The Boy on the Beach : la tragédie du petit Alan Kurdi racontée par sa tante
Le 1er septembre 2015, Tima a passé la journée à attendre avec inquiétude des nouvelles de son frère Abdullah, qui tentait avec sa famille de braver la mer Méditerranée en bateau, entre la Turquie et la Grèce. Elle n’a jamais eu de ses nouvelles.
Le lendemain matin, le 2, elle s’est réveillée vers 5 heures du matin après une série d’appels manqués provenant de membres de sa famille. « Pourquoi m’appelaient-ils tous en même temps ? Je tremblais, je sentais que mon rythme cardiaque était rapide », écrit Tima.
Après quelques tentatives, elle a réussi à joindre sa belle-sœur Ghouson, l’épouse de son frère aîné, Mohammed.
« “Awlad Abdullah wa Rehanna matu” – “Les enfants d’Abdullah et Rehanna sont morts”, a-t-elle dit en pleurant. »
Tima est tombée par terre et s’est mise à hurler. « Je me suis giflé le visage et tiré les cheveux. Je voulais me faire mal. »
L’auteure canadienne d’origine syrienne partage ses souvenirs des événements qui ont précédé et suivi la mort de son neveu de 3 ans, Alan Kurdi, dans son livre intitulé The Boy on the Beach (« Le petit garçon sur la plage »).
Au début du mois de septembre 2015, le petit Alan, son frère de 4 ans Ghalib ainsi que Rehanna, la mère des garçons, se sont noyés alors qu’ils tentaient de traverser la mer pour rejoindre l’île grecque de Kos à bord d’un bateau surpeuplé qui a chaviré.
« Il est très important de partager cette histoire parce que je pense que ma famille n’est pas différente des autres. Et notre histoire n’est qu’une histoire parmi de nombreuses autres »
– Tima Kurdi
Le processus n’a pas été facile pour Tima, qui a indiqué à Middle East Eye qu’elle avait commencé à écrire ce livre en août 2016, un mois avant le premier anniversaire de leur mort.
« Après la tragédie, j’étais comme un fantôme dans ma propre maison. Je ne parlais pas à ma famille, à mon mari ou à mon fils. Je ne savais rien. Des événements ont eu lieu, comme notre anniversaire de mariage, raconte-t-elle. Quelques jours plus tard, je me suis tournée vers mon mari : “Cela fait combien d’années ?”, l’ai-je interrogé. “Douze”, a-t-il répondu. “J’ai manqué le dixième anniversaire ?”, ai-je demandé.
Obsédée par la photo d’Alan, le visage enfoui dans le sable, Tima raconte dans son livre l’histoire d’une famille syrienne brisée. C’est un appel puissant à une vie meilleure pour eux-mêmes comme pour leurs compatriotes.
« L’écriture de ce livre a été pour moi un processus de guérison, même s’il a vraiment été difficile d’y mettre mes mots, mes sentiments et mes larmes et d’y raconter ce qui s’est passé. Il est très important de partager cette histoire parce que je pense que ma famille n’est pas différente des autres. Et notre histoire n’est qu’une histoire parmi de nombreuses autres », explique-t-elle.
Conscience collective
La photographie du corps d’Alan sur le rivage, qui a été largement diffusée, a tragiquement plongé la situation des réfugiés syriens dans notre conscience collective. Nous ne pouvions plus détourner le regard ou faire semblent de ne pas savoir.
« Quiconque voyait la photo de ce petit garçon, mon cher neveu Alan, mort sur un rivage lointain, devenait membre de notre famille », écrit Tima Kurdi.
Tima fait part du désarroi qu’elle a ressenti lorsque la photo a été diffusée dans le monde entier avant même que les proches n’en aient été correctement informés.
« Quiconque voyait la photo de ce petit garçon, mon cher neveu Alan, mort sur un rivage lointain, devenait membre de notre famille »
– Tima Kurdi
« Depuis ce jour, penser à cette photo d’Alan me rend malade, même si je l’emporte avec moi partout où je vais. Elle est gravée dans mon esprit et tatouée sur mon cœur. Il est impossible de décrire exactement comment j’ai été frappée dans ces premiers instants », écrit-elle.
Tima explique que pendant ses tournées de promotion pour son livre à travers le Canada, le souvenir de cette journée et la douleur émotionnelle étaient parfois trop difficiles à supporter.
« J’avais parfois l’impression de ne pas pouvoir respirer. C’était comme si quelqu’un m’étouffait. C’était comme si j’allais mourir. J’ai essayé de faire un travail sur moi-même », confie Tina à MEE.
« Je suis toujours perdue en mer »
Tima a quitté la Syrie et immigré au Canada au début des années 1990, à la suite d’un mariage arrangé qui n’a finalement pas tenu. Tima, qui vit dans une banlieue prospère de Vancouver, se dit responsable en partie de la mort d’Alan, Ghalib et Rehanna.
Coiffeuse de profession, elle écrit en toute franchise dans son livre qu’elle a poussé Abdullah et sa famille à tenter le voyage périlleux par la mer vers la Grèce, « le seul pays de la région depuis lequel les réfugiés peuvent rallier les rares pays d’Europe du Nord qui acceptent les réfugiés syriens. »
Elle se souvient d’avoir harcelé Abdullah d’appels téléphoniques et de SMS dans les semaines qui ont précédé le jour où la famille a tenté de quitter la Turquie. Comme une couverture détrempée, sa culpabilité est alourdie par le fait que Tima et son deuxième mari, Rocco, ont fourni de l’argent à Abdullah pour payer les passeurs.
« J’avais parfois l’impression de ne pas pouvoir respirer. C’était comme si quelqu’un m’étouffait »
– Tima Kurdi
« Je suis toujours perdue en mer, à la dérive, écrit-elle. Parfois, je flotte. D’autres fois, je coule comme une pierre et je me noie. »
Au Canada, Tima avait tenté de naviguer à travers le système national de parrainage des réfugiés pour faire venir au Canada la famille d’Abdullah et de celle de son frère aîné, Mohammed. Si le cas d’Abdullah était désespéré sur le plan bureaucratique – entre autres facteurs, son passeport syrien avait expiré –, Tima s’est employée à parrainer Mohammed et sa famille.
Au Canada, la photo a déclenché une vague de sympathie pour les Syriens déplacés qui, selon Tima, a entravé la candidature du gouvernement conservateur de l’époque à sa réélection.
Chris Alexander, ancien ministre de l’Immigration du gouvernement conservateur, a ensuite rencontré Tima pour lui dire qu’il était désolé pour la perte de sa famille.
« Il [Chris Alexander] a affirmé que la tragédie de ma famille avait causé la défaite de son parti aux élections », écrit Tima.
Fin novembre 2015, le frère de Tima, Mohammed, son épouse et leurs cinq enfants figuraient parmi les nouveaux arrivants au Canada suite à la promesse du nouveau Premier ministre Justin Trudeau d’accueillir 25 000 réfugiés syriens dans le pays avant la fin de cette même année. Même si l’échéance a été reculée à fin février 2016, Trudeau a atteint son objectif.
« Chaque famille de Syrie porte une cicatrice dans son cœur. Les gens sont traumatisés »
– Tima Kurdi
Tima sensibilise le lecteur à la misère que le conflit syrien a infligée à sa famille et à des millions d’autres civils innocents.
« Chaque famille de Syrie porte une cicatrice dans son cœur, explique Tima à MEE. Les gens sont traumatisés. »
Elle raconte dans son livre qu’Abdullah et sa famille ont tout risqué pour fuir la Syrie déchirée par la guerre et la pauvreté extrême en Turquie voisine, tout en cherchant un foyer à l’abri du danger.
Elle fustige l’indifférence apparente des dirigeants mondiaux, de toutes allégeances politiques, qui, selon elle, n’ont pas fait assez pour mettre fin à la guerre ou répondre de manière adéquate à la crise humanitaire qu’elle a engendrée.
« Nous ne sommes pas des animaux, écrit-elle dans le livre. Nous sommes des êtres humains, comme vous. »
Alors que la diffusion massive de la photo du jeune Alan suscitait l’indignation internationale, Tima et Abdullah, le père d’Alan, sont devenus des défenseurs des millions de Syriens déplacés par la guerre civile dans leur pays d’origine.
Suite à la tragédie, ils ont lancé la Fondation Kurdi, une organisation créée en l’honneur d’Alan, de Ghalib et de leur mère Rehanna dans le but de collecter des fonds pour aider à distribuer « des repas nutritifs, des vêtements et des médicaments aux jeunes dans les camps de réfugiés », selon leur site web.
Une vie idyllique
La perte tragique d’Alan contraste nettement avec la vie idyllique que Tima, ses parents et ses frères et sœurs menaient à Damas, la capitale syrienne, où elle a grandi.
Cette « famille ordinaire issue de la classe moyenne, peut-être semblable à la vôtre », vivait dans ce qu’elle décrit dans son livre comme un quartier tolérant et multiethnique.
Son père, qui s’appelait lui aussi Ghalib, « laissait sa porte ouverte à quiconque avait besoin d’un bon repas et d’un endroit où dormir », écrit-elle. Même si Tima et sa sœur se plaignaient de devoir faire le ménage après le départ d’étrangers, toutes deux ont adopté la devise de leur père : « Ne ferme jamais ton cœur ou ta porte aux personnes dans le besoin. »
« Nous ne sommes pas des animaux, écrit-elle dans le livre. Nous sommes des êtres humains, comme vous »
- Tima Kurdi
Avec l’intensification de la guerre, garder la porte ouverte aux étrangers allait devenir plus problématique. La charité s’est faite rare alors que le conflit a dispersé les membres de la famille Kurdi élargie à travers la Syrie, la Turquie et l’Europe occidentale.
« Si tu n’es pas un loup, les loups te mangeront » est devenu un mantra courant chez les Syriens, écrit Tima.
Abdullah, le père d’Alan, qui s’est remarié, vit aujourd’hui à Erbil, dans une maison de ville fournie par le Gouvernement régional du Kurdistan ; toutefois, selon Tima, il a toujours du mal à vivre avec cette perte.
« Cette tragédie, celle d’un père qui perd toute sa famille, est la pire chose qui puisse arriver à quiconque », affirme-t-elle à MEE.
« Je n’arrêterai jamais d’écrire »
L’efficacité de The Boy on the Beach est notamment due à l’engagement de Tima à partager le récit du voyage de sa famille dans le contexte de la guerre et à raconter l’impact que la photographie a eu sur les gens dans le monde entier. À travers ce récit, la tragédie de sa famille nous rappelle que, malgré nos différences culturelles, nous avons plus de points communs avec les personnes déplacées que nous ne le pensons.
Dans la foulée de la publication du livre, qui est son premier, Tima affirme qu’elle envisage d’en écrire un autre au sujet de son expérience auprès des enfants dans les camps de réfugiés en Turquie et au Liban à travers la Fondation Kurdi.
« Je n’arrêterai jamais d’écrire », confie-t-elle à MEE.
« Cette tragédie, celle d’un père qui perd toute sa famille, est la pire chose qui puisse arriver à quiconque »
- Tima Kurdi
À l’approche du troisième anniversaire de la perte d’Alan, Ghalib et Rehanna, il est clair que Tima n’est pas encore guérie de la tragédie. Dans l’arrière-cour de sa maison au Canada, elle explique qu’elle s’est liée d’amitié avec deux oiseaux aux plumes grises et orange.
« Quand j’étais déprimée et que je me sentais bizarre alors que j’écrivais The Boy on the Beach, j’avais l’impression qu’ils étaient les seuls amis que j’avais, explique-t-elle au cours de l’entretien. Je pensais que c’étaient Alan et Ghalib. »
« Cela semble fou, mais quand on est déprimé, tout est possible pour que l’on se sente mieux », explique Tima.
« Je leur parlais, puis je me disais que si ma voisine me voyait parler aux oiseaux, elle penserait que je suis folle, ajoute Tima. Je leur disais de s’envoler et de rejoindre mon frère, Abdullah. Je leur disais : “Allez voir votre père. Allez le guérir.” »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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