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Turquie : la chute de la livre plonge les classes moyennes et populaires dans la crise

Les augmentations du coût de la vie devraient se faire encore plus durement sentir dans les mois à venir
Un porteur transporte des marchandises alors que d’autres attendent leur tour, au petit matin près du grand bazar à Istanbul, le 28 octobre 2021 (AFP)
Un porteur transporte des marchandises alors que d’autres attendent leur tour, au petit matin près du grand bazar à Istanbul, le 28 octobre 2021 (AFP)
Par Yusuf Selman Inanc à ISTANBUL, Turquie

« On ne mange que si on peut trouver [quelque chose]. Sinon, on ne mange pas », confie Nurcan Yilmaz, veuve et mère de trois enfants, qui évoque ses difficultés pour survivre dans un contexte d’inflation et de hausse des prix de l’alimentation en Turquie.

« J’attends les promotions dans les supermarchés pour acheter du fromage, des olives ou des produits ménagers. Je vais au bazar pour acheter des fruits et légumes mais seulement après 17 h, parce que je peux acheter des denrées sur le point de se gâter à moitié prix », explique-t-elle.

« C’était mieux avant, lorsque la vie était plus facile. »

« Je ne peux pas survivre sans les aides sociales et l’aide de mes proches »

- Nurcan Yilmaz, veuve et mère de trois enfants

Les plaintes de Nurcan sont ancrées dans les records battus par la livre turque et sa dévaluation régulière face au dollar, chutant d’environ 10 % en l’espace d’une journée mardi dernier.

Cette dernière chute est intervenue après que la Banque centrale turque a supprimé les taux d’intérêt la semaine dernière et que le président turc Recep Tayyip Erdoğan a déclaré que la Turquie était dans une « guerre économique d’indépendance ».

Malgré les critiques de plusieurs économistes et des partis d’opposition, Erdoğan et Şahap Kavcıoğlu, le directeur de la Banque centrale, poursuivent leur politique non orthodoxe qui se fonde sur l’idée que des taux d’intérêt élevés provoquent une inflation élevée.

L’inflation était officiellement de 19 % en octobre, mais beaucoup pensent que les chiffres sont bien plus élevés en réalité.

Les taux d’intérêt plus faibles ont dévalué la livre, faisant grimper les prix des importations de biens essentiels, ce qui affecte la vie quotidienne des Turcs des classes populaires et moyennes.

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« Mes revenus sont d’environ 1 500 livres turques [environ 110 euros]. Mais le loyer est passé à 2 200 livres [environ 160 euros] il y a quelques mois », explique Nurcan. « Les prix des produits ne sont jamais les mêmes au supermarché en l’espace d’une semaine. »

Certaines chaînes de supermarchés discount ont commencé à imposer des quotas de promotions sur certains produits tels que le sucre, le blé, l’huile et le café en raison de la hausse des prix et des difficultés dans la chaîne d’approvisionnement.

« Je ne peux pas survivre sans les aides sociales et l’aide de mes proches », déplore la mère de famille.

Des augmentations de salaire « vaines » 

Économiste et ancien employé de la Banque centrale, Uğur Gürses estime que les augmentations du coût de la vie devraient se faire encore plus durement sentir dans les mois à venir.

« Des plus vagues plus importantes de fluctuation vont éroder la livre turque et cela se fera sentir résolument dans notre quotidien », indique-t-il à Middle East Eye. « Le gouvernement augmentera probablement le salaire minimum, mais cette hausse deviendra vaine lorsque la hausse du dollar commencera à montrer son impact sur l’inflation. »

Actuellement, le salaire hebdomadaire net minimum en Turquie s’élève à 2 825 livres (environ 200 euros), bien en-deçà de tous les pays européens. Ce salaire était équivalant à 380 dollars (335 euros) lorsqu’il a été annoncé l’année dernière.

En 2016, le niveau équivalent approchait des 550 dollars (485 euros), dépassant certains pays européens comme la Bulgarie et la Hongrie. En Turquie, environ six millions de personnes gagnent le salaire minimum 

« Je ne peux pas payer le loyer. Je ne peux même pas acheter les aliments de base. Je ne sais pas si je devrais commencer à mendier »

- Ahmet Görmez

Ahmet Görmez, qui vit à Istanbul avec sa femme et ses deux enfants, indique qu’ils ressentent plus que jamais la pression économique.

« Je ne peux pas payer le loyer. Je ne peux même pas acheter les aliments de base. Je ne sais pas si je devrais commencer à mendier. Tout le monde a des problèmes financiers », déclare-t-il.

Görmez travaille dans les services de nettoyage d’un hôpital privé, pour le salaire minimum.

« Je reçois des aides parce que j’ai des enfants », précise-t-il. « Toutefois, ce salaire n’excède pas les 3 500 livres [250 euros]. Le loyer est passé à 2 000 livres [140 euros] au cours de l’été, alors qu’il était de 1 500 livres [110 euros]. » 

Les loyers ont explosé en Turquie au cours des six derniers mois, en raison du manque de biens disponibles alors que la demande augmente, après le pic sans précédent des coûts de construction.  

« Désormais, nous avons besoin des aides sociales, nous attendons le Ramadan, lorsque les gens seront plus généreux. Ce n’était pas comme ça les années précédentes », conclut-il.

« La pauvreté est partout en Turquie », déplore le père de famille, ajoutant que le pouvoir d’achat du Turc moyen chute drastiquement.

La classe moyenne en péril

Les familles populaires ne sont pas les seules à souffrir de la dépréciation de la devise, la classe moyenne aussi.

La hausse des prix des voitures, du loyer, des biens électroniques et des vacances a commencé à priver cette dernière de certains conforts et luxes.

« D’abord, nous avons réduit nos dépenses culturelles comme les sorties au cinéma ou au théâtre. En raison de la pandémie, nous avons arrêté de manger dehors. Désormais, on cherche seulement à joindre les deux bouts », indique Murat, qui ne donne que son prénom car il travaille pour l’État.

Murat et sa femme sont fonctionnaires et gagnent des salaires moyens qui, combinés, s’élèvent à 15 000 livres (environ 1 100 euros). Ils remboursent 6 000 livres (420 euros) d’emprunt immobilier par mois pour un appartement dans le district de Kartal à Istanbul, situé loin du centre-ville.  

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« Nos revenus sont stables, donc vulnérables face au dollar américain et, bien sûr, au coût de la vie. Alors nous réfléchissons aux dépenses alimentaires, aux factures, aux remboursements de prêts, au carburant, etc. », confie Murat.

Sa femme, Ayca, précise qu’il y a deux ans, son mari et elle n’avaient pas à se soucier de leurs dépenses et réussissaient à épargner.

Avec deux enfants, le couple a peu d’espoir pour l’avenir.

« Il y a quelques années, acheter des vêtements de qualité pour les enfants et pour nous-mêmes n’était pas un problème. Désormais, on achète en promotion des marques de moindre qualité pour habiller nos enfants et, bien sûr, nous n’achetons rien pour nous si ce n’est pas essentiel », poursuit Murat.

« Cette fois, ce n’est pas la pandémie mais des considérations économiques qui nous empêchent de sortir ne serait-ce que pour un simple café », ajoute sa femme.

Uğur Gürses estime que l’inflation galopante poussera la classe moyenne vers la situation financière de la classe populaire : « Acheter un téléphone portable ou même un réfrigérateur importé deviendra un luxe pour la classe moyenne. »

En Turquie, le PIB par habitant diminue depuis 2013. Après avoir atteint son pic en 2013 à 12 614 dollars, il est redescendu à 8 538 dollars en 2020. Il devrait chuter davantage après la dépréciation drastique de la livre.

D’un autre côté, le taux de croissance turc a rebondi avec un record à 21,7 % au second trimestre de cette année, suscitant même les éloges de la Banque mondiale.

Un tel rebond a été possible grâce à l’augmentation des exportations, les marchandises turques devenant moins chères pour les marchés internationaux après la perte de valeur de la livre. En octobre, les exportations ont connu une augmentation record de plus de 20 %.

La nouvelle Chine ?

En conséquence, certains ressortent gagnant du boom des exportations et pensent que jusqu’ici, tout va pour le mieux pour leurs affaires.

Hakki Zekioğlu, fabricant de produits textiles à Istanbul, explique à MEE que ses revenus ont augmenté de manière sans précédent l’année dernière et continuent de le faire.

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« La main d’œuvre est très bon marché maintenant selon les standards européens », se réjouit-il. « Nos produits sont de bonne qualité mais fabriqués à moitié prix par rapport à tout autre pays européen. Nous sommes comme la Chine maintenant : nous fabriquons des vêtements de la meilleure qualité et les Européens les portent. »

Toutefois, il estime que l’essor des exportations tient principalement à la crise monétaire et pourrait ne pas être favorable à long terme car de nouvelles perturbations de la chaîne d’approvisionnement en raison des fluctuations de la livre pourraient également ébranler ses affaires.

Si les exportateurs et producteurs semblent relativement satisfaits de la situation actuelle de la livre, ils finiront par en subir les conséquences comme tout le monde, pense-t-il.

La Turquie importe quasiment toute son énergie et dépend des biens étrangers pour les matières premières, les machines et les appareils high-tech, qui deviendront plus chers avec une livre dépréciée. 

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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