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Attirés par l’argent saoudien, les mercenaires yéménites sont abandonnés dès qu’ils ne servent plus

Pour joindre les deux bouts, de nombreux Yéménites partent défendre la frontière saoudienne en tant que mercenaires. Mais en cas de difficulté, de blessure ou même de décès, l’Arabie saoudite n’offre aucune assistance
Un soldat saoudien tire au mortier en direction d’une position du mouvement houthi, à la frontière saoudienne avec le Yémen (Reuters)
Par Correspondant de MEE à TA’IZZ, Yémen

Combattre au sein de l’une des différentes factions s’affrontant dans la guerre civile brutale au Yémen n’avait jamais traversé l’esprit d’Adel – jusqu’à la perte de son emploi dans le service public de l’eau de la ville de Ta’izz. Ce père de deux filles a soudain peiné à nourrir sa famille.

L’an dernier, se sentant au plus mal face au chômage et à la flambée des prix, ce trentenaire a décidé de devenir mercenaire et de se battre pour l’Arabie saoudite contre les Houthis yéménites le long de la frontière entre les deux pays.

« Des dizaines de mes voisins de tous âges ont participé à des batailles avant moi et ils sont revenus avec beaucoup d’argent alors j’ai pensé à combattre moi aussi », rapporte Adel à Middle East Eye.

« Mes voisins m’ont dit qu’ils ne couraient pas le moindre danger dans les combats, que les frappes aériennes ciblaient généralement les Houthis et qu’ils tiraient sur ces derniers depuis des zones sûres. »

« J’ai décidé de rejoindre les combats afin d’atténuer les souffrances de ma famille »

- Adel, mercenaire blessé

Persuadé que rejoindre les rangs saoudiens serait sûr, Adel a décidé de s’enrôler.

S’enrôler était simple. À Ta’izz, plusieurs intermédiaires mettent en contact des combattants potentiels avec les Saoudiens et envoient les nouvelles recrues dans la ville de Dhahran al-Janub, dans le sud de l’Arabie saoudite.

« Finalement, j’ai décidé de rejoindre les combats afin d’atténuer les souffrances de ma famille et de subvenir à nos besoins », poursuit Adel.

« Quand j’ai informé ma femme de ma décision, elle l’a bien accueillie et m’a encouragé à participer aux batailles. Elle avait également entendu parler de personnes qui se battaient aux côtés de l’Arabie saoudite et qui rentraient avec beaucoup d’argent. »

Comme l’a révélé MEE en 2017, des milliers de Yéménites désespérés sont recrutés par l’Arabie saoudite pour défendre ses frontières contre les rebelles houthis.

Les mercenaires yéménites permettent aux soldats saoudiens de rester loin des combats, organisant à distance les attaques aériennes sur des cibles houthies.

En avril, Adel est devenu l’un de ces mercenaires. Il a suivi une formation de trois semaines à Dhahran al-Janub avant d’être envoyé dans la région de Najran, dans le sud de l’Arabie saoudite.

Les montagnes menant à la frontière yéménite sont visibles par-delà le centre-ville de Najran (Reuters)
Les montagnes menant à la frontière yéménite sont visibles par-delà le centre-ville de Najran (Reuters)

« J’ai participé à plusieurs batailles contre les Houthis à la frontière, à Najran, et certains de mes camarades soldats ont été tués et blessés à côté de moi », se souvient Adel.

« Mais je n’ai pas fui les combats, car je recevais 500 riyals saoudiens [environ 115 euros] pour chaque attaque, plus 3 500 riyals saoudiens [825 euros] par mois. »

Le salaire moyen d’un soldat dans l’armée yéménite est d’environ 90 euros par mois.

Adel s’est retrouvé maintes fois dans des batailles acharnées. En octobre, il a vécu le pire.

« Une vingtaine de combattants, moi inclus, ont participé à un assaut contre les Houthis, mais ceux-ci nous ont ensuite assiégés pendant deux jours et les frappes aériennes ne les ont pas ciblés pour briser le siège que nous subissions », raconte Adel.

« Je pensais que les Saoudiens m’emmèneraient dans un hôpital saoudien, mais notre chef yéménite [...] a ordonné à mes compagnons de m’envoyer au Yémen »

- Adel

Encerclés de tous côtés et manquant d’eau et de nourriture, Adel et ses compagnons ont décidé de fuir plutôt que de mourir de faim.

« Avant que j’aille à Najran, ma famille souffrait d’un manque de nourriture, mais à Najran, j’étais sur le point de mourir de faim pendant le siège, j’ai vraiment compris ce qu’était la faim », confie-t-il.

Alors qu’ils tentaient de s’échapper, les combattants houthis ont tué et blessé plusieurs d’entre eux.

« Pendant que nous fuyions le siège, les Houthis nous ont visés avec des obus, et des éclats d’obus ont pénétré dans mon estomac. Je me suis évanoui, je ne sais pas ce qui s’est passé ensuite. »

Le début de la vraie souffrance

Pour Adel, c’est à ce moment que sa souffrance a véritablement commencé.

« Quand j’ai repris conscience, j’étais dans la clinique de notre camp et des amis me prodiguaient les premiers soins. Ils avaient déjà recousu mon ventre », se souvient Adel.

« Ils m’ont dit que certains de mes camarades avaient été tués et j’étais donc heureux d’être encore en vie. »

Ce bonheur n’a pas duré longtemps : Adel a rapidement compris que le pays pour lequel il se battait ne lui apporterait pas une assistance adéquate.

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« Je pensais que les Saoudiens m’emmèneraient dans un hôpital saoudien, mais notre chef yéménite est venu me donner 500 riyals saoudiens et a ordonné à mes compagnons de m’envoyer au Yémen. »

Faute d’alternative, Adel a été contraint de rentrer chez lui, assisté de certains de ses camarades.

« Nous avons voyagé de Najran à Ta’izz en passant par Marib ; je suis resté allongé sur un matelas tout le temps. »

Le voyage a pris trois jours et pendant tout le chemin du retour, Adel s’inquiétait de la réaction de sa famille face à son invalidité.

« Mes voisins avaient dit à ma famille que j’avais été tué, puis que j’étais gravement blessé ; alors, quand je suis rentré chez moi, ma famille a accepté mon état. »

Fin octobre, Adel était chez lui. Désormais handicapé, il ne peut plus travailler et, pour gagner sa vie, il dépend de la générosité de la communauté et d’associations caritatives.

« Les Saoudiens ne m’ont absolument pas aidé à guérir de ma blessure et comme je ne suis pas soldat, les gouvernements saoudien et yéménite ne m’aident pas.

« L’argent s’envole et la souffrance reste. »

Les familles laissées pour compte

Adel étant incapable de travailler, sa famille se démène pour couvrir les coûts. Mais au moins, il est en vie.

D’autres, comme la famille d’Asaad, n’ont pas eu cette chance.

Lorsque le père d’Asaad est décédé, il y a trois ans, l’étudiant de 22 ans s’est soudainement retrouvé propulsé soutien de famille, mais il a eu du mal à fournir aux cinq membres de sa famille les produits les plus élémentaires.

Un soldat saoudien prend position à la frontière saoudienne avec le Yémen (Reuters)
Un soldat saoudien prend position à la frontière saoudienne avec le Yémen (Reuters)

Comme Adel, ses difficultés de subsistance l’ont conduit vers les intermédiaires de Ta’izz.

« Asaad a rejoint les combats de l’Arabie saoudite pour nous procurer de l’argent, mais nous n’avons rien reçu et j’ai perdu mon fils », déplore sa mère Hanan. « Il est parti en décembre 2018 et ses camarades de combat m’ont dit qu’il avait été tué le même mois. »

« Je ne voulais pas qu’il rejoigne les combats, mais il s’est échappé de la maison et s’est enrôlé. J’espérais au moins voir sa dépouille, mais personne ne sait où elle se trouve.

La famille souffre encore plus désormais sans le revenu occasionnel qu’Asaad fournissait.

« Ni les Saoudiens ni le gouvernement yéménite ne nous donnent d’argent pour nous aider », indique Hanan, ajoutant que son fils n’a pas été ajouté à la liste des martyrs, ce qui aurait permis à la famille de recevoir une allocation en espèces.

Hanan a le cœur brisé. Elle prie Dieu, demandant que prenne fin cette guerre dévastatrice qui dure depuis quatre ans et qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes.

« Je ne veux pas que d’autres mères perdent leurs fils comme moi. J’espère que les belligérants mettront un terme à cette guerre absurde et que le Yémen redeviendra comme avant. »

Aucune responsabilité

Aux yeux du gouvernement yéménite, les Yéménites engagés par son allié pour combattre en Arabie saoudite sont des mercenaires et il n’est donc pas responsable de leur bien-être.

« Le gouvernement n’est pas responsable des mercenaires qui se rendent en Arabie saoudite par le biais d’intermédiaires, il est seulement responsable des soldats réguliers qui se battent partout dans le pays », explique à MEE une source du ministère de l’Intérieur s’exprimant sous le couvert de l’anonymat.

Selon cette source, le gouvernement aide les soldats blessés à se soigner convenablement et verse une allocation mensuelle aux familles de ceux qui ont été tués au combat. Le gouvernement recrute constamment de nouveaux soldats, ajoute-t-il.

« Je conseille à nos jeunes de ne pas aller voir les intermédiaires qui mènent les Yéménites en enfer »

- Source du ministère de l’Intérieur

« Si quelqu’un veut rejoindre l’armée yéménite pour lutter contre les rebelles houthis, nous pouvons recruter de nouveaux soldats. Je conseille donc à nos jeunes de ne pas aller voir les intermédiaires qui mènent les Yéménites en enfer », insiste la source.

Alors que les salaires offerts par les Saoudiens sont considérablement plus élevés, il n’est pas surprenant que des Yéménites désespérés se battent le long de la frontière.

Le Yémen traverse en effet une grave crise économique.

Depuis qu’une coalition dirigée par l’Arabie saoudite est intervenue dans le conflit au nom du président Abdrabbo Mansour Hadi en 2015, le riyal yéménite a perdu la moitié de sa valeur.

En parallèle, les prix des produits de première nécessité n’ont cessé d’augmenter et 20 millions de Yéménites se trouvent désormais tributaires de l’aide humanitaire pour survivre.

Un agent de change tient des liasses de monnaie yéménite dans un magasin de change à Sanaa (Reuters)
Un agent de change tient des liasses de monnaie yéménite dans un magasin de change à Sanaa (Reuters)

« La crise économique n’est qu’une des raisons du recrutement de mercenaires, la principale est l’absence des autorités », soutient Mamoon Mohammed, sociologue à Ta’izz.

« On peut trouver des intermédiaires partout et le gouvernement ne peut pas les arrêter. Cela encourage les Yéménites désespérés à rejoindre les batailles en tant que mercenaires. »

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Selon le sociologue, les soldats officiels perçoivent des salaires modestes et souffrent des mêmes problèmes économiques que les autres Yéménites, ce qui décourage beaucoup d’entre eux de rejoindre l’armée.

« Certains soldats ont quitté leurs emplois officiels et ont rejoint les batailles des Saoudiens en tant que mercenaires », note-t-il.

Marqué par son expérience, Adel réfléchit depuis son lit aux choix que font les Yéménites comme lui. Il souhaite que le gouvernement yéménite fasse plus pour arrêter le flux de mercenaires vers le front saoudien.

« Je conseille à quiconque souhaite se battre avec les Saoudiens de venir voir à quel point je souffre. Il reviendra alors définitivement sur sa décision », pense Adel.

« L’argent n’est pas tout ; ce n’est rien. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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