Au trente-sixième dessous : le peuple de la décharge d’Erbil trie les déchets pour survivre
ERBIL, Irak – Par un beau matin de juin, une épaisse couche de fumée étouffante et âcre obscurcit les silhouettes qui se meuvent avec lassitude parmi les tas de déchets au bord d’une immense décharge.
Une forte brise avive la fumée provenant des feux qui ont été allumés pour brûler des matériaux inflammables, permettant de collecter plus facilement la ferraille après que les flammes sont retombées.
Les fouilleurs d’ordures, hommes, femmes et enfants, pataugent dans les bennes à ordures et collectent les déchets des autres pour gagner quelques dollars à la revente.
Voici le peuple de la décharge d’Erbil, capitale de la région kurde autonome d’Irak, qui avait jusqu’à récemment bâti ses richesses sur les ventes de pétrole et la stabilité relative.
Aujourd’hui, suite à un afflux de plus d’un million de réfugiés de la guerre du pays contre l’État islamique et à une crise mondiale des prix du pétrole, des légions de personnes fouillent les ordures pour joindre les deux bouts.
« Avant le Ramadan, c’était comme une exposition automobile ici », décrit Farhan, âgé de 19 ans : en effet, des centaines de personnes garaient leur voiture ou leur pick-up à côté de la pente menant aux feux pour partir en chasse d’un quelconque objet de valeur.
« Chaque jour, le nombre de personnes augmente », explique Omar, qui achète du plastique aux collecteurs d’ordures pour la petite usine de recyclage qu’il exploite à proximité.
La décharge de Kani Qirzala, à quelques minutes de route d’Erbil, est devenue depuis sa création une source de revenus pour une poignée de personnes. Mais lorsque l’État islamique a pris d’assaut l’Irak en 2014, des millions d’Irakiens ont été déplacés, dont environ 1,3 million se sont retrouvés dans la région kurde.
Beaucoup sont démunis et les réfugiés provenant des camps à proximité viennent désormais à Kani Qirzala pour survivre.
Toutefois, les Kurdes locaux affluent également de plus en plus nombreux vers la décharge. La guerre a aggravé la pression exercée sur l’économie dans la région autonome, qui a été affectée par une chute des prix du pétrole et par un différend de longue date avec le gouvernement central à Bagdad sur les allocations budgétaires.
Les salaires du gouvernement ont été réduits de moitié et accusent des retards, ce qui est un désastre pour une main-d’œuvre qui est très largement employée par l’État. Avec tant d’Irakiens déplacés dans la région, les emplois subalternes n’ont jamais aussi peu rapporté. Puisque le gouvernement kurde a négligé la diversification de l’économie, il existe peu d’alternatives au secteur public.
Kani Qirzala représente une alternative pour les familles en difficulté. Ibrahim, qui n’est même pas encore un adolescent, vient ici depuis presque un an avec ses parents et son frère après que son père a quitté les Peshmergas, les forces armées kurdes, à cause de salaires non payés.
Interrogé quant à la raison pour laquelle il travaille dans la décharge, il hausse les épaules : « Nous avons des dettes à payer en raison du manque de revenus. »
Ibrahim insiste sur le fait qu’il va toujours à l’école, mais aujourd’hui, il collecte des bouteilles en plastique et d’autres récipients dans des tas d’ordures dès que ceux-ci sont déversés sur le sol par des camions à ordures. Ce travail difficile et réalisé dans des conditions immondes laisse des marques sur le jeune garçon.
« Quand je rentre chez moi, je me sens engourdi, je n’ai plus d’énergie », explique-t-il.
Des risques sanitaires
La plupart des fouilleurs d’ordures sont des garçons mineurs, dont la décharge affecte la santé. La fumée est si dense que la visibilité est parfois limitée à seulement quelques mètres, tandis que ses particules recouvrent les yeux, la peau mais aussi les poumons.
Le sol est recouvert de crasse ; parfois, de l’eau sale jaillit des camions qui déchargent des ordures. Des substances toxiques sont déversées sur le site et se répandent parmi les immondices.
Les maux de tête, les nausées, les vomissements et les problèmes respiratoires pouvant dégénérer au fil du temps en une forme d’asthme font partie des affections courantes. Cet inconfort ne se limite pas aux heures de travail.
« La nuit, je n’arrive pas à dormir parce que j’ai mal aux yeux. Je ne peux même pas regarder la télévision », déplore Ihram, qui, à 33 ans, semble facilement faire dix ans de plus que son âge.
Elle collecte des ordures dans la décharge avec ses trois fils depuis six mois, les prestations d’invalidité de son mari ayant été réduites de moitié à 150 dollars par mois et accusant aujourd’hui plusieurs mois de retard.
Ses garçons, âgés de 7, 9 et 11 ans, ont dû quitter l’école et commencer à travailler afin d’aider la famille à joindre les deux bouts.
« C’est dommage qu’ils aient quitté l’école, mais s’ils ne travaillaient pas, nous n’aurions pas de revenus », a affirmé Ihram. Même ce sacrifice n’est pas toujours payant. La famille n’a pas été payée pour le plastique qu’elle a collecté au cours des trois derniers jours.
Les enfants qui sont nouveaux dans la décharge ont l’air désorienté et chancellent dans la brume, impuissants.
Des monstres dans le brouillard
Les plus expérimentés portent des gants et se couvrent la bouche avec un masque alors qu’ils s’acquittent de leur tâche tels des robots, percent les déchets à l’aide d’une courte pique en métal et les versent dans de grands sacs en plastique.
« Ces deux bulldozers ne font pas attention à là où ils vont. Ils me font peur », confie Ibrahim, qui marche dans les environs tout en pointant du doigt deux machines imposantes qui poussent des ordures pour les faire dévaler la pente de la décharge. Malgré leur proximité, ces machines sont à peine visibles à travers le dense brouillard de pollution.
Mam Kheder, un agriculteur de 63 ans en costume traditionnel kurde, vêtu d’un foulard à carreaux enroulé autour de la tête qui ne dévoile que ses yeux, explique qu’il ne vient qu’occasionnellement sur le site pour chercher des objets mis au rebut pouvant encore être utilisés. La vue d’un groupe d’enfants dans la décharge l’exaspère.
« Ceux qui travaillent efficacement gagnent beaucoup d’argent ici, mais ces petits ne font que courir et essayer de ne pas se faire renverser par les véhicules », affirme-t-il.
Ibrahim estime qu’il peut gagner jusqu’à 15 000 dinars irakiens par jour, soit environ 12 euros. Dans un bon jour, Ihram et ses garçons peuvent collecter 160 kg de plastique, ce qui leur rapporte 30 000 dinars. Cependant, alors que la crise économique ne montre que peu de signes d’essoufflement, la foule qui afflue dans la décharge n’a cessé de croître, réduisant ainsi le rendement.
« Il est plus difficile aujourd’hui de gagner de l’argent ici pour deux raisons. Il y a plus de gens ici maintenant, et à cause de la crise, les ménages jettent moins de choses de valeur », explique Dilbar, un ancien combattant peshmerga qui collecte des ordures depuis trois ans. Malgré la diminution du rendement, Dilbar affirme qu’il est toujours plus rentable de travailler dans la décharge que de rejoindre les Peshmergas.
Néanmoins, la collecte d’ordures dans la décharge pourrait bientôt prendre fin. La municipalité doit mandater un contractuel pour exploiter la décharge le 1er juillet, selon Haydar Maloud, le gestionnaire du site.
Le contractuel sera condamné à une amende pour tout feu sur le site et se chargera de la gestion des déchets. La nouvelle entreprise devrait probablement sévir contre le chaos de l’accès gratuit pour tous en limitant l’accès à ses propres employés.
Lorsque cela arrivera, les scènes apocalyptiques que connaît Kani Qirzala prendront fin et les fouilleurs d’ordures désespérés devront trouver un autre moyen d’arracher leur survie.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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