Accord gazier israélo-égyptien : quelles sont les chances qu’il parte en fumée ?
TEL AVIV, Israël – On connaît l’expression « vendre de la glace aux esquimaux ». Et l’expression anglaise « vendre du sable aux Arabes ». Désormais, on peut dire « vendre du gaz à l’Égypte ».
Le temps presse pour la finalisation d’un accord qui fournirait 15 milliards de dollars de gaz israélien à une société privée égyptienne au cours de la prochaine décennie.
« Le gaz israélien n’est plus nécessaire, sur le papier du moins »
- Elai Rettig, Institut d’études de sécurité nationale et Université de Haïfa
L’accord entre d’une part la société israélienne Delek Drilling et la société texane Noble Energy, lesquelles sont partenaires dans les gisements israéliens Tamar et Leviathan, et d’autre part la société privée égyptienne Dolphinus Holdings a été annoncé pour la première fois en février.
Et début juillet, l’accord a continué sa route lorsque les actionnaires de Delek ont voté en faveur d’un projet d’investissement dans une société contrôlant le seul pipeline entre Israël et l’Égypte.
L’un des actionnaires de Delek qui a assisté au vote a rapporté qu’un représentant de l’entreprise avait dit aux personnes réunies qu’avec le contrôle du gazoduc, le gaz pourrait circuler dès la fin de l’année vers l’Égypte – tout comme leurs retours sur investissement.
Il leur a été dit qu’« [ils] verron[t] l’argent dans un avenir très proche ».
Ces mêmes parties avaient annoncé un accord similaire en mars 2015, à une époque où les ménages et les usines en Égypte subissaient régulièrement des coupures de courant dues aux pénuries d’énergie.
Cet accord ne s’est jamais concrétisé. Trois ans plus tard, le marché du gaz en Méditerranée orientale – qui en est riche – et dans le monde entier s’est transformé, laissant un détail gênant pour les revendeurs de gaz israéliens : l’Égypte est désormais presque autosuffisante en gaz.
Comme l’explique Elai Rettig, chercheur à l’Institut d’études sur la sécurité nationale basé à Tel Aviv et chargé de cours à l’Université de Haïfa, « le gaz israélien n’est plus nécessaire, sur le papier du moins ».
Toutefois, il est impératif pour Israël de vendre du gaz : plus longtemps le gaz restera invendu, plus on découvrira de gaz en Méditerranée et plus il y aura de chances pour que le rêve d’Israël de ventes régionales rentables soit renvoyé aux calendes grecques.
Ce n’est cependant pas ce qui est avancé publiquement. Les rapports du gouvernement israélien se sont plutôt focalisés sur des arguments basés sur la sécurité nationale israélienne.
Que contient-il pour l’Égypte ?
L’accord gazier annoncé en février permettrait à Delek and Noble, et à leurs partenaires, de continuer à investir dans le plus grand gisement de gaz d’Israël, le bien nommé Leviathan, qui n’a pas encore produit de gaz depuis sa découverte en 2010.
Ces entreprises ont déjà investi 3,75 milliards de dollars dans la première phase de développement de Leviathan, qu’elles ont qualifié de plus grand projet énergétique de l’histoire d’Israël. Les observateurs du secteur s’attendent à ce que le gisement commence à produire l’année prochaine.
La logique du Caire est beaucoup moins claire : une fois que l’Égypte pourra satisfaire ses besoins domestiques – ce qui pourrait se produire dès 2019 –, alors le gaz israélien coûtera probablement plus cher que le gaz égyptien simplement en raison des coûts supplémentaires liés à l’importation, selon les analystes.
Ce gaz pourrait encore être potentiellement réexporté depuis deux usines de liquéfaction en grande partie sous-utilisées dans les villes égyptiennes d’Idku et de Damiette, les seules installations de ce type en Méditerranée orientale.
C’est la vision que le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi a pour le pays. Quand l’accord a été annoncé, il a déclaré que l’Égypte avait « marqué un but ».
« J’en ai rêvé pendant quatre ans – j’ai rêvé que nous devenions un centre régional de l’énergie », a-t-il dit. « Tout le gaz venant de la région viendra à nous. »
Si cela devait se produire, l’Égypte bénéficierait des péages et des frais de transit.
Cependant, les observateurs du secteur sont également convaincus que l’Égypte ne tardera pas à découvrir encore plus de gaz et qu’elle voudra utiliser la capacité limitée des usines de gaz naturel liquéfié (GNL) pour exporter le sien.
Étant donné que la base commerciale de l’accord actuel est inconnue, on ne sait pas vraiment s’il serait plus profitable pour l’Égypte d’exporter son propre gaz ou de réexporter le gaz israélien.
Néanmoins, aucun de ces détails n’a empêché l’accord d’aller de l’avant. Au contraire, le temps presse, les entreprises qui vendent du gaz israélien tentent de pénétrer l’un des derniers marchés locaux viables.
« Cet accord ne sert en rien l’Égypte, ni sa sécurité nationale. L’Égypte a-t-elle besoin de gaz naturel ? Non »
- Khaled Foad, Egyptian Institute for Studies
Pendant ce temps, certains Égyptiens, comme l’analyste politique et ancien géophysicien Khaled Foad, demeurent perplexes.
« Cet accord ne sert en rien l’Égypte, ni sa sécurité nationale », a déclaré Foad, actuellement basé à l’Egyptian Institute for Studies d’Istanbul. « L’Égypte a-t-elle besoin de gaz naturel ? Non. »
L’accord peut être privé, a déclaré Foad, mais les politiciens continuent à l’évoquer comme un accord entre les gouvernements égyptien et israélien.
Il a souligné que le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou avait déclaré que l’argent de l’accord serait investi pour améliorer la santé et l’éducation des Israéliens.
« Il nous faut la même chose pour l’Égypte, a déclaré Foad. Nous avons de nombreux secteurs qui ont besoin de développement, mais nous donnons un cadeau à Israël en échange d’avantages mineurs. »
L’histoire trouble de l’accord gazier israélo-égyptien
L’accord n’est que le dernier chapitre d’une saga qui a vu les fortunes gazières israéliennes et égyptiennes fluctuer, leurs destins troublés et apparemment entremêlés. C’est aussi une saga qui, à divers moments, a laissé les Israéliens et les Égyptiens dans le noir.
Il y a dix ans, l’Égypte était un exportateur net de gaz, fournissant 40 % du gaz naturel israélien à l’un des prix les plus bas au monde.
L’accord avait été conclu entre deux sociétés publiques égyptiennes et la société privée égyptienne East Mediterranean Gas (EMG), créée en 2000 pour construire un gazoduc entre l’Égypte et Israël et dont les associés comprennent l’ancien agent de renseignement israélien et magnat de l’énergie Yossi Maiman. Il s’est attiré les critiques des Égyptiens et a alimenté les soulèvements qui ont renversé le président de l’époque, Hosni Moubarak, en 2011.
En 2012, deux Égyptiens considérés comme les architectes de l’accord original – l’ancien ministre du Pétrole Sameh Fahmy et l’homme d’affaires Hussein Salem – ont été condamnés à quinze ans de prison, mais ont été acquittés par la suite.
L’Égypte a donc souffert d’années d’instabilité politique et de mauvaise gestion dans le secteur de l’énergie, concernant notamment d’autres accords douteux sur lesquels MEE a enquêté, ainsi que des attaques répétées dans le Sinaï contre le gazoduc.
L’Égypte était incapable de satisfaire sa demande intérieure et d’honorer ses contrats d’exportation. Au lieu de cela, elle a commencé à importer du gaz naturel liquéfié à un prix élevé pour satisfaire les besoins d’une population croissante qui souffrait de coupures de courant régulières.
Gaz israélien : qui va l’acheter ?
Tandis que l’Égypte tombait dans un marasme de dépendance énergétique, l’avenir d’Israël, qui avait longtemps importé son gaz, semblait prometteur.
En 2009, Noble et Delek ont découvert le gisement de Tamar, rapidement suivi en 2010 par Leviathan, l’une des plus grandes découvertes mondiales de ce siècle.
Le ministre israélien des Infrastructures, Uzi Landau, a déclaré que cette découverte était « la plus importante nouvelle en matière d’énergie depuis la fondation de l’État » et qu’il était question qu’Israël devienne le centre régional du gaz.
Toutefois, au cours des années qui se sont écoulées, les entreprises impliquées ont dû faire face à un nœud gordien de problèmes politiques et économiques liés à une question : comment le vendre ?
En 2015, alors que des sociétés de l’énergie avaient investi des milliards pour découvrir les champs et attendu des années pour produire du gaz, le gouvernement israélien a approuvé des règlementations visant à rendre le secteur plus compétitif, une décision qui aurait considérablement effrayé les investisseurs étrangers, qui auraient craint les futures décisions du gouvernement.
Près d’une décennie après sa découverte, seul Tamar a produit du gaz pour la consommation commerciale. Il fournit actuellement la quasi-totalité du gaz israélien, mais ses seuls clients étrangers sont la société publique jordanienne Arab Potash Company et sa filiale Jordan Bromine.
L’accord de Tamar, et un accord beaucoup plus important signé en 2016 qui verrait le gaz de Leviathan fourni à la National Electric Power Company (NEPCO) de Jordanie, ont suscité des protestations de rue et des critiques de la part des parlementaires jordaniens.
Au fil du temps, la liste des clients potentiels s’est amenuisée. Chypre a découvert du gaz offshore. Le Liban a de sérieuses perspectives d’en trouver. Les tensions politiques entre Israël et la Turquie, qui auraient fait un marché idéal pour le gaz israélien, ont jusqu’ici empêché les ventes dans ce pays.
Il y a aussi eu le rêve de vendre du gaz à travers EastMed, un projet de pipeline sous-marin de 1 900 km pour 7 milliards de dollars allant d’Israël à la Grèce et l’Italie en passant par Chypre.
Cependant, les coûts et des défis logistiques majeurs ont anéanti cette idée, laissant Israël avec un seul client possible pour une vente rapide : l’Égypte.
L’Égypte a-t-elle besoin du gaz israélien ?
Le besoin en gaz israélien de l’Égypte est néanmoins discutable. En juillet 2015, la société d’énergie italienne Eni a découvert le « super gisement » de Zohr – le plus grand gisement de gaz jamais découvert en Méditerranée – puis a commencé à produire du gaz en décembre dernier. L’Égypte devrait produire un excédent de gaz dès l’année prochaine.
Ainsi, lorsque l’accord Delek/Noble-Dolphinus a été annoncé en février dernier, beaucoup étaient perplexes. Pourquoi l’Égypte a-t-elle besoin de ce gaz ? Même si celui-ci va être réexporté, cela a-t-il un sens sur le plan économique ?
David Butter, chercheur associé au programme Moyen-Orient et Afrique du Nord de la Chatham House, a demandé : « Les consommateurs égyptiens vont-ils payer plus cher pour un gaz fourni par une entreprise israélo-américaine ?
« L’option du GNL est également compliquée car les frais supplémentaires vont nuire à sa compétitivité. Que se passera-t-il si l’Égypte trouve beaucoup plus de gaz ? »
D’autres doutes sur l’accord ont été exprimés quand il a été indiqué il y a quelques semaines qu’Eni avait fait une autre découverte massive au large des côtes du Sinaï. Les actions du secteur énergétique israélien ont plongé car il semblait alors que l’Égypte n’avait peut-être pas besoin du gaz israélien.
L’information a par la suite été réfutée par Eni, qui a seulement déclaré que l’exploration du gisement de Noor, où la découverte aurait été faite, commencerait en août. Mais ce n’est qu’une question de temps, affirment les analystes, avant que l’Égypte ne découvre davantage de gaz – et c’est pourquoi cet accord avance rapidement.
« Ils pourraient être en mesure de vendre du gaz à l’Égypte, mais pour combien de temps, ce n’est pas clair »
- David Butter, Chatham House
« À tout moment, il pourrait s’effondrer. L’idée est simplement de le précipiter, de le verrouiller et de créer des faits sur le terrain », a expliqué Rettig. « Vous mettez le pipeline, vous mettez le gaz dans le pipeline, et le gaz coule déjà. Vous allez l’arrêter maintenant ? C’est l’idée. Forcez-le et faites-en une réalité. »
Alors que l’accord est actuellement prévu pour dix ans, les analystes soupçonnent qu’il pourrait ne pas durer aussi longtemps, mais – et c’est essentiel – assez longtemps pour permettre à Delek et Noble de continuer à investir dans Leviathan pour conclure d’autres accords.
« Ils pourraient être en mesure de vendre du gaz à l’Égypte, mais pour combien de temps, ce n’est pas clair », a déclaré Butter.
Les actionnaires attendent un pipeline d’argent
Mais plus tôt ce mois-ci, les actionnaires de Delek ont donc massivement voté pour investir 200 millions de dollars dans EMG, la compagnie qui transportait le gaz égyptien à bas prix en Israël il y a dix ans et qui contrôle toujours le pipeline entre Israël et l’Égypte.
En investissant dans EMG, Delek et Noble détiendraient le plus grand bloc de vote de la société, leur permettant d’adopter une motion pour inverser la direction du pipeline.
Cependant, des obstacles demeurent. Des milliards de dollars en dommages et intérêts pèsent encore sur l’accord après que l’Egyptian Natural Gas Holding Company (EGAS) a mis fin à ses contrats avec EMG pour l’exportation de gaz vers Israël en 2012.
En 2015, la Chambre de commerce internationale de Genève a ordonné à EGAS et à l’Egyptian General Petroleum Corporation (EGPC) de payer une amende de 1,76 milliard de dollars à l’Israeli Electric Company et de 288 millions à EMG pour avoir stoppé les livraisons de gaz.
Le ministre égyptien de l’Énergie, Tarek al-Moulla, aurait déclaré plus tôt cette année que l’accord dépendait des dommages et intérêts. Le site d’information égyptien Mada Masr a également rapporté que le gouvernement israélien avait accepté en principe de réduire le montant des amendes dues si le gouvernement égyptien autorisait son secteur privé à importer du gaz israélien.
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Et c’est le seul avantage que Khaled Foad, de l’Egyptian Institute for Studies, a dit voir dans cet accord. « Le seul avantage que l’Égypte pourrait retirer – bien qu’il ne soit pas écrit dans l’accord, mais nous pouvons le prédire – est l’exonération qu’elle peut obtenir pour l’amende. »
Compte tenu des hauts et des bas de ces dernières années, l’actionnaire de Delek a déclaré qu’il n’était pas prêt à se détendre. « Je me réjouirai quand je verrai l’argent », a-t-il confié.
Delek, Noble et Dolphinus n’avaient pas répondu aux demandes de commentaires de MEE au moment de la publication de cet article en anglais.
Sondos Asem a contribué à ce reportage.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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