Les Nageuses : une actrice principale dénonce des « clichés orientalistes » et de mauvaises conditions de tournage
En juillet, j’ai envoyé un SMS à Manal Issa, une amie et collègue, pour la féliciter après que Les Nageuses, un film Netflix inspiré de l’histoire réelle de Yusra Mardini, une réfugiée syrienne devenue athlète olympique, a été choisi comme film d’ouverture du Festival international du film de Toronto (TIFF).
La réponse de la star franco-libanaise du film, qui incarne Sarah, la grande sœur, n’a pas été tout à fait celle que j’attendais. Mon excitation a commencé à se dissiper après que Manal a répondu à mon message. Il n’y avait pas la moindre trace d’exaltation ou d’enthousiasme dans sa voix ; au contraire, son ton était dédaigneux, inhabituellement agressif et glacial.
Lorsque j’ai fini par voir le film, le ton moqueur et hostile de sa voix m’a semblé logique.
Actuellement sur Netflix, le film réalisé par la cinéaste gallo-égyptienne Sally El-Hosaini a fait l’objet de critiques cinglantes. L’une d’entre elles le décrit comme un « film de sport Disney », tandis qu’une autre évoque « des scènes maladroites et des personnages creux ».
Mais pour Manal, les problèmes sont bien plus profonds.
Un scénario « faible » et un mauvais casting
Deux semaines avant la sortie du film sur Netflix, le 23 novembre, Manal m’a contacté pour la première fois depuis cet été.
Bien que confrontée à des problèmes personnels, Manal était d’humeur plus posée. Elle voulait parler ouvertement de son expérience dans Les Nageuses, mais seulement après la sortie du film pour permettre aux spectateurs de se faire leur propre opinion dessus.
« Je n’aurais pas réagi de cette manière à ton message si j’avais été satisfaite du film », m’a-t-elle confié plus tard.
Si elle s’est montrée cordiale à l’égard de Sally El Hosaini, à qui elle reconnaît le mérite d’avoir donné une certaine dignité au film, il est clair que Les Nageuses soulève des questions sur la relation entre les dirigeants blancs du cinéma et les talents arabes, sur les libertés limitées dont jouissent les créateurs arabes pour raconter leurs propres histoires et sur le type d’histoires que les conglomérats américains et britanniques permettent aux artistes arabes de raconter.
L’implication de Manal dans le projet remonte à 2019, lorsqu’elle a reçu le synopsis du film de la part d’Universal Pictures – la société hollywoodienne a été remplacée plus tard par Netflix – et de Working Title, la célèbre maison de production britannique à l’origine de Quatre Mariages et un enterrement, Coup de foudre à Notting Hill et Love Actually, qui ne s’était encore jamais aventurée dans la production d’une histoire arabe.
Le scénario initial qu’elle a reçu ne l’a pas marquée.
« Il n’était pas différent des projets similaires sur le thème des réfugiés que je reçois chaque année », m’a expliqué Manal. « Ils ont parlé à mon agent après mon refus de passer le casting pour le film. J’étais encore hésitante pour de multiples raisons : premièrement, cela nécessitait des cours de natation poussés et deuxièmement, je me sentais mal à l’aise à l’idée que le rôle ne soit pas proposé à une actrice syrienne. » Manal ne savait pas nager avant le film, c’était donc quelque chose qu’elle appréhendait.
Elle a fini par changer d’avis après avoir discuté avec Sally El Hosaini, qui lui a promis de tenir compte de sa contribution à la réalisation du film et de travailler sur les dialogues, que Manal trouvait dès le départ « faibles ». Le scénario ne serait pas modifié pour autant. Sally El Hosaini a été franche, mais lui a promis qu’avec son aide, elle rendrait le film aussi authentique que possible.
« J’aurais renoncé au rôle sans hésiter si une Syrienne avait été envisagée pour le prendre, mais il n’en a rien été »
– Manal Issa, actrice
Selon certaines sources, le choix initial pour Yusra se portait sur une star franco-algérienne qui avait du mal à maîtriser l’accent anglais et arabe syrien. Étant donné les différences colossales entre les accents du Maghreb et du Levant, le processus de casting préliminaire a révélé un manque de compréhension de la région et provoqué quelques frictions entre Sally El Hosaini et la société de production.
« La plupart des finalistes pour le rôle étaient originaires du Maghreb et d’Égypte. J’ai finalement décidé de me lancer parce que j’avais l’impression d’être l’actrice du groupe qui était la plus proche de Sarah », a expliqué Manal. « J’aurais renoncé au rôle sans hésiter si une Syrienne avait été envisagée pour le prendre, mais il n’en a rien été. »
Les jeunes talents ne manquent pas en Syrie, pays leader dans le domaine des séries télévisées arabes depuis près de trois décennies, et l’absence d’actrices syriennes parmi les rôles principaux était en effet une curiosité.
Les producteurs pourraient soutenir qu’ils n’ont pas trouvé de talents syriens disposant d’une bonne maîtrise de l’anglais, que cela aurait remis en question la validité des dialogues majoritairement en anglais entre les sœurs. Il n’y a qu’une seule actrice syrienne dans le film, Kinda Alloush, qui incarne la mère.
Un manque de dialogues en arabe
Manal reconnaît que Sally El Hosaini a augmenté la dose de dialogues en arabe dans le scénario. Avant que ces changements ne soient mis en œuvre, Manal a confronté l’un des producteurs britanniques du film : « Vous voulez faire un film sur des Arabes, mais vous ne voulez pas écouter leur langue », lui a-t-elle lancé.
« J’ai eu l’impression qu’ils [les dirigeants américains et britanniques] ne comprennent pas qui nous sommes et d’où nous venons », a-t-elle confié.
« J’ai été révoltée par le nombre de fois où l’on m’a dit que le dialogue paraissait “plus cool” en anglais », a ajouté Manal. « C’était irrespectueux et je me suis sentie insultée. »
J’ai demandé à Manal ce qu’elle pensait du scénario, écrit par le Britannique Jack Thorne, avec Sally El Hosaini comme co-scénariste.
« J’ai été dévastée par l’utilisation excessive de dialogues en anglais et par le caractère superficiel et kitsch du film », a-t-elle soutenu. « J’avais l’impression de voir un de ces films américains banals, remplis de nombreux clichés orientalistes. »
On retrouve encore des éléments de ces clichés orientalistes dans la version finale du film, notamment dans une scène déconcertante où une réfugiée africaine dit à Yusra : « Tu portes pas le hijab. Tu nages. C’est la première fois que je rencontre une femme comme toi. »
Aussi fortuite cette scène puisse-t-elle paraître, elle oblige le spectateur critique à se demander si Hollywood aurait accepté de raconter l’histoire de Yusra et Sarah si elles avaient été voilées, conservatrices et issues de la classe ouvrière.
Pour le spectateur arabe, les dialogues en anglais ne font pas que détourner l’attention, ils masquent également la dramaturgie de l’histoire par une teinte indélébile d’artificialité. La Syrie n’a jamais été une nation migratrice ; avant la guerre, elle était la Mecque de l’apprentissage de l’arabe. Les conversations en anglais n’ont jamais fait partie de la vie des Syriens, ni chez eux ni dans l’exil qui a suivi.
L’aspect fallacieux des dialogues en anglais a un impact négatif sur les performances en diminuant la véracité émotionnelle de la dramaturgie et en empêchant les interprètes de s’immerger pleinement dans leur personnage.
Manal et sa sœur donnent l’impression de faire le travail à moitié chaque fois qu’elles sont obligées de prononcer ces dialogues lourds en anglais, luttant constamment pour se libérer de cette matière synthétique.
Manal a tenté de donner un peu de naturel au tout en changeant le dialogue anglais en arabe, mais elle n’y a pas été autorisée.
Une révolution « déformée »
Tout au long du film, le mot « révolution » n’est pas mentionné, ce qui a incité des intellectuels syriens à accuser Netflix de « déformer l’héritage de la révolution ».
Pour le spectateur non averti auquel le film s’adresse, Les Nageuses n’offre aucun aperçu de la façon dont la Syrie est devenue ce qu’elle est aujourd’hui, tandis que Sally El Hosaini et Jack Thorne ne soulèvent jamais la question de la responsabilité de l’Occident dans la poursuite de la guerre.
J’ai demandé à Manal si le scénario avait une orientation politique perceptible. « Non, il n’en avait pas », a-t-elle répondu. « En fait, les versions précédentes donnaient l’impression que les Syriens se battaient entre eux sans raison. » Cependant, sans contexte politique, c’est exactement ce sous-entendu politique qui ressort.
Cette absence de contexte politique fait qu’il est impossible de discerner la situation syrienne de toute autre guerre, ce qui revient à dénaturer la détresse des Syriens et à déshumaniser leur cause.
D’un point de vue esthétique, Les Nageuses ressemble effectivement à un Disney, avec ses images embellies, ses ralentis et son recours excessif à la musique. Sally El Hosaini n’a aucune aspiration artistique et son film est ouvertement grand public, mais son approche vernissée – une stratégie discutable sur le plan éthique – contribue à tasser les véritables horreurs de l’immigration clandestine.
J’ai demandé à Manal si elle pensait que Les Nageuses aurait été un meilleur film s’il avait été une production indépendante et non hollywoodienne. « C’est ce que je pense, ouais », a-t-elle répondu. « Nous avions beaucoup de ressources, beaucoup d’argent et beaucoup de talents impliqués, alors c’est dommage que le film ne se soit pas révélé meilleur, et il aurait dû l’être. »
Le problème vient en grande partie du fait que le film est un divertissement de masse qui s’adresse à un public aussi large que possible. Il s’agit ainsi d’un film paresseux qui ne pousse jamais ses spectateurs oisifs à remettre en question leur apathie.
Traumatisme et inégalités de rémunération
Sally El Hosaini s’enorgueillit d’avoir essayé de rendre le film aussi authentique que possible, allant jusqu’à filmer les scènes de traversée sur la côte égéenne et à engager des réfugiés pour des scènes.
Cela a toutefois gêné Manal pour plusieurs raisons, l’une d’entre elles étant les six heures de tournage en pleine mer, durant lesquelles le staff pouvait voir des gens en bateau tenter la traversée.
« Certains membres du casting pleuraient, d’autres avaient un sentiment désagréable à l’idée de communiquer leur malaise. Je suis arrivée à un point où je sentais que c’en était trop », a raconté Manal. « Je leur ai dit que l’on ne pouvait pas invoquer un traumatisme en créant un nouveau traumatisme pour les interprètes, qu’il ne fallait pas faire du mal à des gens pour obtenir une scène », a-t-elle ajouté.
« Il aurait dû y avoir un psychologue sur le tournage pour aider les acteurs, mais il n’y en avait pas. C’était une mauvaise chose, ils n’ont pas considéré les acteurs à leur juste valeur. J’ai essayé de faire suspendre le tournage, mais je n’en avais pas le pouvoir. »
« Il aurait dû y avoir un psychologue sur le tournage pour aider les acteurs, mais il n’y en avait pas. C’était une mauvaise chose, ils n’ont pas considéré les acteurs à leur juste valeur »
– Manal Issa, actrice
L’inégalité de rémunération touchant certains figurants était un autre problème.
Lorsqu’elle a demandé aux figurants – notamment turcs et syriens – combien ils étaient payés, ils lui ont répondu qu’ils recevaient environ 10 dollars par jour. Manal décharge cependant Netflix de toute responsabilité à cet égard, rejetant la faute sur l’agence de casting turque qui a été engagée.
Le deuxième problème concerne sa propre rémunération. Elle n’a été payée que 150 000 dollars, une somme dont elle a récupéré environ 80 000 dollars après déduction des impôts, soit un montant dérisoire pour une production de Netflix et Working Title chiffrée en millions de dollars.
Mais ce qui est encore plus problématique, c’est qu’un acteur blanc avec qui elle partage l’affiche mais qui joue un rôle moins important dans le film aurait reçu un salaire plus élevé. L’acteur lui a confié qu’il avait refusé une première offre salariale équivalente à la sienne.
Middle East Eye a contacté Netflix par e-mail et a tenté à plusieurs reprises de contacter Working Title par téléphone pour aborder les questions soulevées par Manal Issa dans cet article, mais aucune des deux sociétés n’a formulé de commentaires.
Malgré les divers problèmes affectant Les Nageuses, Manal est fière de son travail et satisfaite des retours chaleureux qu'elle a reçus des spectateurs.
Des personnages plats
Outre le manque de dialogues authentiques en langue arabe, un autre problème concerne le manque d’épaisseur des personnages.
Yusra est présentée comme un modèle de vertu, une jeune femme sans la moindre imperfection. Elle n’évolue pas de façon tangible, elle n’acquiert aucune compréhension d’elle-même ou du monde qui l’entoure. Son personnage est terne, unidimensionnel et tout à fait invraisemblable.
Les facteurs clés que sont la classe sociale et la religion, des facteurs essentiels pour comprendre l’histoire des véritables sœurs, sont balayés d’un revers de main, ce qui prive les personnages de dimensions indispensables.
Sarah, de son côté, passe pour l’acolyte dont la seule raison d’être est de mener sa sœur vers la gloire olympique.
Ce portrait peu flatteur ne rend pas justice à la véritable Sarah, qui a trouvé sa vocation dans l’aide aux autres réfugiés – un point de l’intrigue expédié à la fin du film – et a été arrêtée sur l’île grecque de Lesbos en 2018 après avoir été accusée par les autorités locales d’espionnage et d’aide à l’immigration clandestine.
Manal pense que Sarah était animée d’une profonde culpabilité à l’égard de son nouveau privilège d’immigrée légale, ce à quoi le scénario ne fait même pas allusion.
Ni Netflix, ni les cinéastes n’ont accordé une réelle attention à cet aspect.
Pourtant, Manal a aimé ce qu’elle qualifie de « synergie » entre les deux sœurs. Elle s’est fortement attachée à Sarah, à sa fragilité, à sa vulnérabilité et à son angoisse refoulée. Manal se dit capable de comprendre ce que ressent une personne déplacée, puisqu’elle aussi a été forcée de quitter son pays, le Liban, pour l’Europe.
Dans un récent article d’opinion pour The Guardian que j’ai trouvé profondément réducteur et d’une suffisance gênante, Sally El Hosaini écrit : « Peut-être que dans 200 ans, les archéologues tomberont sur Les Nageuses et que ce film contribuera à compléter leur tableau des jeunes femmes arabes et des réfugiés. »
La réalité, telle qu’elle est véhiculée par le film, est éloignée de cette affirmation farfelue et pompeuse qui occulte l’excellent travail de jeunes cinéastes arabes qui n’ont pas eu le privilège de travailler avec un budget de plusieurs millions de dollars comme Sally El Hosaini.
Les dix dernières années n’ont pas été avares en grands personnages féminins dans des films arabes dirigés par des réalisateurs ou des réalisatrices – des personnages plus multidimensionnels, plus authentiques, plus prompts à repousser les limites que les fantoches artificiels de Sally El Hosaini.
Un récit trop simpliste
Jusqu’à présent, l’essentiel de la publicité faite autour du film a porté sur les exploits de Yusra, tandis que la situation difficile de Sarah, qui fait l’objet de poursuites pénales pour avoir sauvé la vie de réfugiés au large de l’île grecque de Lesbos, n’est pas abordée. Si elle est jugée coupable, Sarah pourrait croupir en prison pendant 25 ans.
Manal est la seule membre du casting à aborder publiquement les problèmes auxquels Sarah est confrontée, tandis que Netflix et les réalisateurs gardent le silence à ce sujet.
Selon elle, le message du film est artificiel.
« Soyons francs, ce message n’a pas besoin d’un film pour être délivré. Peut-être que le film pourrait sensibiliser les gens à la question des réfugiés, mais il ne changera rien et ne peut rien changer. »
Ce film n’est en aucun cas le premier long métrage grand public à aborder la crise des réfugiés syriens. Malgré une large couverture médiatique et d’innombrables films et livres consacrés à cette crise, le régime d’Assad est toujours au pouvoir, sans être inquiété par un monde occidental qui pousse les réfugiés arabes à retourner dans leur pays défiguré.
Puéril et trop simpliste, ce film ne s’attarde jamais sur les facteurs épineux et compliqués qui ont transformé ce qui était au départ une révolution de masse en une guerre à part entière.
La décision de Manal de s’exprimer sur les différents problèmes liés au film émane d’un devoir moral et d’un désir non seulement d’améliorer la situation des créateurs arabes à Hollywood, mais aussi d’inciter les spectateurs à remettre en question ce qu’ils voient.
Le régime syrien n’a jamais eu à répondre de ses crimes. Alors qu’il n’y a pas de quoi célébrer la condition syrienne, c’est bien cette impression que le film laisse au spectateur. Par ailleurs, l’Europe ne s’est pas révélée être la terre promise que le film dépeint.
L’indignation syrienne à l’égard du film est compréhensible : Les Nageuses n’est pas un film fait par des Syriens ou pour les Syriens, mais une projection pompeuse de la vision qu’Hollywood a du monde arabe.
- Joseph Fahim est un critique et programmeur de films égyptien. Il est le délégué arabe du Festival international du film de Karlovy Vary (Tchéquie), ancien membre de la Semaine de la critique de Berlin et ancien directeur de la programmation du Festival international du film du Caire. Il est co-auteur de plusieurs livres sur le cinéma arabe et a écrit pour de nombreux médias et think tanks spécialisés sur le Moyen-Orient, notamment le Middle East Institute, Al Monitor, Al Jazeera, Egypt Independent et The National, ainsi que pour des publications cinématographiques internationales telles que Vérité Magazine. À ce jour, ses écrits ont été publiés en cinq langues.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].