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Les non-dits de la ténébreuse affaire Mohamed Baâssou

Comment, par la magie de l’État profond marocain, une affaire soi-disant de droit commun s’est transformée en une affaire d’État
Mohamed Baâssou est notamment responsable d’Al Adl Wal Ihsane pour la région de Meknès et Fès (Twitter)
Mohamed Baâssou est notamment responsable d’Al Adl Wal Ihsane pour la région de Meknès et Fès (Twitter)

Le mardi 1er novembre au matin, on apprenait par la presse marocaine de la vocifération et de la diffamation qu’une grosse pointure de la jamaât (mouvement) islamiste Al Adl Wal Ihsane (Justice et spiritualité, non reconnue mais tolérée) avait été arrêtée en flagrant délit, le lundi 31, « en compagnie d’une femme divorcée », lors d’un « banal contrôle de police », dira-t-on plus tard.

Apparemment, quelqu’un avait décidé de jeter en pâture à l’opinion publique toutes ces données dans un but précis : salir la jamaât au moment précis où elle fêtait en grandes pompes les 40 années de sa fondation

Alors que l’investigation était toujours en cours, qu’elle était placée sous le sceau du secret et que le prévenu devait être considéré comme innocent jusqu’à preuve du contraire, rien ne lui a été pourtant épargné.

Dans les heures qui ont suivi son interpellation, on a appris son nom – Mohamed Baâssou –, sa fonction – administrateur responsable des ressources humaines à la délégation du ministère de l’Éducation nationale à Meknès –, son affiliation politique – responsable d’Al Adl Wal Ihsane pour la région de Meknès et Fès –, et surtout la charge retenue contre lui – adultère. Tout a été divulgué.

Apparemment, quelqu’un avait décidé de jeter en pâture à l’opinion publique toutes ces données dans un but précis : salir la jamaât au moment précis où elle fêtait en grandes pompes les 40 années de sa fondation.

Au tout début de l’affaire, personne n’était dupe sur la portée politique de cette énième affaire à connotation « sexuelle », une méthode utilisée par le régime pour tenter d’abattre ses contempteurs, journalistes (Hicham Mansouri, Taoufik Bouachrine, Hajar Raissouni, Soulaiman Raissouni et Omar Radi), activistes (Nadia Yassine, Fouad Abdelmoumni et le chanteur Rachid Gholam) et autres (l’ancien champion du monde de kickboxing Zakaria Moumni et le bâtonnier Mohamed Ziane).

L’adultère et le pénal

Mais le commun des mortels n’en pensait pas moins que tout est possible en ce bas monde, que l’homme reste homme et qu’il ne peut s’empêcher parfois de commettre ces petits « péchés » de la chair, comme on dirait en pays chrétiens.

Partout ailleurs, et ce depuis des lustres, l’adultère ne relève plus du pénal.

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Au Maroc, où le code pénal lui consacre encore quatre articles, tout dépend de la condition de tout un chacun. Si vous êtes riche et influent, que vous soyez marocain ou étranger, vous n’avez, sauf scandale public et encore, rien à craindre.

Marrakech en est la preuve éclatante. Combien de notabilités étrangères ont été arrêtées en compagnie de mineurs des deux sexes et relâchées après vérification de leur illustre condition ?

Mais si vous êtes pauvre, journaliste, activiste, dissident ou simplement casse-pied, faites attention !

On l’oublie souvent, le Maroc est un État autoproclamé « commanderie des croyants » mais qui n’en possède pas moins la plus grande Sodome du monde arabo-musulman, Marrakech, où la chair des femmes, des hommes et des enfants se vend et s’achète à l’air libre. Impunément.

Autre paradoxe, dans un pays musulman où l’homosexualité est officiellement prohibée et où l’article 489 du code pénal prévoit de six mois à trois ans de prison pour « tout acte impudique ou contre nature avec un individu de son sexe », il n’est pas rare de trouver, à Marrakech et ailleurs, des riads affichant ouvertement le label gay-friendly.

On l’oublie souvent, le Maroc est un État autoproclamé « commanderie des croyants » mais qui n’en possède pas moins la plus grande Sodome du monde arabo-musulman, Marrakech

Donc, pourquoi un responsable d’Al Adl Wal Ihsane ne commettrait-il pas une petite peccadille d’adultère ?

C’est seulement après, quand les surprises ont commencé à se multiplier dans les tribunaux, qu’on a su que cette affaire ne relevait pas de la faute morale mais qu’il s’agissait en fait d’une énième machination étatique contre un adversaire politique du makhzen (pouvoir). Les faits ne mentent pas.

Mohamed Baâssou a été arrêté le lundi 31 novembre, vers 20 h. Entre son arrestation, sa conduite au commissariat de police, son long interrogatoire et son placement en garde à vue, il s’est passé plusieurs heures.

Un « complot d’État »

Or, dès le lendemain, au matin du 1er novembre, des sites web clairement identifiés comme de connivence avec l’appareil sécuritaire ont publié la nouvelle de l’arrestation. Avec pratiquement les mêmes mots, des détails des procès-verbaux et quelques faits vulgairement grossis.

Au Maroc, pour qu’une affaire d’adultère prospère devant la justice, il faut que l’un des deux conjoints dépose formellement plainte auprès de la police ou de la justice.

L’article 491 du code pénal est on ne peut plus explicite : « Est puni d’emprisonnement d’un à deux ans toute personne mariée convaincue d’adultère. La poursuite n’est exercée que sur plainte du conjoint offensé. »

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La loi prévoit que le ministère public puisse poursuivre d’office la diligence contre le conjoint adultère, mais seulement si le conjoint offensé se trouverait « éloigné du territoire du royaume ».

Or, selon notre investigation, Mme Baâssou a été contactée par la police deux heures après l’arrestation de son mari. À 22 h exactement. Elle se trouvait à Tanger, à l’intérieur donc du « territoire du royaume ». Et elle a non seulement refusé de porter plainte, mais elle a demandé la libération de son mari.

L’article 492 du Code pénal stipule clairement que dans tous les cas de figure, « le retrait de la plainte par le conjoint offensé met fin aux poursuites exercées contre son conjoint pour adultère ».

S’il s’agissait vraiment d’une simple affaire de droit commun, la police aurait dû en rester là. L’action de la justice devait s’éteindre sur le champ et Mohamed Baâssou devait être relâché. Sinon le lundi, le lendemain mardi. Ce qui ne fut pas le cas.

Parmi la foule, l’épouse de M. Baâssou réitérait devant une caméra que son mari était innocent et surtout qu’elle avait reçu des « pressions » pour porter plainte

C’est le refus de la police, et donc du procureur du roi de Meknès, de le relâcher, comme le stipule la loi, qui a convaincu les dirigeants d’Al Adl Wal Ihsane qu’il ne s’agissait d’aucune « peccadille d’adultère » mais bel et bien d’un « complot d’État ». Cette formule a été lâchée par un dirigeant de la jamaât dans une conversation avec l’auteur de ces lignes. Les faits qui vont suivre vont confirmer cette accusation.

Le mercredi 2 novembre, quelques heures avant que ne se terminent les 48 heures de garde à vue, une manifestation était organisée devant le tribunal de première instance de Meknès, où l’accusé devait comparaître devant le procureur du roi.

Parmi la foule, l’épouse de M. Baâssou réitérait devant une caméra que son mari était innocent et surtout qu’elle avait reçu des « pressions » pour porter plainte. « Énormes », ajoutera un témoin, pour qualifier ces pressions.

Quoi qu’il en soit, la messe était dite. Mohamed Baâssou devait être libéré à la fin de sa garde à vue. C’est à ce moment qu’est survenue une autre surprise.

Un « crime grave »

Le procureur du roi a informé les avocats de la défense que le prévenu n’allait finalement pas comparaître.

« Le dossier Baâssou n’est plus entre mes mains », a-t-il expliqué un peu gêné, en avançant qu’il l’avait transmis au bureau du procureur général de Meknès après s’être déclaré « incompétent ».

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« Mais pourquoi ? », « Qu’est-ce qui se passe ici ? », ont demandé les avocats. Le procureur s’est défaussé avec de vagues explications, en argumentant qu’il s’agissait d’un « crime grave ».

« Mais un crime de quoi ? », ont répliqué les avocats qui, faute de réponse satisfaisante, ont immédiatement pris le chemin de la cour d’appel où siège le parquet général de Meknès.

C’est là que le bureau du procureur général leur a annoncé que la garde à vue avait été prolongée de 48 heures et qu’un juge venait d’être désigné pour instruire l’affaire.

« On est tombés des nues », explique un autre témoin à Middle East Eye. « Il était évident que quelque chose se tramait en haut lieu », a-t-il ajouté.

« On est tombés des nues. Il était évident que quelque chose se tramait en haut lieu »

- Un témoin à MEE

Selon des informations dignes de foi recueillies par MEE auprès de différents témoins de cette ténébreuse affaire, l’imprévu qui a grippé la machination politico-judiciaire, c’est évidemment la résistance de l’épouse de Mohamed Baâssou à porter plainte contre son mari.

Une donnée capitale qui, étrangement, n’a pas été rapportée par la presse aux ordres.

Juridiquement, sans la plainte du conjoint « offensé », la libération de l’adultère est automatique. Mais en haut lieu, on n’avait pas envie de lâcher cette grosse prise.

Quelqu’un a ordonné, comme cela arrive systématiquement dans les affaires dites sensibles, de chercher un « motif », comme on dit dans le jargon policier, pour impliquer Baâssou dans une autre affaire.

Le procédé de la contrainte

Avant que le procureur du roi de Meknès ne soit obligé d’ordonner la libération du prévenu, la police avait extrait du téléphone portable du prévenu des photos, banales, d’une femme avec qui il était en contact. Rien de scabreux ni d’indécent.

Cette deuxième femme était en relation avec le dirigeant adliste, un homme, assurent ses amis et connaissances, investi dans le travail humanitaire et social. Cette femme aurait été activement recherchée et retrouvée avec une rapidité surprenante par la police et probablement invitée à porter plainte contre Baâssou. Ce procédé de la contrainte a été utilisé ces dernières années dans plusieurs procès emblématiques.

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Mais pour quelle raison déposerait-elle plainte ? Parce qu’il lui aurait promis un travail et n’aurait jamais tenu sa promesse, a-t-on pu lire dans la presse. Mais quoi encore ? Bien qu’elle assure n’avoir jamais entretenu de relations sexuelles avec lui, cette femme aurait déclaré à la police qu’un jour il aurait « pris sa main lors d’une rencontre ».

C’est sur la base de ce témoignage brinquebalant que s’est construite la nouvelle stratégie politico-judiciaire pour accabler Baâssou avec une accusation pour le moins surréaliste.

Le jeudi 3 novembre, devant le juge d’instruction, Mohamed Baâssou et la femme qui se trouvait dans sa voiture ont été conduits devant le juge d’instruction.

Face au magistrat, l’accompagnatrice de Baâssou s’est présentée comme une domestique, a nié tout ce que la police lui reprochait dans les procès-verbaux et innocenté de tout manquement moral le dirigeant de la jamaât.

La grosse surprise est venue plus tard. Après interrogatoire, Mohamed Baâssou a été accusé par le juge non plus d’adultère mais de « trafic d’êtres humains »

Elle a néanmoins été accusée de « complicité d’adultère » selon l’article 492 du code pénal, qui stipule que « le retrait de la plainte ne profite jamais à la personne complice du conjoint adultère ».

Même si dans ce cas de figure, il n’y a jamais eu de plainte du conjoint dit « offensé ». Le juge a ordonné sa libération dans l’attente de son procès.

La grosse surprise est venue plus tard. Après interrogatoire, Mohamed Baâssou a été accusé par le juge non plus d’adultère mais de « trafic d’êtres humains ». Pour avoir promis un travail à la deuxième femme et avoir « pris sa main lors d’une rencontre ». Le juge a ordonné son placement en détention.

Selon plusieurs avocats spécialistes de droit pénal habitués à ce genre de procès politique, cette accusation, qui n’a ni queue ni tête, a pour unique but de garder l’accusé en prison.

C’est d’ailleurs la même invraisemblable accusation qui avait été portée contre le journaliste Taoufik Bouachrine en 2018, condamné depuis à quinze ans de prison.

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La dernière surprise qui présuppose que l’État est derrière cette machination est venue le soir même du jeudi 3 novembre. Alors que les interrogatoires et les débats devant le juge d’instruction ne s’étaient clos que vers 16 h, un journal arabophone de Casablanca, daté du lendemain, vendredi 4 novembre, a révélé la nouvelle accusation frappant le dirigeant adliste.

Il faut savoir que les journaux marocains bouclent leur édition du lendemain vers 15 h, ce qui leur permet d’imprimer le journal et de le distribuer dans les rues de Casablanca et de Rabat le soir même.

Il est donc techniquement impossible que ce journal ait pu avoir accès à cette information après 16 h, le moment où le juge d’instruction a donné pour conclu son premier interrogatoire et informé le prévenu de l’accusation portée contre lui.

À moins que cette fameuse « structure secrète », une entité hors-la-loi créée par l’État profond et composée de sécuritaires, de magistrats et de journalistes dans le but de signaler aux autorités des cibles, qui savait à l’avance de quoi allait être accusé formellement Mohamed Baâssou, n’ait fourni cette information à ce quotidien arabophone avant le bouclage. C’est-à-dire avant 15 h.

Enfin, ni ce journal ni aucun autre n’ont rapporté que la co-accusée de Mohamed Baâssou avait nié les faits devant le juge. Et surtout, que la deuxième femme, celle qui est à l’origine de cette accusation de « trafic d’êtres humains », a déclaré devant le juge qu’elle n’avait jamais entretenu de « relations sexuelles » avec lui.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Ali Lmrabet est un journaliste marocain, ancien grand reporter au quotidien espagnol El Mundo, pour lequel il travaille toujours comme correspondant au Maghreb. Interdit d’exercer sa profession de journaliste par le pouvoir marocain, il collabore actuellement avec des médias espagnols. Ali Lmrabet is a Moroccan journalist and the Maghreb correspondent for the Spanish daily El Mundo.
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