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Le Tour de France, nouveau terrain des efforts de normalisation d’Israël ?

Les défenseurs de la cause palestinienne doivent exiger des institutions sportives qu’elles cessent de se rendre complices de la dépossession continue que subit le peuple palestinien
Le coureur d’Israël-Premier Tech Chris Froome participe au Tour de France, le 14 juillet 2022 (AFP)
Le coureur d’Israël-Premier Tech Chris Froome participe au Tour de France, le 14 juillet 2022 (AFP)

Alors que le président américain Joe Biden visitait Israël et l’Arabie saoudite en juillet pour faire avancer la normalisation entre les deux pays, un autre événement faisait simultanément la promotion de l’État d’Israël sur la scène mondiale.

Le Tour de France 2022 qui s’est tenu en juillet pourrait bien avoir été l’édition la plus suivie depuis plus de dix ans, avec 41,5 millions de téléspectateurs comptabilisés uniquement pour la télévision publique française.

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Tout au long des 21 étapes de la course, les huit membres de l’équipe Israel-Premier Tech ont réalisé des performances inattendues en portant des maillots qui affichaient fièrement le nom et les couleurs nationales de l’État d’apartheid.

Le cycliste australien Simon Clarke a remporté la première victoire de la formation lors de la cinquième étape, celle des pavés du Nord, tandis que le coureur canadien Hugo Houle a reçu une pluie d’éloges après avoir remporté la seizième étape à Foix. Chris Froome, le quadruple vainqueur du Tour de France qui a rejoint Israel-Premier Tech en 2021 après s’être remis d’une grave blessure subie en 2019, a pour sa part décroché la troisième place sur la montée de l’Alpe d’Huez. 

L’équipe Israel-Premier Tech a été formée en 2014, lorsque l’homme d’affaires israélien Ron Baron et l’ancien cycliste professionnel Ran Margaliot ont lancé l’Israel Cycling Academy. Sylvan Adams, milliardaire d’origine canadienne et cycliste amateur, est rapidement devenu copropriétaire de l’équipe, que l’entreprise canadienne de fabrication industrielle Premier Tech a rejointe en tant que sponsor principal début 2022.

Un approche agressive

Les dirigeants de la formation cycliste ambitionnent de recruter des coureurs de renom et d’accéder aux événements cyclistes les plus prestigieux. Les résultats d’Israel-Premier Tech au dernier Tour de France montrent que ces efforts commencent à porter leurs fruits et que l’équipe devrait rester visible dans les hautes sphères du cyclisme professionnel dans les années à venir. 

Mais qu’est-ce que cela signifie pour la défense de la cause palestinienne dans un contexte de normalisation croissante avec Israël ?  

Sylvan Adams, copropriétaire d’Israël-Premier Tech, s’adresse aux journalistes, le 10 décembre 2019 à Tel Aviv (AFP)
Sylvan Adams, copropriétaire d’Israël-Premier Tech, s’adresse aux journalistes, le 10 décembre 2019 à Tel Aviv (AFP)

Malgré son nom, Israel-Premier Tech ne représente pas l’État israélien à titre officiel. Sylvan Adams martèle que cette équipe n’est « pas un projet d’État », soulignant que sport et politique « ne doivent jamais se mélanger ». Néanmoins, l’homme d’affaires se présente également comme l’« ambassadeur autoproclamé de l’État d’Israël » et adopte une approche agressive pour combattre le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) par le biais d’une « diplomatie douce ».

En plus d’Israel-Premier Tech, Sylvan Adams a été le principal moteur de l’organisation du grand départ du Tour d’Italie 2018 en Israël, un événement qu’il a décrit comme « l’antidote à BDS ».

Et son travail de normalisation d’Israël par le sport s’étend au-delà du monde du cyclisme : après avoir contribué à faire venir Lionel Messi et l’équipe d’Argentine de football en Israël en 2019 pour un match contre l’Uruguay, ainsi qu’à l’organisation à Tel Aviv des deux dernières éditions du Trophée des champions, match opposant le champion en titre de Ligue 1 au vainqueur de la Coupe de France, il soutient l’organisation du championnat du Moyen-Orient d’Ironman, prévu en fin d’année à Tibériade. 

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Les membres de l’équipe Israel-Premier Tech tentent de se distancier des actes du gouvernement israélien, affirmant qu’ils souhaitent simplement « faire du vélo ».

Le fait que la plupart des coureurs de l’équipe ne soient pas de nationalité israélienne les aide à cet égard. Sur les 31 coureurs engagés dans le World Tour, seuls quatre sont israéliens et un seul figurait dans la liste de huit cyclistes inscrite par l’équipe au Tour de France 2022.

Néanmoins, le modus operandi de la formation cycliste semble fondamentalement impliquer la promotion des objectifs de soft power israéliens, même par inadvertance. Selon Sylvan Adams, les coureurs comprennent qu’ils sont des « ambassadeurs du pays d’origine de leur équipe ». Certains se sont rendus en Israël pour participer à des séances photo et toucher des millions de personnes, et ont même roulé en Cisjordanie et sur le plateau du Golan occupés.

Par ailleurs, en dépit de l’image qu’elle entend projeter, Israel-Premier Tech semble souvent être traitée comme un organisme israélien officiel.

Un phénomène nouveau et inquiétant

Au début du dernier Tour de France, la formation a bénéficié du dispositif de sécurité prévu pour les délégations israéliennes, tandis que les médias israéliens ont présenté ses victoires comme une « première pour l’État juif ». Ses exploits lui ont également valu les félicitations du ministre israélien du Tourisme. 

Israel-Premier Tech fait ainsi partie du train de la normalisation en tant qu’ambassadeur non officiel du régime israélien. Alors que le mouvement BDS prévoit des dispositions pour contrer ce type de normalisation culturelle, il est important de souligner que cette représentation officieuse d’Israël dans le monde du sport professionnel est un phénomène nouveau et inquiétant.

Cela ne signifie pas que les défenseurs des droits des Palestiniens doivent abandonner le monde du cyclisme. Ils doivent en revanche contrer les efforts déployés par Israel-Premier Tech pour se distancier du gouvernement israélien

Lorsque l’on pense au « sportswashing », on imagine généralement des événements sportifs prestigieux organisés en Israël – les premières étapes du Giro 2018 ou les deux dernières éditions du Trophée des champions, par exemple – ou la participation d’équipes israéliennes officielles à des compétitions internationales.

Israel-Premier Tech ne coche aucune de ces cases.

Au lieu de cela, l’équipe s’appuie sur la notoriété et le capital culturel de ses membres pour toucher les millions de fans de cyclisme que Sylvan Adams appelle la « majorité silencieuse » : ceux qui n’ont pas d’opinion politique tranchée sur Israël et pour qui Israel-Premier Tech donne une image nouvelle et passionnante de l’État d’apartheid.

Ceci n’est pas surprenant, étant donné que de nombreux fans de cyclisme ne sont pas au courant ou ne voient tout simplement pas la nécessité de protester contre les autres équipes cyclistes qui sont sponsorisées par des régimes autoritaires ou des sociétés pétrochimiques.

À l’heure où les stars du football, les basketteurs et d’autres athlètes prennent la défense des Palestiniens, le cyclisme professionnel représente une voie plus prometteuse pour le sportswashing israélien.

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Cela ne signifie pas que les défenseurs des droits des Palestiniens doivent abandonner le monde du cyclisme. Ils doivent en revanche contrer les efforts déployés par Israel-Premier Tech pour se distancier du gouvernement israélien, mais aussi refuser la distinction entre sport et politique.

Comme le font valoir des organisations palestiniennes et alliées, Israel-Premier Tech est la représentante d’Israël dans le cyclisme professionnel et doit être traitée comme telle.

Les défenseurs de la cause palestinienne doivent suivre l’exemple des sections françaises du mouvement BDS en protestant contre la présence de l’équipe lors de tous les événements publics et en dénonçant la situation de deux poids, deux mesures qui empêche certains gouvernements autoritaires de sponsoriser des équipes et laisse le feu vert à d’autres.

Le mouvement BDS doit également pousser les athlètes les plus célèbres de l’équipe, en particulier Chris Froome – que Sylvan Adams a engagé dans le but déclaré d’aider à transformer l’image internationale d’Israël –, à répondre de leur rôle d’ambassadeurs d’Israël, mais aussi protester contre l’implication de Premier Tech dans le projet en tant que principal mécène. 

Alors que les entreprises de sportswashing de l’Arabie saoudite, du Qatar et d’autres pays arabes continuent de faire la une des journaux, les défenseurs du mouvement BDS doivent mettre en lumière la participation d’Israel-Premier Tech à cette tendance troublante, qui s’aligne sur les objectifs plus larges de normalisation entre Israël et le monde arabe.

Enfin, les Palestiniens et leurs alliés ne doivent pas perdre de vue l’homme derrière l’équipe cycliste. Sylvan Adams coordonne actuellement avec le ministre saoudien des Sports une candidature d’Israël à l’organisation conjointe de la Coupe du monde 2030 avec l’Arabie saoudite, l’Égypte et les Émirats arabes unis.

Malgré son influence déjà importante dans la diplomatie israélienne, Sylvan Adams souligne qu’il ne fait « que commencer » : les partisans des droits des Palestiniens et les fans de sport du monde entier sont ainsi vivement appelés à exiger des institutions sportives qu’elles cessent de se rendre complices de la dépossession continue que subit le peuple palestinien.

- Jonathan Adler est étudiant en master d’études du Proche-Orient au centre Kevorkian de l’université de New York. Il a été stagiaire de rédaction pour Al-Shabaka: The Palestinian Policy Network au cours de l’été 2022. Ses textes sont publiés dans divers médias et revues, notamment +972 Magazine, Jadaliyya, The North Carolina Historical Reviewet Jewish Historical Studies.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Jonathan Adler is a master’s student in Near Eastern Studies at the Kevorkian Center at New York University. He served as the editorial intern for Al-Shabaka: The Palestinian Policy Network during summer 2022. His writing has been published in various outlets and journals, including +972 Magazine, Jadaliyya, The North Carolina Historical Review, and Jewish Historical Studies.
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