Dix ans après, une vague de répression sur les réseaux sociaux menace le « dernier vestige » de la révolution tunisienne
« Dix ans plus tard, il y a toujours un prix à payer en Tunisie pour exprimer ses opinions », soupire Azyz Amami, 37 ans et blogueur chevronné, qui a connu la prison sous Ben Ali.
Sa vision de la décennie écoulée depuis la révolution qui a chassé le gouvernement de Ben Ali en 2011 après plus de vingt ans de régime autoritaire est sombre et désabusée.
La transition démocratique qu’il a contribué à initier en Tunisie, suscitant une mobilisation populaire à travers toute la région, a nourri au départ de grandes aspirations – des promesses économiques inscrites dans le slogan de la révolution, « liberté, travail et dignité », à la possibilité d’une liberté intellectuelle et politique – dans un pays jusque-là soumis à une censure sévère et de nombreuses violations des droits de l’homme.
« En 2011, c’était l’euphorie, nous rêvions que nous allions enfin pouvoir nous exprimer librement. Nous avions de telles attentes… nous ne pouvions qu’être déçus », résume à Middle East Eye Amina Mansour, une autre activiste, ciblée en 2018 pour ses critiques sur les réseaux sociaux par Youssef Chahed, le Premier ministre de l’époque.
Aujourd’hui, l’euphorie des premiers jours du soulèvement est retombée. On distingue plutôt dans le brouhaha des cafés de Tunis une interrogation : « La révolution ? Quelle révolution ? »
La Tunisie avait pourtant été la vedette des débuts du Printemps arabe. En 2014, sa nouvelle Constitution, dans une avancée historique, consacrait la liberté d’expression.
Mais alors que les réseaux sociaux sont devenus l’espace privilégié du débat politique, les autorités ont tenté d’y contenir les critiques. La liberté d’expression – « le dernier vestige de la révolution », selon l’avocat activiste Mohamed Ali Bouchiba – est mise à l’épreuve.
« Faire de la politique un tabou »
« Il existe incontestablement aujourd’hui en Tunisie plus de liberté de parole qu’il n’y en avait sous Ben Ali. Mais on a vu récemment une régression, avec l’augmentation du nombre des procès contre des activistes des réseaux sociaux par rapport aux premières années qui ont suivi la révolution », relève Eric Goldstein, directeur adjoint pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord de Human Rights Watch.
Cela a vraiment commencé en 2018 « avec l’ancien Premier ministre Chahed », précise Amina Mansour, qui fut une des premières victimes de la récente répression.
Le 7 septembre 2018, la blogueuse vivant au sud de Tunis a été convoquée pour enquête en lien avec un billet qu’elle avait publié sur Facebook le 28 août.
Dans cette publication, elle critiquait le Premier ministre, lui reprochant d’encourager la corruption des agents des douanes, et elle accusait de corruption un responsable de la direction générale des douanes.
Détenue par la police le 12 septembre, la blogueuse avait été condamnée dès le lendemain à deux mois de prison en première instance. À ce jour, elle attend encore le résultat de son appel.
Mère célibataire quadragénaire, Amina Mansour bouscule le stéréotype habituel de l’activiste en ligne.
« Les gens m’imaginent scotchée sur Facebook devant mon ordinateur toute la journée. Mais la plupart du temps, j’écris mes posts entre deux tâches ménagères, ou bien avec les doigts pleins de savon devant ma vaisselle… », confesse-t-elle à MEE.
« Les poursuites de Chahed ont encouragé d’autres hommes politiques et membres du gouvernement. Ils se sont dit : si le Premier ministre le fait, pourquoi pas moi ? »
Le mois suivant par exemple, un internaute, Alaa Abd Dhaher, a été interrogé par la garde nationale de Gebili dans le gouvernorat de Douz pour avoir critiqué sur Facebook Mahbouba Ben Dhifallah, députée du parti islamiste Ennahdha. Il a été condamné à deux mois de prison avec sursis en mars 2019.
Une autre blogueuse, Fadhila Belhaj, a été condamnée à 2 ans de prison ferme et une amende par la chambre correctionnelle du Tribunal de première instance de Tunis, après que plusieurs personnes, notamment des hauts cadres sécuritaires de lutte contre le terrorisme, eurent porté plainte contre elle pour ses écrits sur les réseaux sociaux.
Mohamed Ali Bouchiba estime que l’opportunisme des responsables politiques qui ont emboîté le pas à Youssef Chahed a ensuite évolué en un effort plus ou moins coordonné des autorités pour faire taire les critiques en redéfinissant les limites de la liberté d’expression.
« Ils veulent à nouveau faire de la politique un tabou », affirme-t-il à MEE.
Une pression accrue pendant la pandémie
Aujourd’hui, à part quelques procès médiatisés contre des blogueurs poursuivis pour des contenus perçus comme des atteintes à l’islam – comme Emna Chargui, condamnée l’an dernier à six mois de prison pour « incitation à la haine entre les religions » après avoir imité les versets du Coran dans un post humoristique sur le COVID-19 –, la majorité des activistes sont poursuivis pour avoir critiqué en ligne des membres du gouvernement, des hommes politiques ou les forces de sécurité.
« Depuis 2018, nous avons vraiment été mis sous pression avec cette vague d’arrestations », confirme Me Bouchiba, connu comme « l’avocat des blogueurs ».
Cet ancien professeur de droit s’est retrouvé en première ligne de tous les efforts pour défendre les activistes présents sur les réseaux sociaux. Devant l’urgence de la situation, il a cofondé dès 2018 l’ONG Blogueurs sans chaînes, dédiée à la défense des activistes dont le seul crime était de critiquer les gens au pouvoir. Il a représenté, depuis, plus de quarante d’entre eux.
« La révolution avait déjà démontré la capacité d’internet à mobiliser les gens. Aujourd’hui, les politiciens sont de plus en plus conscients du fait que les élections se gagnent sur les réseaux sociaux, et non plus dans la presse ni à la télévision », explique Me Bouchiba à MEE.
« Poursuivre ces activistes qui les dénoncent en ligne est, pour les hommes politiques, le gouvernement et les forces de sécurité, un moyen de protéger leur réputation sur le web. »
La pandémie de COVID-19 n’a fait qu’accélérer cette tendance.
Les activistes dénonçant l’an dernier la corruption dans le cadre de la gestion locale de l’épidémie ont déclenché « une intensification de la répression sur les utilisateurs des réseaux sociaux et les voix discordantes en ligne » qui a « limité l’espace pour se mobiliser sur internet », selon le rapport annuel 2020 sur la liberté du net publié par l’ONG américaine Freedom House.
Les lois de l’ère Ben Ali
En janvier, le blogueur Anis Mabrouki a été condamné à plus de quatre mois de prison pour un post accusant les autorités locales d’avoir failli dans la distribution de l’aide financière promise par le gouvernement en raison du COVID-19.
En 2018 déjà, selon la Global Internet Sentiment Survey, 50 % des utilisateurs tunisiens sondés considéraient ne pas pouvoir partager leurs idées en toute sécurité sur internet. La répression n’a sans doute fait qu’aggraver les choses.
Ainsi, si l’arrestation d’Amina Mansour n’a pas affaibli sa détermination à s’exprimer, elle l’a amenée à modifier sa méthode.
« C’est ce que recherchent les autorités, vous savez, nous harceler jusqu’à épuisement »
- Amina Mansour, activiste
Sans pour autant s’autocensurer, elle fait désormais très attention à ses mots : « Je peux encore dire ce que je pense », explique-t-elle à MEE, « mais si je veux échapper à une nouvelle arrestation, je dois recourir bien plus qu’avant à l’ironie. Récemment, j’ai présenté mes ‘’excuses’’ à Chahed pour lui avoir causé le désagrément de me faire arrêter. »
Pour justifier leur entreprise de censure, les autorités ont exhumé un arsenal juridique hérité des périodes les plus sombres de la Tunisie : des lois de l’ère Ben Ali.
L’une des plus invoquées à l’encontre des activistes est l’article 86 du code des télécommunications de 2001, punissant « quiconque utilise les réseaux publics de communication pour insulter ou causer du tort à autrui » de peines pouvant aller jusqu’à deux ans de prison.
« Internet existait à peine à cette époque, et encore moins les réseaux sociaux ! Utiliser cette loi à l’encontre des activistes est ridicule », s’exclame Me Bouchiba.
« L’article 86, abondamment utilisé depuis 2018, l’était en fait rarement sous le régime de Ben Ali, qui préférait emprisonner les activistes sous d’autres chefs d’accusation, comme la possession de stupéfiants. »
Sous la pression croissante des autorités, certains activistes commencent à se décourager.
« À l’époque, mon arrestation m’avait donné envie de m’exprimer plus fort encore. La réaction de l’opinion avait été impressionnante : il y avait des équipes de télévision au tribunal, des campagnes sur internet, des personnalités prenaient la parole pour me soutenir, des routes étaient bloquées … », se souvient Amina Mansour.
« Mais récemment, la situation n’a fait qu’empirer. Aujourd’hui, c’est différent », déplore-t-elle.
« À part quelques amis proches, les gens se désintéressent. Les procès, les arrestations… sont devenus la norme. Nous sommes tous épuisés. C’est ce que recherchent les autorités, vous savez, nous harceler jusqu’à épuisement », soupire la blogueuse.
Malgré ces déconvenues récentes, les activistes et ceux qui les défendent voient une raison d’espérer dans la situation actuelle.
« On ne peut pas comparer la liberté de parole avant et après Ben Ali : sous son régime, on ne pouvait tout simplement rien dire », développe Me Bouchiba. « La liberté d’expression est sans doute menacée aujourd’hui – mais il en reste suffisamment pour la défendre. »
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