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Maroc-Union européenne : les dessous d’une résolution

Le Parlement européen est toujours resté silencieux quand il est question des droits de l’homme au Maroc. Pourtant, le 10 juin, il a accusé le royaume de Mohammed VI d’utiliser les migrants mineurs comme un « moyen de pression politique »
Un membre de la Guardia Civil (police à statut militaire) aide un migrant mineur à son arrivée par la nage à Ceuta, le 19 mai 2021 (AFP/Antonio Sempere)
Un membre de la Guardia Civil (police à statut militaire) aide un migrant mineur à son arrivée par la nage à Ceuta, le 19 mai 2021 (AFP/Antonio Sempere)

La résolution du Parlement européen, votée à une large majorité le jeudi 10 juin, déplorant la tension diplomatique entre l’Espagne et le Maroc et tançant ce dernier pour la violation de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant (quatre morts dont un enfant), jetés à l’assaut de la frontière de Ceuta, a fait couler beaucoup d’encre.

Pas pour la sévérité de cette condamnation – ce terme n’existe d’ailleurs pas dans la résolution –, car le royaume de Mohammed VI a toujours été considéré comme l’enfant gâté et « intouchable » de la Commission européenne grâce à l’infaillible et virulent soutien de la France et à celui, ironiquement non moins persévérant, de l’Espagne, mais plutôt pour deux points subsidiaires qui ont secoué en interne le régime alaouite.

Le premier point rappelle que « la protection et la sécurité de Ceuta concernent l’ensemble de l’Union européenne [UE] car la ville autonome fait partie de ses frontières extérieures ».

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Cette mise en garde a depuis fait pousser des ailes au gouvernement espagnol, qui envisage dorénavant d’inclure Ceuta et Melilla, qui ont été exclues de l’accord d’entrée de l’Espagne dans l’espace Schengen en 1991, dans la frontière unique.

Madrid étudie également le déploiement permanent sur place de l’Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes (Frontex). Ce qui placerait définitivement le Maroc face à l’UE et non plus face à la seule Espagne. Une violation de la frontière serait alors considérée, comme cela l’a été le 10 juin, comme une attaque directe contre l’Union européenne.

C’est pour cette raison que Rabat essaye de délimiter l’affaire de Ceuta à une querelle diplomatique entre le Maroc et l’Espagne.

À juste raison, car l’un des points forts de la résolution « réaffirme l’inviolabilité des frontières nationales des États membres de l’Union » et « rappelle que l’atteinte à la souveraineté territoriale des États membres ne saurait être tolérée ». Une menace à peine voilée de l’Europe.

Une bérézina pour Rabat

Le deuxième point met l’accent sur « la position consolidée de l’Union sur le Sahara occidental [territoire au statut contesté], fondée sur le plein respect du droit international, des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies ».

En somme, le Parlement européen dit à Rabat qu’il n’est pas question pour lui de reconnaître la souveraineté marocaine sur ce territoire. Même si beaucoup de ses membres, de droite et de gauche, surtout en France et à l’extrême droite de l’échiquier européen, n’auraient aucun scrupule à sauter le pas.

Si le Maroc a provoqué la crise avec l’Espagne pour obliger Madrid à suivre l’exemple de l’ancien président américain Donald Trump et reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, force est de reconnaître que cette résolution est une véritable bérézina pour Rabat.

Pour Rabat et pour le principal et occulte concepteur de cette crise, l’ami et conseiller du roi, Fouad Ali El Himma.

Le Maroc et l’Algérie souffrent du même manque de libertés fondamentales. Mais la prise de position politique de l’Europe envers les deux États du Maghreb n’est pas la même

C’est la première fois depuis plus de 23 ans, bien avant la mort de Hassan II, que le régime est secoué ainsi par le Parlement européen.

Généralement, quand il s’agit du Maroc, les États de l’Union européenne sont moins sourcilleux sur les droits des mineurs, et encore moins sur ceux des adultes.

Tout le contraire de ce qui se passe avec l’Algérie, le frère-ennemi du Maroc. Le Maroc et l’Algérie souffrent du même manque de libertés fondamentales et leurs populations respectives sont soumises à un arbitraire constant. Mais la prise de position politique de l’Europe envers les deux États du Maghreb n’est pas la même.

Récemment, le 26 novembre 2020, le Parlement européen a adopté une résolution d’urgence mettant en garde l’Algérie contre la détérioration des libertés. La résolution a été votée avec 669 voix pour et seulement trois contre.

Et le 28 novembre 2019, dans une autre résolution, ce même Parlement a « fermement » condamné les arrestations « arbitraires » et les « intimidations » des activistes du hirak algérien.

Ces résolutions contre l’Algérie sont sûrement justifiées. Par contre, ce qui l’est moins, c’est le perçant silence du Parlement européen quand il est question du Maroc.

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Exemple. Quand en 2017, le régime alaouite a décimé un autre hirak, celui du Rif, très peu, mais vraiment très peu de parlementaires européens ont levé les bras au ciel.

Même après le récit circonstancié et documenté des persécutions, des séquestrations et des arrestations arbitraires suivies de tortures qui se sont abattues sur les activistes rifains.

Par la suite, seule une poignée de députés s’est émue quand le chef du hirak, Nasser Zefzafi, a raconté comment il avait été brutalisé, humilié (on lui a uriné dessus) et violé avec un bâton par la police marocaine. C’est comme si ce hirak rifain, antérieur au hirak algérien, n’existait pas, n’avait jamais existé.

Quand on compare les votes de la résolution sur le Maroc du 10 juin 2021 (397 voix pour, 85 contre et 196 abstentions) avec ceux sur l’Algérie du 26 novembre 2020 (669 pour, 3 contre), on est sidéré par cette différence de votes.

La puissance des lobbies marocains

Certains l’expliquent par la puissance des lobbies marocains qui sillonnent les couloirs du Parlement, mais aussi par la conviction intéressée d’une grande partie des europarlementaires qu’il ne faut pas chatouiller le Maroc, considéré comme un bon garde-chiourme, un État mercenaire que l’on paye grassement pour qu’il surveille les contours de la frontière de l’Union européenne de « l’invasion barbare migratoire », comme diraient certains dans les strapontins occupés par l’extrême droite.

Et pour ce labeur, les europarlementaires sont prêts à tout oublier. Et à passer outre un fait indéniable : la répression au Maroc est infiniment plus brutale qu’en Algérie.

Au Maroc, il y a actuellement des centaines de détenus politiques (Sahraouis, Rifains, youtubeurs et citoyens lambda ayant opiné sur les réseaux sociaux) qui croupissent dans les prisons du roi. On ne peut pas, et les europarlementaires non plus, nier ce fait car il est écrit dans le marbre des dizaines de rapports des plus importantes ONG de défense des droits de l’homme.

Le journaliste Souleimane Raissouni, en détention préventive depuis un an, poursuit une grève de la faim malgré les risques pour sa santé (AFP)
Le journaliste Souleimane Raissouni, en détention préventive depuis un an, poursuit une grève de la faim malgré les risques pour sa santé (AFP)

-À cela, il faut ajouter la multiplication des cas de journalistes indépendants victimes de complots de l’État, incarcérés dans des conditions indignes ou condamnés à des peines astronomiques.   

Et si cela ne suffisait pas, depuis un certain temps, les éditoriaux de plusieurs grands journaux de la presse mondiale, généralement prudents, appellent un chat un chat.

The Washington Post taxe le Maroc d’« État autocratique », Le Monde parle d’une « inquiétante régression autoritaire », et un site de la péninsule ibérique, El Español, va plus loin en alertant sur le sort de ce pays voisin, « une dictature qui risque de finir comme la Libye ».

Jamais on n’a lu autant d’éditoriaux accablants sur le Maroc en même temps, mais cela ne semble point inquiéter le Parlement européen. Tant que l’Algérie, Cuba et le Venezuela sont là et qu’ils peuvent lui servir de punching-ball, Rabat peut dormir tranquille.

Sans faire dans la concurrence victimaire et jalouse, on comprend mieux pourquoi une journaliste algérienne comme Salima Ghezali a pu obtenir un mérité Prix Sakharov (1997) et jamais un Marocain, ou une Marocaine. L’année dernière, les amis de Nasser Zefzafi s’y sont essayés, et ils se sont cassé les dents.

Il y a deux manières d’expliquer cette mansuétude, qu’on peut aussi qualifier de complicité.

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Premièrement, l’extrême droite européenne, celle qui s’offusque que le moindre bateau transportant des immigrés illégaux puisse accoster sur les côtes européennes, entretient depuis un certain temps des relations plus que cordiales, et pas très secrètes, avec le régime marocain.

Cela explique que la plupart des votes contre la résolution du 10 juin provient de l’extrême droite.

Mais il y a aussi une autre explication. La France, pays qui, avec l’Allemagne, tient les rênes de la Commission européenne, veille sur les intérêts de Rabat.

Durant le règne de Hassan II, le Maroc a construit une diplomatie dirigée vers son ancienne puissance coloniale, faite de distribution de prébendes, d’aides financières occultes et de cadeaux aux bons amis politiciens de l’Hexagone. Du « copain » Giscard d’Estaing à Macron, en passant par le dévoué Chirac et l’obligé Sarkozy, tout le monde avait et a encore table ouverte à Rabat et à Marrakech.

De drôles d’explications

Il y a quelques jours, le site français Mediapart a publié une enquête sur les députés français qui ont voté contre la résolution du 10 juin. Sur les 79 députés de la délégation française, 64 ont voté contre ou se sont abstenus.

La « caricature », c’est entendre un député apparenté LFI parler comme un ancien notable du RPR de Jacques Chirac au temps béni des relations charnelles entre le Maroc et la France

On y trouve quasiment toute la droite, mais également, et c’est une grosse surprise, tout le groupe parlementaire du parti dit de gauche de La France insoumise (LFI). Tous ces représentants du peuple et pour le peuple, de Manon Aubry à Younous Omarjee, en passant par Emmanuel Maurel, ont voté comme un seul homme contre le texte de la résolution.

Les deux députés de LFI qui ont voulu se prêter au jeu des questions-réponses avec Mediapart ont donné de drôles d’explication.

Pour justifier qu’il se soit assis sur une convention internationale protégeant l’enfance, et voté différemment de l’immense majorité des députés de gauche du Parlement, Emmanuel Maurel a expliqué qu’il ne fallait pas s’attaquer de « façon caricaturale » à l’« un des rares États stables de la région ».

Pourtant, la « caricature », c’est voir les députés d’un parti de gauche voter dans le même sens que l’extrême droite européenne en soutien à un régime autoritaire.

La « caricature », c’est entendre un député apparenté LFI parler comme un ancien notable du RPR de Jacques Chirac au temps béni des relations charnelles entre le Maroc et la France.

Quant à la « stabilité » du Maroc, comme celle jadis du régime de Ben Ali avant que les Tunisiens n’y mettent le holà, Maurel semble oublier qu’elle n’existe qu’à l’ombre des baïonnettes des différentes polices politiques du pays qui ont fait du Maroc une prison à ciel ouvert.

Son compère de parti, Younous Omarjee, a, lui, débité la vieille litanie appelant à « avancer de manière constructive » dans les relations entre le Maroc et l’Europe.

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Pourtant, depuis 1998, le Parlement européen n’a fait que ça. Il a soutenu un très avantageux et généreux « Accord euro-méditerranéen d’association » avec le régime de Mohammed VI, il a fermé les yeux sur toutes les atteintes aux droits humains au Maroc et il a même violé une sentence de sa propre justice, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qui invalidait un accord de pêche controversé incluant les eaux du Sahara occidental, en l’approuvant le 12 février 2019.

Enfin, comment ne pas s’étonner de la position adoptée par le Rassemblement national (ancien Front national) de Marine Le Pen devant cette crise. Le groupe parlementaire de ce parti héraut de la lutte contre l’immigration clandestine s’est abstenu de voter la résolution. S’il n’a pas suivi l’extrême droite européenne, qui a voté massivement contre, il s’est tout de même abstenu. Ce qui revient au même.

Et dire qu’on croyait Marine Le Pen et son parti contraires au déferlement, provoqué et fomenté cette fois-ci par un État, de mineurs étrangers ouvrant avec leurs mains et leurs pieds, et au risque de leur vie, un chemin vers l’Europe.

Cette mansuétude désoriente un peu l’observateur des choses européennes. Marine et son parti ont-ils changé de fusil d’épaule ? Sont-ils devenus plus sensibles à la souffrance des migrants qui veulent avoir une improbable part de gâteau européen ?

Si c’est ainsi, alors il faudrait songer à expédier en France tous les mineurs marocains qui veulent s’échapper du « royaume heureux », mais sans les jeter à la mer. Des avions directs pour Paris et les différents aéroports français seraient les mieux indiqués pour transporter dans le paradis hexagonal ces enfants en perdition.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Ali Lmrabet est un journaliste marocain, ancien grand reporter au quotidien espagnol El Mundo, pour lequel il travaille toujours comme correspondant au Maghreb. Interdit d’exercer sa profession de journaliste par le pouvoir marocain, il collabore actuellement avec des médias espagnols. Ali Lmrabet is a Moroccan journalist and the Maghreb correspondent for the Spanish daily El Mundo.
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