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Comment les politiques de l’UE ont fait de la Tunisie le cimetière de l’Afrique

La rhétorique anti-migrants croissante se traduit par des agressions violentes, des attaques verbales et des tragédies en mer
Le « Jardin d’Afrique », un cimetière pour les migrants qui se sont noyés en traversant la Méditerranée dans l’espoir d’une vie meilleure en Europe, dans le port du sud tunisien de Zarzis, près de la frontière libyenne (AFP/Fathi Nasri)
Le « Jardin d’Afrique », un cimetière pour les migrants qui se sont noyés en traversant la Méditerranée dans l’espoir d’une vie meilleure en Europe, dans le port du sud tunisien de Zarzis, près de la frontière libyenne (AFP/Fathi Nasri)

En septembre 2022, une mère et son bébé, ainsi que plusieurs jeunes hommes et enfants, ont quitté les côtes de Zarzis, en Tunisie, à bord d’un petit bateau de pêche. Mais ils n’ont jamais atteint l’Europe : comme beaucoup d’autres avant eux, leurs espoirs et leurs rêves se sont transformés en tragédie. 

Depuis des années, les pêcheurs locaux découvrent des dépouilles de migrants subsahariens et nord-africains. Parmi ces victimes, le corps sans vie d’une fillette à la dérive depuis des jours a été identifié grâce à son bracelet gravé. 

Deux cimetières, baptisés « Jardin d’Afrique » et « Cimetière des inconnus », ont été créés à Zarzis afin d’offrir un lieu de repos aux corps non identifiés repêchés en Méditerranée.

Ahmed Jemaa, anthropologue social et chercheur dans le domaine des migrations, souligne que de nombreux migrants clandestins tunisiens sont des personnes dont la demande de visa a été rejetée : « Ils ne choisissent pas toujours d’émigrer sur un bateau de pêche. Mais les procédures de visa ne leur laissent pas d’autre choix. »

Au cours de mon travail sur le terrain dans le sud de la Tunisie l’an dernier, j’ai échangé avec de nombreux jeunes ainsi qu’avec leurs familles. Certains de leurs proches avaient rallié l’Europe en bateau, tandis que d’autres attendaient toujours. « Pourquoi rester ici ? Regardez la ville… elle est vide, tous les jeunes sont partis », m’a confié l’un d’eux.

Faire de la Tunisie la frontière gardée de l’Europe

Khaled Tababi, sociologue spécialiste des migrations, affirme que pour l’Union européenne (UE), « la mobilité est un privilège et non un droit. Pour l’UE, les frontières sont un outil de classification, elles servent à classer et à exclure les gens, et ce depuis les années 1990. »

La Tunisie et l’UE travaillent depuis longtemps sur la question des migrations. Le mois dernier, la Première ministre italienne d’extrême droite Giorgia Meloni a été reçue par le président tunisien Kais Saied à Tunis. Ils ont discuté de l’accord bloqué entre la Tunisie et le Fonds monétaire international (FMI) et Meloni s’est engagée à soutenir les secteurs prioritaires en Tunisie. 

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Une rencontre ultérieure entre Meloni, Saied, le Premier ministre néerlandais (aujourd’hui démissionnaire) Mark Rutte et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a mis l’accent sur cinq « piliers » de la coopération avec la Tunisie : le développement économique, l’investissement, l’énergie, les migrations et les « contacts entre les peuples ». Plus d’un milliard de dollars d’aide financière pourraient être mobilisés, a déclaré Ursula von der Leyen.

Il est toutefois clair que pour l’UE, la situation économique est secondaire par rapport à son objectif principal qui est de « sécuriser » les frontières européennes et d’endiguer l’afflux de migrants clandestins en provenance d’Afrique du Nord.

Saied a pour sa part déclaré que la Tunisie ne serait pas le garde-frontière de l’Europe. Tout ceci laisse à penser que la situation politique et socio-économique actuelle de la Tunisie échappe à toute résolution simple ou classique. 

En ce qui concerne le partenariat promis entre la Tunisie et l’UE, Khaled Tababi constate que « cette rhétorique est ancienne. Tout partenariat avec l’UE sera inégal. Et pour l’UE, ce qui compte, c’est de faire de la Tunisie sa frontière gardée ou, au mieux, un pays tiers sûr. »

Manifestation contre la présence de migrants subsahariens, le 25 juin 2023 à Sfax (AFP)
Manifestation contre la présence de migrants subsahariens, le 25 juin 2023 à Sfax (AFP)

Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux ne cesse de répéter que la Tunisie n’est pas apte à être un pays tiers sûr, que ce soit d’un point de vue logistique ou judiciaire. Dans ce contexte, les discours de haine et xénophobes à l’égard des migrants subsahariens se multiplient en Tunisie, alimentés par les politiques et le discours de l’UE sur les migrants.

Mercredi dernier, les forces de sécurité tunisiennes ont expulsé de Sfax plusieurs centaines de migrants noirs africains pour les conduire vers la région frontalière avec la Libye, selon des groupes de défense des droits de l’homme

Ces dernières semaines, des citoyens tunisiens à Sfax ont organisé des manifestations contre la présence de réfugiés. La ville côtière est un point de transit essentiel vers l’Europe pour de nombreuses personnes qui tentent de traverser la Méditerranée.

Une forme de « chantage » économique et politique

Plus tôt dans l’année, le problème a été exacerbé lorsque le tout jeune Parti nationaliste tunisien a lancé une campagne d’expulsion de migrants clandestins, ce dernier soutenant que la colonisation subsaharienne menace l’État tunisien. 

La rhétorique anti-migrants croissante se traduit par des agressions violentes contre des migrants noirs africains en Tunisie. La position de l’État, qui considère l’immigration comme une menace pour la démographie du pays, aggrave encore la situation.

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Des migrants noirs africains feraient l’objet d’expulsions arbitraires de la part de propriétaires tunisiens. Certains Tunisiens noirs, identifiés à tort comme des migrants subsahariens, sont agressés verbalement dans la rue.

Au début de l’année, Saied a mis en garde contre les « hordes d’immigrés migrants clandestins » dans le pays, dénonçant « un plan criminel visant à modifier la composition du paysage démographique en Tunisie » depuis le début du siècle. Il a également appelé à des mesures strictes pour s’attaquer à cette question. Ses propos ont été condamnés par des activistes tunisiens, des groupes de la société civile et des organisations internationales, dont la Banque mondiale.

À ce stade, ni l’État tunisien ni l’UE ne semblent vouloir cesser de considérer les migrations comme une question de sécurité. Leur approche reste fermement ancrée dans les notions d’externalisation et d’enjeux sécuritaires, laissant ainsi de côté les préoccupations majeures relatives à la liberté de circulation et aux politiques de visa.

Les experts avec lesquels je me suis entretenu s’accordent à dire que l’approche de l’UE vis-à-vis de la Tunisie s’apparente à une forme de « chantage » économique et politique. Profitant des difficultés économiques de la Tunisie et poussée par une dirigeante ambitieuse d’extrême droite telle que Meloni, l’UE a pour principal objectif d’imposer des contrôles frontaliers plus stricts.

Toute la rhétorique sur la coopération, le partenariat et l’aide financière est secondaire. Ce que veulent Meloni et ses partenaires européens, c’est moins de migrants, même si cela implique davantage de tragédies au large de Zarzis. 

- Ihsan Mejdi est doctorant et assistant d’enseignement à l’Institut d’études arabes et islamiques de l’université d’Exeter. Il travaille sur la politique post-révolutionnaire de la Tunisie en se concentrant sur les thèmes de la révolution, de l’État et de la marginalisation.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Ihsan Mejdi is a PhD candidate and teaching assistant at the Institute of Arab and Islamic Studies, University of Exeter. He works on Tunisia’s post-revolutionary politics with a focus on themes of revolution, state, and marginalisation.
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