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À Alger, la « révolution du sourire » s’installe partout 

Depuis l’acte I des manifestations le 22 février, les Algérois semblent se réapproprier leur ville
Par Adlene Meddi à ALGER, Algérie

À la sortie de ce lycée, à Hussein Dey, un quartier de la périphérie algéroise, Hasna, Abdou, Manel et une dizaine de leurs camarades s’agglutinent à l’entrée de leur établissement, les yeux rivés sur l’écran de leurs portables. « Oui, celui-ci est bien, il faut le changer un peu, après ce qui s’est passé hier... » Hasna, 17 ans, a noué son tablier autour de la taille, un bandeau aux couleurs du drapeau algérien au poignet. 

Le groupe étudie les différents slogans sur les pancartes des manifestations dont ils déroulent les vidéos sur leurs smartphones. Après les annonces attribuées au président Abdelaziz Bouteflika, lundi 11 mars, concernant l’annulation de la présidentielle du 18 avril et le prolongement de son mandat, ils veulent actualiser les mots d’ordre.

« On a adopté un nouveau slogan : ‘’Bouteflika, pas une minute de plus !’’ », lance la joyeuse troupe dont Abdou, lunettes de soleil et look sportif, assure le « secrétariat ». Sur des feuilles volantes arrachées à ses cahiers de cours, il résume les propositions, trace les trajectoires des cortèges pour vendredi prochain 15 mars, date de l’acte IV pour une nouvelle mobilisation contre le « mandat à vie » du chef de l’État.

« Même les télés arabes se moquaient de nous ! » 

« Ils sont rapides, là-haut, ça change tout le temps ! Le peuple les a obligés à changer le scénario de leur film plusieurs fois, c’est une bonne chose qu’ils aient peur de nous », affirme Abdou. « Au début, les enseignants avaient peur du directeur du lycée, de la réaction de nos parents… », explique Ryma, la plus jeune de l’équipée. « Mais les choses changent, maintenant, ils nous font confiance, ils nous encouragent. On ne casse rien, on n’insulte personne, on fait attention à ne pas provoquer les policiers… Mon oncle est policier, je ne peux pas le détester, même lui est dégoûté. » 

Un peu plus loin, à l’entrée d’un vieil immeuble menaçant de tomber en ruine, comme la plupart des bâtiments centenaires de la rue Tripoli, Rabah, 68 ans, dont le béret cache la calvitie, cigarette à la bouche, converse avec ses voisins du même âge. Tous ont un journal à la main qu’ils brandissent quand la discussion s’anime.

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« Moi, je sors manifester », lance comme un défi Ammi Rabah, que tout le monde appelle « tonton » par respect. « Et elhadjâ [son épouse], elle ne me laisse pas le choix ! », poursuit-il avec un large sourire malicieux, provoquant l’hilarité de ses voisins. « Nous étions devenus la risée du monde ! Même sur les chaînes arabes, on se moquait de nous ! », s’indigne le vénérable retraité des chemins de fer.

Il raconte avoir interdit, en vain, à sa fille aînée de manifester les trois derniers vendredi, de peur des violences. « Elle m’a convaincu en me disant qu’il fallait qu’on retrouve notre dignité. Je n’ai rien trouvé à lui répondre ». « Ils nous rabaissent, avec ce président qui ne veux pas partir, mais on ne va pas accepter et baisser la tête. Quand tu es humilié, personne ne te respecte, ni l’étranger, ni ta famille, ni personne », lâche Rabah en secouant son journal.

La discussion s’anime, les voisins étudient la possibilité de s’organiser en comité de quartier. « Avant, on était chacun dans son coin, chacun réglait les affaires à son propre niveau. Là, on veut être ensemble, monter un comité d’immeuble, un autre pour le quartier, pour nettoyer, cotiser pour embellir notre rue délabrée, pour discuter ensemble de ce qui se passe dans ce pays », s’enthousiasme « tonton » Rabah.

« Avant, on était chacun dans son coin. Là, on veut être ensemble »

- Rabah, retraité algérois

« On a laissé trop longtemps nos affaires entre les mains de ces gangsters au pouvoir », conclut-il avant de s’énerver contre un de ses voisins, récalcitrant devant les chantiers qui les attendent. 

Alger centre. Halim ferme son ordinateur portable et remercie le serveur qui lui a permis de travailler tranquillement dans un coin de ce salon de thé, près de la place de l’Émir-Abdelkader. Avec d’autres étudiants, mais aussi des jeunes d’autres horizons, il vient de faire une « séance de travail » sur la nouvelle plateforme « 22fevrier2019.com » en référence aux premières manifestations du 22 février dernier.

Lancée le 13 mars, la plateforme web ambitionne d’agréger toutes les revendications et les propositions de la jeunesse algérienne, avec la possibilité de voter pour chacune des idées proposées. Halim suit des études pour devenir interprète. Il est inscrit à la fac centrale, où les étudiants ne cessent de mettre la pression dans les rues du centre-ville pour réclamer « le changement du système ».  

« Trop de gens veulent parler à notre place, il y aura certainement de la récupération par les pros de la politique. Mais sur internet, c’est nous le peuple, qui sommes souverains. Nous décidons », martèle le jeune homme en montrant du doigt son ordinateur posé entre une tasse de café vide et un cendrier plein de mégots.

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De la revendication d’un « référendum d’initiative citoyenne » à la décentralisation, en passant par l’exigence du contrôle de la justice de tous les responsables et les hautes instances… les propositions sont aussi nombreuses que variées, mais toutes « renseignent sur la soif de démocratie réelle dans un pays où les institutions semblent s’effondrer les unes après les autres », commente Halim qui, déjà, coordonne avec ses camarades les modalités de la marches de demain.

« Le but est d’arriver dans un laps de temps assez court à dégager une plateforme de revendications consensuelle et unifiée pour l’imposer aux décideurs sous la pression des manifestations géantes », lance l’étudiant en tapotant sur le clavier de son téléphone. 

Opération post-it

Une autre initiative a vu le jour cette semaine. Elle reprend le mode opératoire des étudiants algérois qui mardi, lors de leur manifestation contre les « offres » d’Abdelaziz Bouteflika, ont placardé sur les murs de la place Maurice-Audin, au centre-ville, des milliers de post-it (arrachés ensuite par la police) où étaient notés slogans, propositions et messages divers. « Une manière de dire qu’on parle à un mur », explique Sara, en deuxième année de médecine.

De cette idée est née la page Facebook « Post_it_ga3 » : gaâ, (tout ou tous, en algérien) fait référence à une vidéo très partagée cette semaine. On y voit un jeune qui interrompt une reporter télé d’une chaîne arabe, et, refusant de parler en arabe classique, lance : « Yetnahaou gaâ ! » (il faut tous les enlever) en parlant des responsables algériens.

https://www.youtube.com/watch?v=Vwf2PIsOmuE

Sur « Post_it_ga3 », les Algériens sont invités à prendre en photo un post-it annoté d’une idée ou d’une revendication et à créer ainsi un mur virtuel des exigences des jeunes. 

https://web.facebook.com/photo.php?fbid=2340831412608002&set=a.592333777457783&type=3&eid=ARCkOaY9PFL7kX6gIv3mHBojMqAQMugOpjX_yJ

En ville, les initiatives se multiplient encore : lundi dernier, et pour la deuxième fois, artistes et intellectuels ont animé un débat devant le Théâtre national, square Port-Saïd ! Une première dans la ville habituellement interdite à tout rassemblement.

Ce jeudi, le plus grand rendez-vous footbalistique d’Alger, le derby USMA-MCA, les deux clubs ennemis de la capitale, a été boycotté par les supporters des deux clubs pour dénoncer la situation dans le pays.

https://web.facebook.com/Mouloudia.org/photos/a.10153151316980099/10161425142000099/?type=3&eid=ARBWDN4B1JIQk7o4OXivVGGz-gbEdauf

« Alger est si belle quand elle se révolte », sourit un passant, rue Didouche Mourad où des policiers sont stationnés depuis plus de trois semaines. « Ce vendredi, elle sera encore plus belle », lâche l’homme, la cinquantaine, anonyme dans la foule tranquille du J-1. 

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