Le nord de la Syrie est devenu le défouloir d’Erdoğan
Le président Erdoğan a annoncé que la Turquie ferait bientôt une incursion dans le nord de la Syrie pour débarrasser Tel Rifat et Manbij des « terroristes » kurdes. Il s’agira de la quatrième incursion militaire d’Ankara dans la région en six ans. Comme les fois précédentes, Erdoğan cherchera à expulser les milices kurdes qui contrôlent actuellement ces régions pour les remplacer par des forces rebelles syriennes pro-Turcs, transformant ces villes en régimes client le long de la frontière turque.
Ankara goûte peu la présence des Unités de protection du peuple (YPG), groupe syrien affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, faction séparatiste turque), le long de sa frontière depuis qu’elles s’y sont installées lors de la guerre syrienne. Mais les Kurdes syriens se servent rarement de leur position pour lancer des attaques contre la Turquie et aucune hausse significative des frappes terroristes ne rend nécessaire cette soudaine incursion.
Ces attaques visant à stimuler la popularité d’Erdoğan en Turquie au moment opportun sur le plan international deviennent un schéma prévisible
En réalité, les actes d’Erdoğan ne sont pas motivés par les développements en Syrie, mais par ses propres préoccupations nationales et les opportunités qu’offre le climat géopolitique actuel.
Sur le plan national, après vingt ans au pouvoir, la popularité d’Erdoğan vacille et son parti et lui risquent sérieusement de perdre les élections à la fois présidentielles et parlementaires en 2023. L’économie souffre, tandis que l’hostilité monte envers les 3,6 millions de réfugiés syriens qu’Erdoğan a personnellement accueillis. Le président espère qu’une action contre les YPG dans le nord de la Syrie pourra évacuer une partie de la pression en Turquie.
Les opérations contre les YPG/le PKK sont généralement bien accueillies, en particulier chez les nationalistes qu’Erdoğan veut reconquérir. Par le passé, les régions conquises de Syrie ont également été identifiées comme de possibles « zone de sécurité » pour rapatrier les réfugiés non désirés. Tandis qu’en réalité, très peu ont été renvoyés dans ces zones prises, l’idée plaît aux électeurs.
Moscou et Washington
Toutefois, l’évolution de la situation internationale qui facilite l’initiative d’Erdoğan est tout aussi importante. Si la Turquie est un acteur externe important dans le conflit syrien, elle est subordonnée à la fois à la Russie et aux États-Unis, qui contrôlent l’espace aérien syrien. Les précédentes invasions et opérations de la Turquie contre les YPG n’ont été rendues possibles que par l’approbation de Moscou ou de Washington. Cependant, tous deux sont opposés à de nouvelles attaques pour différents motifs et ne vont certainement pas approuver le plan de 2019 d’Erdoğan visant à construire une énorme zone tampon de 30 km le long de la frontière syro-turque.
Mais dans le même temps, aucun ne devrait objecter sérieusement à la prise de Tel Rifat et Manbij.
Qu’est-ce qui a changé ? En un mot : l’Ukraine. Alors que l’attention de la Russie se porte sur cet épuisant conflit, Moscou retire certaines de ses forces de Syrie et ne peut donc s’opposer vraiment à l’opération d’Ankara, malgré l’accord qu’il a conclu en 2019 avec les Kurdes syriens sur le fait de garder la Turquie hors de Manbij.
Si Vladimir Poutine n’accueillera pas très bien le fait qu’Erdoğan expose la faiblesse de la Russie de cette manière, le président russe a besoin que la Turquie maintienne sa position réservée sur l’Ukraine et sera peut-être prêt à sacrifier son accord avec les Kurdes syriens. En outre, Moscou préférera que la Turquie empiète sur le territoire kurde plutôt que de raviver le conflit à Idleb, une région plus importante où la Russie et son allié, le régime d’Assad, ne sont pas en position de force.
Les États-Unis sont dans une position encore plus précaire, étant donné qu’ils sont alliés avec les YPG via le rôle important que jouent ces derniers au sein de la coalition des Forces démocratiques syriennes que Washington a financée pour vaincre l’État islamique (EI), à la plus grande indignation d’Ankara. La dernière fois qu’Erdoğan a attaqué en 2019, l’opinion publique américaine était furieuse contre l’abandon par l’administration Trump de son allié, forçant le président Donald Trump à négocier un cessez-le-feu entre la Turquie et les YPG.
Mais les priorités américaines ont changé, et Erdoğan le sait. Les États-Unis aussi souhaitent préserver la neutralité relative d’Ankara concernant l’Ukraine et ne veulent assurément pas que la Turquie se rapproche de la Russie. En outre, Washington veut qu’Erdoğan revienne sur son opposition à l’adhésion à l’OTAN de la Suède et de la Finlande, laquelle repose sur le refus de ces pays d’extrader des membres exilés du PKK vers la Turquie et leurs objections à l’attaque d’Ankara en 2019.
Exiger plus
Erdoğan sait parfaitement qu’il est en position de force et il pourrait exiger plus de Washington en contrepartie de son acceptation de ces nouveaux membres, comme sa réintégration dans le programme d’avion de chasse F-35.
Il s’attend assurément à ce que la Maison-Blanche ferme les yeux sur la prise de ces poches kurdes, laquelle laisserait intacte la majorité du territoire des YPG sous protection américaine.
Ces attaques visant à stimuler la popularité d’Erdoğan en Turquie au moment opportun sur le plan international deviennent un schéma prévisible. Ses précédentes invasions étaient survenues dans des circonstances similaires.
En 2019, la Turquie avait lancé l’opération Source de paix quelques mois après la défaite du parti d’Erdoğan (AKP) à d’importantes élections locales à Istanbul et Ankara alors que l’hostilité envers les réfugiés montait. L’opération avait boosté la popularité du président et créé un espace pour relocaliser les réfugiés syriens, bien que l’on soit loin des deux millions prévus. Il est important de noter que Washington avait facilité les choses : Trump avait procédé au retrait des forces américaines, donnant ainsi un avantage à Erdoğan.
Avant cela, la Turquie avait attaqué la ville kurde d’Afrin dans le cadre de l’opération Rameau d’olivier début 2018, encore une fois à un moment d’incertitude nationale pour Erdoğan. Le lien avec la politique nationale était tel que le parti AKP, à la suite d’un sondage particulièrement favorable après l’invasion, avait convoqué des élections anticipées en juin 2018 au prétexte que « les développements en Syrie et ailleurs les [rendaient] urgentes ».
Une fois de plus, l’attaque avait été facilitée par des acteurs externes, la Russie cette fois. Poutine avait permis à la Turquie de pénétrer dans l’espace aérien syrien en échange du silence de la Turquie sur l’aide fournie par Moscou au président syrien Bachar al-Assad pour conquérir certaines régions d’Idleb, de Damas et du sud plus tard dans l’année.
On retrouve le même schéma en 2016, lorsque la Turquie a lancé l’opération Bouclier de l’Euphrate contre l’État islamique, qui visait également à interrompre la progression des Kurdes. Une fois de plus, elle était motivée par la politique nationale et internationale.
En Turquie, Erdoğan faisait une démonstration de force après la tentative de putsch quelques mois auparavant, tandis qu’à l’international, l’intervention était convenue avec la Russie, qui avait accepté les gains territoriaux d’Ankara dans le nord de la Syrie à condition qu’il interrompe son soutien aux rebelles à Alep, permettant à Assad de prendre la ville.
En résumé, les incursions turques ont peu à voir avec les événements sur le terrain en Syrie et, malgré la rhétorique d’Erdoğan, ne sont pas motivées par des préoccupations émergentes en matière de sécurité.
Au contraire, ces régions contrôlées par les Kurdes dans le nord de la Syrie sont devenues le défouloir d’Erdoğan : des régions qu’il peut frapper lorsque cela convient à son programme national, si les circonstances internationales s’y prêtent. La situation ne devrait pas changer tant que le président turc restera au pouvoir, et puisque de nombreuses régions le long de la frontière syrienne sont toujours sous le contrôle des YPG, de nouvelles incursions semblent probables à l’avenir.
- Christopher Phillips est maître de conférences en relations internationales à la Queen Mary University of London, dont il est également vice-doyen. Il est l’auteur de The Battle for Syria: International Rivalry in the New Middle East (Yale University Press) et coéditeur de What Next for Britain in the Middle East (IB Tauris).
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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