Crise économique en Turquie : kebabs, coiffeur et pierres tombales gratuites !
ISTANBUL, Turquie – Döner kebabs gratuits et, un tantinet plus morbide, pierres tombales offertes : voici ce que proposent quelques entreprises turques, qui tiennent à encourager leurs clients à suivre le conseil du président et convertir les dollars de leur épargne en livres turques, afin de soutenir la monnaie chancelante du pays.
Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, ne cesse de faire des appels du pied insistants à ses concitoyens pour qu’ils abandonnent le dollar en faveur de la monnaie nationale. La dernière fois, ce fut le 2 décembre. Depuis des semaines, la valeur de la livre plonge jour après jour à des profondeurs records et le dollar s’échange actuellement pour environ 3,50 livres (0,94 euro).
Mustafa Ortac, coiffeur à Istanbul, fait partie de ces commerçants qui offrent gratuitement leurs services aux « patriotes ».
« Je rase gratis quiconque m’apporte un reçu attestant avoir changé en livres 200 dollars ou euros, et la coupe est en prime, promet Ortac. Nous avons le devoir de faire preuve de patriotisme et de répondre à l’appel de notre président. »
Mardi, la Banque centrale turque a exprimé son soutien à l’appel lancé par Erdoğan aux citoyens turcs de convertir en livres leurs dépôts en devises étrangères. Le même jour, le prix du litre d’essence à la pompe est passé à cinq livres, la première fois en deux ans et demi.
Pourquoi la livre flotte
On est bien loin de 2008, année faste où la livre s’échangeait à 1,15 dollar et où l’économie turque jouait dans la cour des grands.
Les observateurs invoquent une combinaison de facteurs internationaux – l’élection américaine et les décisions politiques potentielles du président élu, Donald Trump – ainsi que des facteurs internes : mesures de répression gouvernementales après le coup d’État manqué et tentatives d’introduire un régime de présidence exécutive – voilà ce qui expliquerait les vicissitudes de la livre.
Les critiques rappellent que chaque fois qu’un membre de gouvernement ou le président évoque l’éventualité d’une présidence exécutive ou la nécessité de tourner la page du dollar, bourses et marchés monétaires s’affolent.
Un même message : aucune raison de s’inquiéter
Le Premier ministre turc, Binali Yıldırım a commencé par dire en novembre qu’il ne fallait pas s’inquiéter de voir la livre chanceler, car ce n’était que temporaire, et a insisté : les fondamentaux et indicateurs économiques du pays étaient toujours au vert.
Cependant, cette rhétorique a fini par rétropédaler : on a bientôt expliqué que le dollar se renforçait par rapport à toutes les devises, pas seulement la livre, et que les élections américaines étaient les premières à blâmer. Le message restait néanmoins le même : il n’y a aucune raison de s’inquiéter.
Finalement, responsables et médias pro-gouvernementaux ont commencé à évoquer de mystérieuses puissances clandestines, s’acharnant à fomenter un « coup d’état économique » pour renverser le gouvernement, suite à l’échec des complots précédents.
Yıldırım, dans son discours du 29 novembre, déclara que les rumeurs d’une crise économique déclenchée par une livre affaiblie n’étaient que des ragots, répandus par les partisans de Fethullah Gülen.
« Les partisans du FETO [acronyme turc de l’Organisation terroriste Fetullah, l’expression favorite du gouvernement] sèment la rumeur d’une soi-disant réduction des investissements. »
« Ils se sont installés dans d’autres pays et veulent à toute force saper l’économie turque. Ils essaient d’atteindre le but qu’ils ont manqué du 17 au 25 décembre 2013 », a-t-il prétendu.
Les autorités turques accusent le prêcheur turc américain Gülen et ses partisans d’avoir fomenté le coup d’État de juillet.
Les événements du 17 au 25 décembre auxquels Yıldırım faisait allusion correspondent à la période où une mise en examen pour corruption a été lancée contre Erdoğan et son cercle rapproché par la police et les procureurs prétendument fidèles à Gülen. Le gouvernement a qualifié cette initiative de tentative illégale pour renverser l’administration.
Après des semaines à balayer d’un revers de main les craintes, infondées selon lui, suscitées par la chute de la livre, le gouvernement a promis désormais d’introduire des mesures pour la stabiliser. Erdoğan a recommandé à ses concitoyens de sortir leurs dollars de « dessous les matelas » pour les convertir en livres, afin de démontrer au monde entier la force du sentiment national turc.
Dans la foulée, le président a aussi appelé la Russie, la Chine et l’Iran à régler leurs transactions en monnaies locales, et aux entreprises turques de revenir à la livre lors de leurs opérations commerciales. Loyers et baux immobiliers professionnels des centres urbains turcs s’expriment souvent en dollars ou euros.
La livre a été si fortement ébranlée que même l’aile modérée du Parti pour la justice et le développement (AKP) a remis en question les politiques économiques du gouvernement.
Etyen Mahçupyan, conseiller de l’ancien Premier ministre, Ahmet Davutoğlu, a, dans un journal turc, publié une colonne au vitriol, où il exprimait ses doutes de trouver un seul membre de l’AKP un tant soit peu compétent en économie.
Turkish Airlines : le canari de l’économie
Mais la dévaluation de la livre suscite des inquiétudes croissantes car elle serait l’indice de problèmes économiques beaucoup plus graves, qui commencent maintenant à se faire sentir.
Les aléas de la compagnie aérienne turque, Turkish Airlines, la plus importante du pays – privatisée à 51 % et nationalisée à 49 % – sont souvent un baromètre fiable de la santé de l’économie en général.
Au temps où le rythme de croissance de l’économie turque flirtait avec les 10 %, au milieu les années 2000, cette compagnie aérienne connut une expansion astronomique : elle engrangeait des bénéfices inouïs et offrait de plus en plus de destinations, le tout s’accompagnant d’une forte progression de ses services, tant en nombre qu’en qualité. À l’époque, la Turquie comptait parmi les destinations les plus attrayantes pour les touristes du monde entier.
Or cet hiver, et pour la première fois, la compagnie aérienne a décidé de laisser environ 30 de ses avions au sol, invoquant des coûts d’exploitation excessifs et une baisse de fréquentation touristique.
Décision qui contraste violemment avec les révélations des médias turcs cette semaine : la compagnie aérienne aurait acheté un Airbus A340, fabriqué selon un cahier des charges spécifique, construit quelques temps plus tôt à l’intention du dictateur tunisien Zine el-Abidine Ben Ali, et livré un mois avant sa destitution, en 2011. La Turkish Airlines n'a pas souhaité s’exprimer sur les raisons de l’achat de cet avion sur mesure.
Dans la même veine, l’économie turque ayant connu une croissance plus faible (pour quantité de raisons dont des troubles régionaux, des attaques terroristes et une agitation politique interne), le gouvernement a lancé avec détermination d’énormes projets d’infrastructures.
À la fin du mois, sera inauguré un deuxième tunnel sous-marin, creusé sous le Détroit du Bosphore pour relier l’Istanbul européenne à l’asiatique. Le premier tunnel est devenu opérationnel en 2013.
En août, un troisième pont enjambant le Bosphore a été ouvert, de même que de nouvelles tranches de l’autoroute du nord de Marmara, périphérique autour d’Istanbul. Les péages pour les emprunter sont eux aussi basés en dollars. De plus, la construction du troisième aéroport d’Istanbul bat son plein, et ce sera le plus grand aéroport de toute l’Europe.
« Istanbul connait malheureusement une très mauvaise conjoncture touristique. Nous avons enregistré d’énormes baisses de fréquentation, tant par les touristes étrangers que locaux.
- Timur Bayindir, Association de l’hôtellerie turque
Ces projets d’infrastructure pharaoniques sont en pleine expansion, alors même que les deux plus grands gisements d’emplois – tourisme et agriculture – souffrent d’une crise grave.
Le mois dernier, un agriculteur a mis en scène la parodie de l’enterrement d’un cageot de tomates. Il habite la province méditerranéenne d’Antalya, où tourisme et agriculture sont les piliers de l’économie régionale.
L’agriculteur voulait ainsi manifester son désaccord sur la perte du marché d’exportation vers la Russie. Les liens politiques avec Moscou se sont resserrés en juillet mais la Russie n’en a pas moins, jusqu’à présent, maintenu ses sanctions sur les importations turques, dont les tomates en particulier.
Moscou a imposé toute une série de sanctions économiques contre la Turquie, après que l’aviation turque a abattu un avion de chasse russe près de la frontière avec la Syrie, le 24 novembre 2015.
Le 5 décembre, le patron de l’Association de l’hôtellerie turque a lancé une mise en garde : certains hôtels d’Istanbul pourraient être contraints de fermer définitivement pendant la saison d’hiver, pour cause de pénurie de visiteurs.
Dans une déclaration rendue publique suite à un rapport émanant du secteur de l’Industrie, on apprenait que la Turquie demeurait le pays d’Europe à afficher les plus faibles taux d’occupation de ses hôtels, explique Timur Bayindir : « Le tourisme à Istanbul est malheureusement en bien mauvais état. Nous avons enregistré d’énormes baisses de fréquentation, tant par les touristes étrangers que locaux et, face à une conjoncture aussi défavorable, nous prévoyons la fermeture définitive de plusieurs hôtels à Istanbul ».
Et puis n’oublions pas l’inflation...
La livre ne cesse de s’effondrer à un rythme effarant, faisant redouter à un nombre croissant de citoyens et responsables gouvernementaux une poussée de fièvre inflationniste.
Erkan Aydogdu, cadre moyen dans une société privée à Istanbul fait une navette de 36 kilomètres entre travail et domicile. Il s’est plaint à Middle East Eye qu’un prix de l’essence dépassant le seuil de cinq livres lui posait un problème psychologique important, comme à bon nombre de ses collègues.
« Tout ce que je sais, c’est que mon pouvoir d’achat est plombé un peu plus chaque semaine. Il devient donc de plus en plus pénible de joindre les deux bouts »
- Bahar Yalcin, retraitée
« Je commence à vraiment m’inquiéter quand l’essence passe à cinq livres le litre », explique-t-il. « C’est ridicule. Mon salaire est calculé en livres et les quelques augmentations que j’obtiens ne sont jamais suffisantes pour courir après l’inflation ou un dollar toujours plus fort ».
« Ces derniers temps, je dois de toutes façons réduire mon train de vie. Nous sortons moins fréquemment au restaurant par exemple. Mais psychologiquement parlant, quand on voit l’essence passer à cinq livres le litre, on se demande même si l’on pourra encore s’offrir le luxe de se déplacer ».
Bahar Yalcin, retraitée, trouve risible cette idée d’offrir des services gratuits en récompense d’échanger ses devises étrangères contre de la monnaie nationale.
« Je ne connais rien des complexités de l’économie moderne. Tout ce que je sais, par contre, c’est que mon pouvoir d’achat chute un peu plus chaque semaine. Il devient donc de plus en plus pénible de joindre les deux bouts », confie-t-elle à MEE. « Et je n’ai pas le premier dollar à changer pour obtenir quoi que ce soit gratuitement. Cette mesure ne profitera donc qu’aux riches ».
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.
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