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France : quand le racisme s’invite au cœur d’un Mondial très politisé

Rarement Coupe du monde aura été autant politisée. En dépit du bon parcours des Bleus, le Mondial au Qatar restera marqué en France par une surenchère du discours réactionnaire et un déchaînement de violences en marge de la rencontre France-Maroc
« La responsabilité de l’exécutif et des grands médias est réelle. Le matraquage médiatique et les politiques menées sont compris comme des autorisations symboliques de passer à l’acte » – Rafik Chekkat (AFP/Julien De Rosa)
« La responsabilité de l’exécutif et des grands médias est réelle. Le matraquage médiatique et les politiques menées sont compris comme des autorisations symboliques de passer à l’acte » – Rafik Chekkat (AFP/Julien De Rosa)

Tous les ingrédients d’une fête étaient réunis. Le 14 décembre 2022, le Maroc défiait la France en demi-finale de la Coupe du monde. Première équipe africaine à se hisser à ce niveau de la compétition, la sélection marocaine est composée de nombreux Franco-Marocains, dont le sélectionneur Walid Regragui, natif de Corbeil-Essonnes en région parisienne.

Une rencontre historique, dont s’apprêtaient à profiter pleinement de nombreux Marocains installés en France. Mais loin d’être un élément catalyseur, la présence massive de ces binationaux a été le prétexte à une surenchère identitaire avant la rencontre. Était pointée du doigt la déloyauté supposée de ces Franco-Marocains, accusés d’être des « traîtres à la nation ».

Des groupes identitaires ont joint les actes à la parole. Sitôt la rencontre terminée, des attaques coordonnées ont eu lieu dans de nombreuses villes de France. À Paris, Strasbourg, Cannes, Annecy, Montpellier ou encore Lyon, des groupes affiliés à l’extrême droite s’en sont pris violemment aux personnes affichant leur soutien à l’équipe nationale marocaine.

Loin d’être de simples affrontements entre supporters, il s’est bien agi d’une offensive coordonnée et planifiée de tabassages en règle de personnes dont la présence dans l’espace public était jugée intempestive. Un mot de triste notoriété en France s’est imposé pour qualifier ces expéditions punitives, celui de « ratonnades ».

De la fête au cauchemar

Dès le lundi 12 décembre 2022, une note du renseignement territorial a fait état des risques d’affrontements entre supporters de l’équipe marocaine et des groupes qualifiés d’ultra-droite. Sur les réseaux sociaux, plusieurs comptes affiliés à cette frange politique ont évoqué « un affrontement avant tout civilisationnel entre les deux nations ».

Ces offensives [des groupes identitaires…] témoignent de la confiance qui est aujourd’hui la leur et du degré d’organisation et d’impunité qu’ils ont fini par acquérir. Loin d’être un fait isolé, ces attaques ont été permises et encouragées par le climat délétère en France

À Paris, quelques minutes après le coup de sifflet final, une quarantaine d’individus faisant partie de la mouvance d’extrême droite a été interpellée à la sortie d’un bar du 17e arrondissement. Cagoulés et armés, ils ont été placés en garde à vue pour « participation à un groupement en vue de commettre des dégradations ou des violences ».

Si certains groupes ont pu être neutralisés à temps, beaucoup sont passés entre les mailles du dispositif policier. Par dizaines, ils ont attaqué des femmes et des hommes venus soutenir l’équipe marocaine. Des scènes de chaos ont aussitôt été relayées sur les réseaux sociaux. La fête a viré au cauchemar.

Ces offensives menées de concert dans plusieurs grandes villes constituent un point de bascule dans la violence perpétrée par les groupes identitaires. Elles témoignent de la confiance qui est aujourd’hui la leur et du degré d’organisation et d’impunité qu’ils ont fini par acquérir. Loin d’être un fait isolé, ces attaques ont été permises et encouragées par le climat délétère en France.

Surenchère permanente

Les violences commises en marge du match France-Maroc ne sont pas le fait d’esprits dérangés. Renvoyer leurs auteurs aux marges du spectre politique serait une erreur. Prendre la mesure de l’événement nécessite au contraire de le resituer dans son contexte politique immédiat : celui d’une surenchère permanente autour des thèmes liés à l’islam et l’immigration.

Et comme souvent en matière de racisme, les exemples viennent d’en haut. Pour n’en citer que quelques-uns, le discours du 2 octobre 2020 aux Mureaux d’Emmanuel Macron est empli d’un vocabulaire guerrier, celui de la « grande mobilisation » et du « patriotisme républicain » contre l’ennemi séparatiste. Il est question de « terrain », de « bataille » et même de « reconquête ».

Quand on stigmatise à longueur de discours, de lois et de dissolutions la présence musulmane, immigrée, on signifie à qui l’espace public appartient de plein droit. Et qui peut en être exclu, fût-ce par la force

Ses ministres ne sont pas en reste. Elles et ils ont multiplié les outrances racistes et les déclarations martiales. Comment croire que tout cela resterait sans effet ? Quand on stigmatise à longueur de discours, de lois et de dissolutions la présence musulmane, immigrée, on signifie à qui l’espace public appartient de plein droit. Et qui peut en être exclu, fût-ce par la force.

La responsabilité de l’exécutif et des grands médias est par conséquent réelle. Le matraquage médiatique et les politiques menées sont compris comme des autorisations symboliques de passer à l’acte. Opposer un racisme institutionnel à un racisme individuel relève de la pure forme. Les violences en marge de la rencontre France-Maroc sont tout sauf un accident.

Insoutenable visibilité musulmane

Le fait qu’un pays arabe et musulman accueille pour la première fois sur son sol la compétition majeure du sport le plus populaire de la planète n’est certainement pas étranger aux discours et violences identitaires en France avant et durant la compétition. En témoignent par exemple les polémiques autour de l’interdiction de la vente d’alcool dans et aux abords des stades.

Venus en nombre assister aux rencontres, les supporters des pays arabes et musulmans ont en outre offert une visibilité musulmane inédite dans ce type d’événements. De l’omniprésence des drapeaux palestiniens jusqu’aux spots de publicité du Mondial montrant des enfants en tenue traditionnelle jouant au football, tout concourrait à irriter les esprits islamophobes.

L’équipe du Maroc célèbre sa victoire contre l’Espagne lors du Mondial du Qatar, le 6 décembre 2022 (AFP/Manan Vatsyayana)
L’équipe du Maroc célèbre sa victoire contre l’Espagne lors du Mondial du Qatar, le 6 décembre 2022 (AFP/Manan Vatsyayana)

Le parcours historique de l’équipe nationale marocaine a également joué un rôle dans cette visibilité positive. Largement relayées, les images des prosternations des joueurs après leurs victoires de prestige, de même que les scènes de joie de joueurs avec leurs mères portant un hijab, ont empli de fierté nombre de musulmanes et de musulmans à travers le monde.

Si le lieu de la compétition et la visibilité musulmane ont pu exacerber le ressentiment du camp réactionnaire, c’est bien la question plus profonde de la binationalité qui a joué un rôle moteur dans les surenchères identitaires durant ce Mondial. Et pour cause, cette thématique se trouve au cœur de l’imaginaire nationaliste, qui est loin de se limiter à la seule droite.

Communauté imaginée et bi-nationalisme

Plus de 37 joueurs nés en France (auxquels il faut ajouter ceux qui ont été naturalisés) ont évolué dans une autre sélection que la France au cours de ce Mondial. Là où l’on pourrait y voir une preuve du rayonnement de la France, certains ont fustigé ces binationaux qui ont préféré jouer pour le pays d’origine de leurs parents plutôt que pour celui qui les a vus naître.

Comme si la nationalité française était une identité exclusive, qui excluait par conséquent toute autre forme d’affiliation ou de fidélité (y compris à l’islam). Ce refus de penser le multiple est bien au cœur de l’imaginaire réactionnaire

Au-delà du football, la binationalité semble être un défi permanent posé aux tenants d’une représentation conservatrice de la nation, qui n’est pas l’apanage du bloc identitaire. La nation y est comprise comme l’aboutissement d’« un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements », pour reprendre les mots d’Ernest Renan dans Qu’est-ce qu’une nation ?.

En faisant du culte des ancêtres « le plus légitime de tous » et de l’appartenance nationale un « plébiscite de tous les jours », le philologue français est celui qui a su le mieux formuler la nation en termes exclusifs (et par conséquent excluants) d’un héritage à faire valoir et à protéger.

Par conséquent, aux derniers arrivés ferait continuellement défaut « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs », rendant douteuse la sincérité de leur attachement au pays. Faute d’enracinement suffisant, l’appartenance nationale est suspectée, l’exemplarité exigée. En dépit d’une citoyenneté partagée, certains seraient ainsi moins français que d’autres.

Les injonctions à choisir qui sont régulièrement adressées aux binationaux illustrent bien l’impasse des discours conservateurs sur la nation. Comme si la nationalité française était une identité exclusive, qui excluait par conséquent toute autre forme d’affiliation ou de fidélité (y compris à l’islam). Ce refus de penser le multiple est bien au cœur de l’imaginaire réactionnaire.  

De Renan à Drumont, de l’antisémitisme à l’islamophobie, des lois contre les étrangers aux projets de déchéance de nationalité, ces thèmes du supranationalisme et de la double allégeance ont été et sont le carburant des discours revanchards et des pratiques d’exclusion. S’en extirper demeure l’un des défis politiques majeurs de notre temps.     

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Avocat, Rafik Chekkat a exercé dans des cabinets d’affaires internationaux et intervient désormais en matière de discriminations et libertés publiques. Concepteur et animateur du projet Islamophobia, il codirige la rédaction de la revue Conditions. Rafik Chekkat est diplômé en droit (Université Paris 1) et en philosophie politique (Université de Paris). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @r_chekkat Rafik Chekkat is a lawyer who works on discrimination and civil liberties issues. Chekkat holds a degree in law from University of Paris 1 and a degree in political philosophy from University of Paris. You can follow him on Twitter: @r_chekkat.
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