonce qu’une conférence dans la ville d’Erbil au nord devait avoir lieu en juin pour encourager les dons mais qu’elle a été reportée indéfiniment.

« Rien ici ne vient du gouvernement – ou peut-être juste les tables et les chaises ! », poursuit-elle, précisant que les problèmes ne se cantonnent pas à Falloujah.

« Pourquoi y aurait-il des manifestations si la situation était différente dans les autres régions ? C’est pareil partout. »

Les sunnites restent chez eux

L’incapacité du gouvernement à fournir des services de base a suscité la colère à travers l’Irak et engendré plus d’un mois de manifestations de masse.

Les problèmes qui affectent la maternité de Falloujah se retrouvent effectivement dans tout le pays – des militants accusent les classes politiques d’empocher les profits tirés des vastes réserves pétrolières irakiennes et de laisser s’effondrer les infrastructures du pays.

Mais tandis que la corruption, la pauvreté, le chômage et le manque de services ont vu les manifestants descendre dans la rue à Bagdad, Kerbala, Bassorah, Nassiriya et d’autres provinces d’Irak, les habitants de Falloujah – comme la plupart des régions à majorité sunnite de l’Irak – restent chez eux.

Jusqu’à présent, au moins 330 personnes ont été tuées dans les affrontements entre les forces de sécurité et les manifestants, et des milliers d’autres ont été blessées.

Des activistes ont également été enlevés, torturés et menacés à plusieurs reprises pour leur implication dans le mouvement de contestation.

Mais alors que les manifestants en grande partie chiites ont tous ces obstacles à surmonter, les préoccupations des sunnites sont encore plus grandes.

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Assis devant un garage à Falloujah, un groupe d’hommes évoque avec MEE ses inquiétudes vis-à-vis des protestations actuelles.

« Les manifestations ne sont pas bonnes pour la population », déclare Yasser, le propriétaire du garage.

« Elles entravent la vie économique et beaucoup de personnes meurent ou se font enlever à cause de ces manifestations. »

Il ajoute que les dernières grandes manifestations dans la province d’Anbar, qui avaient débuté en 2012, avaient précédé la montée en puissance de l’EI – et que personne ne voulait revoir un tel scénario.

Au cours de la guerre contre l’État islamique, déclare Yasser, son magasin a été touché par un baril explosif qui l’a détruit. Il a demandé au gouvernement une indemnisation, mais n’a rien reçu.

« Nous avons tant souffert la dernière fois que nous avons protesté »

Un autre homme intervient alors pour dire que les habitants de Falloujah ont « tiré la leçon » des manifestations de 2012, qui ont débuté pour protester contre le chômage et la discrimination exercée contre les sunnites par le gouvernement du Premier ministre Nouri al-Maliki, mais qui ont plus tard été détournées par des groupes armés.

« Les gens ont le droit de manifester, ils ont de bonnes raisons, mais les politiciens s’en fichent. Ils ont le poste, ils s’en fichent », déplore-t-il.

« Nous voulons sortir et manifester parce que les gens souffrent – mais nous ne pouvons pas manifester parce que nous avons tant souffert la dernière fois que nous avons protesté… nous n’allons donc faire aucune manifestation ici. »

« Si nous sortons pour protester, ils nous accuseront de terrorisme, ils diront “vous êtes avec l’EI” »

- Nader, habitant de Falloujah

Human Rights Watch a documenté des incidents durant lesquels des habitants de la province d’Anbar ont été pris pour cible simplement pour avoir exprimé en ligne leur soutien au dernier mouvement de protestation.

L’ONG de défense des droits de l’homme signale le cas d’un jeune homme qui, après avoir mis une photo de profil sur Facebook affichant son soutien aux manifestants, le 26 octobre, a été roué de coups chez lui par des policiers et accusé d’avoir « incité à manifester », puis menotté et détenu, selon un membre de la famille. Il a été détenu au secret jusqu’au 31 octobre, date à laquelle il a été libéré sans inculpation.

Le 24 octobre, la veille des grandes manifestations prévues, une déclaration du commandement de la police d’Anbar mettait en garde les habitants de la province contre la participation à des manifestations.

« Le gouvernorat d’Anbar appelle ses citoyens à se rendre au travail et à poursuivre les travaux de construction, en préservant la sécurité, en soutenant les forces de sécurité et en tirant des leçons du passé, dont la province n’a tiré que des destructions, des tueries et des déplacements », pouvait-on lire.

« Les rivières sont également empoisonnées »

Falloujah a beaucoup souffert sur une période relativement courte et, malgré les promesses d’investissements dans la reconstruction, la crise sanitaire actuelle de la ville n’a toujours pas été résolue.

Le frère de Yasser, Nader, rapporte qu’il y a de graves problèmes médicaux à Falloujah en raison du phosphore blanc que les États-Unis ont utilisé pendant la guerre, et que les installations de santé se sont dégradées dans la ville.

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« Avant l’arrivée de l’EI, juste à l’extérieur de Falloujah, il y avait un hôpital jordanien fournissant de très bons soins, mais il est aujourd’hui fermé », indique-t-il.

« Les rivières sont également empoisonnées – il y a environ un an, de nombreux poissons ont soudainement fait surface, morts. Je suspectais un sabotage. »

Cependant, malgré ces sérieux problèmes, rien n’indique que les sunnites irakiens sont prêts à risquer de nouvelles violences et la diabolisation de leur communauté en soutenant publiquement les manifestations.

Ayant à peine récupéré du règne de l’EI, leur position est encore trop précaire.

« Si nous sortons pour protester, ils nous accuseront de terrorisme, ils diront “vous êtes avec l’EI” », déclare Nader. « Pourtant ce sont nous, dans les zones sunnites, qui souffrons le plus. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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