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Le mythe « Tunisie » est un fardeau que son peuple n’avait pas demandé

Depuis les soulèvements de 2011, la Tunisie traîne le bagage émotionnel et les espoirs démocratiques du monde arabe en général. Elle doit se libérer de ce narratif et écrire sa propre histoire
À Tunis le 25 juillet 2021, des gens célèbrent la décision du président Kais Saied de suspendre le Parlement et de limoger son chef du gouvernement après une journée de manifestations nationales (AFP)
À Tunis le 25 juillet 2021, des gens célèbrent la décision du président Kais Saied de suspendre le Parlement et de limoger son chef du gouvernement après une journée de manifestations nationales (AFP)

Lorsque le président tunisien Kais Saied a limogé le Premier ministre et suspendu le Parlement le 25 juillet, le monde arabe a semblé avoir le souffle coupé – reconnaissance d’une douleur familière et peur de perdre une histoire précieuse.

Pour les non-Tunisiens, les événements en Tunisie sont une réminiscence des déceptions passées et ravivent le souvenir de tout ce qui s’est mal passé dans leur propre pays au cours de la dernière décennie, que ce soit en Égypte, en Syrie ou au Liban. Mais quelle part de cette réaction concerne véritablement la Tunisie, et pas les autres pays arabes ?

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La situation en Tunisie elle-même évolue vite. Kais Saied a annoncé lundi 20 septembre qu’il nommerait un nouveau chef du gouvernement, tout en gardant en place les mesures d’exception.

Cela se présente mal aux yeux des observateurs extérieurs car une intense pression est exercée sur les institutions démocratiques, des arrestations ont lieu et les gens sont divisés, le tout sur fond de pandémie mondiale.

Mon intention n’est toutefois pas d’expliquer ou de commenter ce qui se passe ici, mais d’évoquer une autre Tunisie : une Tunisie mythique.

Dix ans plus tard, cette même génération d’activistes arabe est fatiguée et pressée de toutes parts. Les survivants – en exil, en prison ou réduits au silence – ne veulent pas penser aux premiers temps d’espoir encore inassouvi.

Les affirmations selon lesquelles l’agitation en Tunisie est vouée à un sort similaire aux autres pays arabes portent le bagage émotionnel de la déception, voire du traumatisme, des expériences passées.

Pays complexe

L’avenir de la Tunisie est un scénario soit à l’égyptienne soit à la libanaise, d’aucuns disent, en référence au coup d’État militaire et à l’effondrement de l’État respectivement.

En 2010, la Tunisie a captivé les activistes à travers la région par son soulèvement rapide et fructueux. Pour la plupart des Arabes, ce pays du Maghreb était assez familier pour être source d’inspiration et assez curieux pour être transformé en mythe.

À l’époque, les activistes ont copié les slogans et tactiques de mobilisation du soulèvement tunisien et les ont adaptés à leur contexte.

En 2010, la Tunisie a captivé les activistes à travers la région par son soulèvement rapide et fructueux (AFP/Martin Bureau)
En 2010, la Tunisie a captivé les activistes à travers la région par son soulèvement rapide et fructueux (AFP/Martin Bureau)

Sur internet, de nombreux Tunisiens appellent à la prudence. La Tunisie, affirment-ils, doit être considérée dans un contexte différent avec son propre avenir à prendre en compte, un avenir qui ne sera pas la réplique de celui d’un quelconque autre pays.

La plupart des spécialistes se concentrent, et on peut le comprendre, sur les dimensions idéologiques et économiques de la crise. En parallèle, je veux souligner le rôle des narratifs, avec les souvenirs et émotions qu’ils impliquent, dans la formation des imaginaires sur la Tunisie.

Ce faisant, je sépare la Tunisie, le mythe, de la Tunisie, pays complexe qui écrit sa propre histoire qu’elle qu’en soit le résultat.

Il y a dix ans, les Tunisiens ont fait grève, sont descendus dans la rue et ont défié la police pour chasser le dictateur au pouvoir depuis 24 ans, Zine el-Abidine Ben Ali

Avec l’escalade des manifestations, les Arabes de la région ont commencé à prêter attention à un pays historiquement considéré périphérique. Les Tunisiens ont persévéré jusqu’à ce que leur dirigeant corrompu fuie le pays.

Pendant un moment, la Tunisie a dominé l’imaginaire et la culture populaire arabe. Les mots du poète anticolonial Abou el-Kacem Chebbi ont repris vie. Les mots, « Si, un jour, un peuple désire vivre, alors le destin répondra à son appel », ont inspiré le cri de ralliement de la révolution : « Le peuple veut renverser le système. »

Au lieu d’avoir une véritable histoire à elle, la Tunisie est devenue la première page d’un manuscrit bien plus long et complexe qui dépassait la géographie des pays

Après la fuite de Ben Ali, une vidéo virale a montré un Tunisien déambulant au milieu de la nuit tout seul dans les rues désertes et criant « la Tunisie est libre ; Ben Ali a fui ». 

Son euphorie a immédiatement touché les Arabes qui vivaient dans des villes surveillées de très près. Cette vidéo a depuis pris racine dans la mémoire audiovisuelle arabe.

Pendant un moment, et malgré la fascination arabe, cette histoire tunisienne n’appartenait qu’aux Tunisiens. Elle était spécifique à la situation et à la culture politique du pays.

En quelques semaines cependant, l’histoire de la révolution tunisienne n’appartenait plus exclusivement aux Tunisiens. De pays, la Tunisie s’était transformée en étincelle. Elle est devenue le pays destiné à remplir un rôle historique déjà écrit : embraser la révolution à travers la région. Au lieu d’avoir une véritable histoire à elle, la Tunisie est devenue la première page d’un manuscrit bien plus long et complexe qui dépassait la géographie des pays.

Les émotions se sont mêlées aux souvenirs

La vie a poursuivi son cours en Tunisie alors qu’arrivaient les procès et tribulations de la restructuration politique et économique.

Dans le reste du monde arabe, la Tunisie a été réduite au rôle d’incipit de l’histoire des soulèvements arabes, avec l’immolation du vendeur de rue Mohamed Bouazizi dans la ville de Sidi Bouzid, comme scène d’ouverture emblématique.

C’est comme si le temps tunisien s’était arrêté là. C’est l’histoire qui a fourni l’occasion politique pour que les autres se mobilisent. Et c’est devenu la fonction de la Tunisie dans énormément d’articles de presse et d’ouvrages académiques à propos de la région.

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Peu ont pris la peine de suivre les complexités de la politique et de la société en Tunisie elle-même. Peu ont pris la peine d’entendre parler de corruption, de mauvaise gestion et d’injustice. Mais beaucoup ont pris la peine de rappeler sa place dans le méta-narratif. Les émotions se sont mêlées aux souvenirs et ont fixé la posture mythique de la Tunisie.

Alors que la guerre faisait rage en Syrie et en Libye, et que les espoirs d’une Égypte plus juste été anéantis, le mythe Tunisie était chéri.

Plutôt que de rejeter totalement les clichés occidentaux racistes à propos d’« un Orient despotique » incompatible avec la démocratie ou de considérer les raisons structurelles (notamment impérialistes) qui ont amené aux espoirs dissipés, il était plus facile de montrer la Tunisie et de dire : « Regardez là ! La Tunisie est la preuve que nous pouvons avoir une démocratie ! »

Le mythe « Tunisie » est devenu un fardeau que les Tunisiens n’avaient pas demandé. Peut-être que la position centrale de la Tunisie dans le narratif des soulèvements arabes en ont fait une plus grande cible des actes régionaux et internationaux, car les événements là-bas ont une signification symbolique. 

Un manifestant égyptien brandit son drapeau national avec le slogan « Révolutionnaires du 25 », en référence à la révolution (AFP)
Un manifestant égyptien brandit son drapeau national avec le slogan « Révolutionnaires du 25 », en référence à la révolution (AFP)

Le pays est une fois de plus réduit, cette fois en tant que chapitre final de l’héritage des soulèvements. Il en était la scène d’ouverture et il doit maintenant en être le dénouement.

Comment les événements en Tunisie s’inscrivent dans le grand narratif à propos de la démocratie dans la région ? Qui gagnera cette fois, cette question éculée revient, les islamistes ou un président soutenu par l’armée ? Quel alignement régional triomphera ?

Contrairement à 2011, quand beaucoup s’escrimaient à prétendre être tout comme les Tunisiens, aujourd’hui l’affirmation dominante est que les Tunisiens sont ceux qui sont comme les autres.

Les limites des comparaisons

S’il est important de tirer les leçons des expériences d’autres pays, concentrer le débat exclusivement sur le fait de savoir si la Tunisie est une Égypte ou un Liban en devenir est une distraction. 

Pour les non-Tunisiens, cela dissimule ce qui se passe vraiment là-bas. Pour les Tunisiens, cela sape leur énergie car ils se retrouvent à expliquer pourquoi et comment leur pays ne suit pas un scénario préétabli.

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Les comparaisons de pays sont toujours réductrices. Mais elles sont également stratégiques. Si en 2011, ignorer les différences entre les pays arabes a aidé les activistes à saisir une opportunité politique précédemment inimaginable et à raffermir le courage de s’élever contre les autoritaires, quel en est le but aujourd’hui ? C’est une question pour les spécialistes et commentateurs.

Les différentes réactions des Arabes sur internet face aux événements à Tunis, que ce soit ceux qui voient un seul résultat prédéterminé ou ceux qui ne peuvent même pas suivre parce que c’est trop, ne concernent pas la Tunisie.

Beaucoup de réactions vives concernent la façon dont les gens ont l’impression que leur propre pays s’en est tiré depuis les beaux jours de 2011, et ce que cela pourrait signifier pour l’avenir.

Ce que je veux dire, c’est qu’il est temps de libérer la Tunisie de l’histoire des soulèvements arabes et de corser l’histoire des soulèvements aussi. Ce faisant, nous acceptons que le changement politique est un processus long, ardu et principalement local, un processus qui implique le fait de surmonter de nombreux obstacles structurels ainsi que les gens et les conditions investis dans le statu quo.

Il est temps d’abandonner le mythe Tunisie.

- Omar Al-Ghazzi est professeur assistant en médias et communication à la London School of Economics and Political Science (LSE). Il est spécialisé dans le journalisme numérique, la culture populaire et la mémoire collective au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @omar_alghazzi.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Omar Al-Ghazzi is Assistant Professor in Media and Communications at the London School of Economics and Political Science (LSE). His research expertise is in digital journalism, popular culture and collective memory in the Middle East and North Africa. He tweets @omar_alghazzi
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