Au Qatar, loin de leurs enfants, les migrantes travaillent pour un salaire de misère
DOHA – En moyenne, Faith envoie sur WhatsApp près de 100 messages par jour à ses enfants et à sa famille à Nairobi (Kenya). « C’est moins cher que d’appeler », explique-t-elle. « Et si je travaille au Qatar, c’est uniquement pour les faire vivre ».
À Nairobi, Faith, qui ne souhaite pas apparaître sous son véritable nom, possédait une société de location de voitures, mais ses gains permettaient à peine à cette mère célibataire de survivre.
Faith est passée par un agent de recrutement au Kenya et, en septembre 2013, elle est arrivée à Doha avec en poche un emploi de chauffeur.
« Les migrantes sont délibérément importées pour effectuer des tâches domestiques. On les fait venir pour élever les enfants des Qataris »
- Professeure Pardis Mahdavi
Transporter en toute sécurité des Qataris à destination et les ramener chez eux se paie au prix fort par des chauffeurs comme Faith : non seulement elles se retrouvent séparées de leurs propres enfants, mais aussi constamment soumises au maquis de restrictions juridiques et contractuelles qui limitent les occasions d’aller voir leur famille.
Comme de nombreux pays du Golfe, le Qatar est très dépendant de la main-d’œuvre étrangère. Au moins 90 % des 2,1 millions d’habitants sont des travailleurs migrants, principalement originaires d’Asie et d’Afrique.
Dans le bâtiment, les hommes sont fortement majoritaires, alors que les femmes migrantes assument souvent des tâches essentielles tout en étant moins visibles – nourrices, servantes et conductrices – dans le quotidien des familles qataries.
« Les migrantes sont délibérément importées pour effectuer des tâches domestiques. On les fait venir pour élever les enfants des Qataris », écrit Pardis Mahdavi, professeure d’études internationales à l’Université de Denver, dans son livre publié en 2016, Crossing the Gulf : Love and Family in Migrant Lives (Traverser le Golfe : amour et famille dans la vie des migrants).
Familles dispersées
Or, une fois dans le pays, les travailleurs migrants sont confrontés à des défis considérables. Pour trouver un emploi et avoir le droit d’entrer sur le territoire, par exemple, au moins deux tiers des travailleurs népalais – l’un des plus importants groupes dans le bâtiment – paient des frais de recrutement élevés – excessifs voire même illégaux, selon une enquête d'Amnesty International publiée en 2017.
Une fois arrivés, leurs conditions de travail relèvent plutôt de l’exploitation et de la maltraitance, affirme Amnesty International. Les migrants se plaignent de retards de salaires ou d’impayés et se heurtent souvent à la confiscation (illégale) de leurs passeports par les employeurs.
« S’ils nous laissaient amener nos enfants, où dormiraient-ils ? Il n’y a pas de place pour eux ici »
- Evelyne, chauffeur et mère célibataire
De plus, de nombreux travailleurs migrants se plaignent que les lois qataries et les contrats de travail restrictifs séparent les familles.
Sollicités par Middle East Eye, les responsables qataris n’ont pas souhaité répondre à nos nombreuses relances.
Les lois du Qatar stipulent que seuls les employés gagnant plus de 1 920 $ (1 563 euros) par mois ont droit à un visa pour les membres de leur famille. Les conducteurs comme Faith se font moins d’un tiers de cette somme.
« Ces politiques affaiblissent les familles car leurs membres se retrouvent séparés par une frontière », souligne le professeur Andrew Gardner, spécialiste, à l’Université de Puget Sound, des travailleurs migrants dans le Golfe.
Même si elle pouvait offrir le voyage à ses enfants, il est peu probable que Faith puisse les héberger. À cause du coût élevé de la vie, rares sont les travailleurs migrants qui peuvent se permettre d’habiter ailleurs que dans les logements parrainés par l’entreprise, généralement des dortoirs mal adaptés aux employés chargés de famille.
« S’ils nous laissaient amener nos enfants, où dormiraient-ils ? Il n’y a pas de place pour eux ici », se désole Évelyne, conductrice kenyane et mère célibataire, en faisant un geste circulaire autour d’une chambre spartiate, encombrée de lits superposés sur plusieurs étages.
Evelyne, qui souhaite garder l’anonymat, vit dans un logement entièrement réservé aux femmes au sein du camp de Najma (à Doha), occupé aussi par d’autres migrantes venues pour travailler. Elle partage chambres, salles de bains et cuisine avec les autres conductrices.
Ces femmes dorment sur des lits superposés, quatre femmes par chambre, et ont droit à un casier pour y ranger tous leurs vêtements bien que la plupart d’entre elles laissent leurs vêtements dans leurs valises.
« Des réformes cosmétiques »
Revenir quelques jours chez soi est souvent difficile. Les contrats stipulent généralement que les employés ne peuvent pas prendre l’avion à destination de leur pays avant d’avoir terminé leur première période de service, ce qui les enferme de fait dans le pays. Faith n’a pas pu retourner au Kenya, voir son enfant avant la fin de sa période de probation, soit une année entière.
De plus, les travailleurs migrants restent soumis à l’onéreuse obligation des permis de sortie, pilier du système controversé de la kafala – qui lie les travailleurs à un employeur unique.
En décembre 2016, ont été instaurées des lois censées réformer le système. Une commission gouvernementale chargée de recevoir les réclamations, dépendant du gouvernement, a également été mise sur pied : les employés peuvent y porter plainte si leur employeur omet de délivrer un permis de sortie.
« Le Qatar a réformé à plusieurs reprises son système de kafala, mais a surtout apporté des changements cosmétiques au système plutôt que d’en supprimer les éléments les plus abusifs »
- Rothna Begum, Human Rights Watch
Mais trois mois plus tard, Reuters a rapporté que plus de 25 % des 760 demandes de permis soumises par les travailleurs avaient été rejetées.
« L’autorisation de sortie est la partie la plus insidieuse de la kafala, et le Qatar a beau prétendre l’avoir abolie, elle a été maintenue », déplore Vani Saraswathi, rédacteur en chef de Migrant-Rights.org, basé à Doha.
« Le Qatar, à plusieurs reprises, a réformé son système kafala, mais il a surtout apporté des changements cosmétiques au système plutôt que d’en supprimer les éléments les plus abusifs », ajoute Rothna Begum, chercheuse à Human Rights Watch (HRW) sur les droits des femmes au Moyen-Orient.
Ces derniers mois, le Qatar a fait des progrès significatifs pour réformer le droit du travail : en novembre 2017 – après avoir promis, semble-t-il, de mettre fin au système de kafala, entre autres réformes – il a éconduit une enquête de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les violations des droits de l’homme à l’encontre des travailleurs migrants.
À l’époque, les responsables qataris avaient fourni la preuve d’une refonte en profondeur de la législation du travail, comprenant l’introduction d’un salaire minimum et la possibilité pour les travailleurs de changer d’emploi indépendamment de leur employeur.
« Les récentes promesses de réforme faites par le Qatar à l’OIT sont encourageantes, mais restent pour l’instant des promesses. Les autorités qataries devraient clarifier comment et quand ces réformes seront mises en œuvre juridiquement et concrètement », explique David Segall, chercheur sur les questions de main-d’œuvre dans le Golfe, au Stern Centre for Business and Human Rights de l’Université de New York.
En effet, jongler entre emploi et maternité à distance reste un combat quotidien pour les migrantes mères de famille. Souvent, la garde des enfants est confiée aux membres de la famille dans le pays d’origine. Faith, principal soutien de sa famille, a confié son enfant de 8 ans à sa mère, qui habite à Nairobi.
« Ils se disent : ‘’Au contraire des hommes, une femme ne se plaindra pas du salaire’’. C’est pour ça qu’ils embauchent plus de femmes que d’hommes »
- Évelyne, chauffeur et mère célibataire
Aux défis supplémentaires auxquels sont confrontées mères célibataires qui migrent pour trouver du travail, s’ajoutent également l’adaptation aux normes de la société qatarie – différentes selon qu’on est un homme ou une femme. D’une part, Évelyne souligne que les migrantes bénéficient au Qatar d’un luxe relatif. « Ici, même quand on se promène la nuit, on est en sécurité. Par rapport à Nairobi, on nous laisse plus tranquilles dans la rue et la plupart des responsables masculins s’adressent aux femmes avec respect », admet-elle.
Pour autant, cette déférence s’avère parfois une arme à double tranchant. « Au Qatar, on te respecte, mais comme tu es une femme on ne t’accorde pas grande importance. Ils pensent : ‘’Au contraire des hommes, une femme ne se plaindra pas du salaire. C’est pour ça qu’ils embauchent plus de femmes que d’hommes’’. Évelyne raconte qu’à Nairobi, « on estime qu’une femme a autant de force qu’un homme, mais on s’attend par conséquent à ce qu’elle travaille comme un homme ».
L’ironie, bien sûr, c’est que les femmes comme Évelyne assurent deux emplois : mères à l’étranger d’une part et, de l’autre, conductrices professionnelles.
« Il est généralement admis que si les femmes prennent soin des hommes, elles sont prises en charge. Comme nous le savons, c’est moi qui subvient à mes besoins. »
Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies.
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