Avec le gaz de schiste, l'Algérie fantasme une nouvelle rente
ALGER - « C’est une fuite en avant. Un suicide. » Cette semaine, un dossier qu’une bonne partie de la société civile croyait enterré au fond d’un tiroir est revenu sur la table. Mais pour Sabrina Rahmani, militante anti-gaz de schiste, contactée par Middle East Eye, « rien ne justifie une telle politique ».
Dimanche, alors qu’il visitait une raffinerie d’Arzew (à l’ouest), le Premier ministre Ahmed Ouyahia a demandé à Sonatrach, le groupe pétrolier détenu à 100% par l’État algérien, de reprendre l’exploration du gaz de schiste, suspendu en 2015 après un vaste mouvement de protestation dans le Sahara algérien – où se trouvent les gisements les plus importants. « Il ne s’agit pas d’une démarche aventurière mais d’une option visant à garantir l’avenir en matière énergétique », a insisté le Premier ministre.
« Au contraire, cette stratégie est extrêmement dangereuse », affirme Sabrina Rahmani. « D’abord parce qu’elle aura un impact sur l’environnement – on va pour cela mobiliser des ressources rares, comme l’eau, qui vont accélérer la désertification, et fragiliser les sols –, ensuite parce qu’il existe un risque sanitaire pour la population. »
Les rêves de gaz de schiste de l’Algérie ? Un cauchemar pour les habitants
Pendant presque un an, ces arguments ont été au cœur d’une contestation sociale inédite partie d’In Salah, sous-préfecture de 50 000 habitants, à 1 200 kilomètres au sud d’Alger, où les habitants, malgré la richesse de leur sous-sol, vivent dans une situation d’extrême misère, certains n’étant même pas raccordés au gaz de ville. La protestation s’est ensuite étendue à d'autres villes du grand Sud : Tamanrasset, Ouargla, Adrar, Metlili, Timimoun, avant de s’essouffler.
Le groupe Desert Boys a sorti en 2015 une chanson anti-gaz de schiste « Makach li radi » (Personne n'accepte ça) où il appelle « la police, l'armée et toutes les institutions à se mettre du côté du peuple qui dit non. Tous les jeunes Algériens, et pas seulement à In Salah, sont conscients de l'enjeu ».
La mèche avait été allumée le 27 décembre 2014 par le ministre de l’Énergie de l’époque, Youcef Yousfi, en visite sur le premier forage pilote de gaz de schiste.
« Oui au solaire thermique, non au gaz de schiste », « Ayez pitié de nos enfants », « Non à l'extermination du Sud » : des mois durant, hommes et femmes s’étaient relayés sur la place centrale de la ville, renommée Sahat Essomoud (place de la résistance) pendant que pro et anti-gaz de schiste se livraient une terrible guerre des chiffres. Les premiers affirmant que l’exploration du gaz de schiste n’impacterait qu’une dizaine de millions de mètres cubes d’eau sur les 28 000 milliards du sous-sol saharien, les seconds s’alarmant des risques de contamination des nappes pas les produits chimiques.
« Ces eaux risquent d’être contaminées par les extrêmes pollutions liées à l’utilisation de plus de 400 produits chimiques, dont certains provoquent des cancers et de graves maladies », affirme Karim Tedjani, militant et créateur du portail Nouara consacré à l’écologie en Algérie.
L’autre argument des anti-gaz de schiste est économique. « Aujourd’hui, l’Algérie n’a plus les ressources financières pour entreprendre une politique aussi coûteuse », affirme Sabrina Rahmani.
Selon Ferhat Aït Ali, expert financier algérien, les milliers de puits nécessaires coûteraient « au bas mot 7 millions de dollars [5,9 millions d’euros] l’unité, avec un rendement total de 12,5 millions [10, 6] sur vingt ans et à peine 7 millions sur quatre ans ».
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« Le schiste n'est un eldorado que pour les États Unis, et aux États Unis. Autrement les Chinois et les Argentins qui nous devancent en réserves estimées et en taux de récupération, ainsi qu'en capacités techniques, nous auraient déjà devancés, alors qu'ils sont importateurs nets », souligne-t-il.
Sonatrach prévoit le forage de 12 000 puits sur 50 ans pour produire 60 milliards de m3/an avec un investissement total de 300 milliards de dollars, dont 200 milliards dans les forages des puits. Selon certains experts, le gaz de schiste reviendrait donc trois fois plus cher à produire que les ressources conventionnelles.
Invité à la radio publique, le professeur Chemseddine Chitour, directeur du laboratoire de valorisation des hydrocarbures, explique qu’« après avoir expliqué depuis des années aux citoyens qu’il faut des investissements hors hydrocarbures, leur dire maintenant qu’on va y revenir est un mauvais signal » et que l’exploitation du gaz de schiste doit être conditionnée par le développement des énergies renouvelables.
Des chiffres contestés
En réalité depuis 2013 et malgré un discours parfois contradictoire au sein du gouvernement (en avril dernier, l’ex-ministre de l’Énergie avait déclaré que l’Algérie n’avait pas besoin à court terme du gaz de schiste), les autorités ont entrepris une vaste et redoutable campagne médiatique censée convaincre les Algériens que le gaz de schiste va sauver l’Algérie de la crise provoquée par la baisse des revenus du pétrole et de l'explosion de la demande domestique en gaz. Certains scénarios avancent que pour satisfaire une demande intérieure de plus en plus importante, dans moins de quinze ans, l’Algérie va devenir un pays importateur net de pétrole, et dans 25 ans, un importateur de gaz.
Pour cela, il utilise des experts, des chiffres – des gisements estimés à quelque 700 trillions de mètres cubes plaçant l’Algérie dans le top mondial des réserves de gaz de schiste – et l’enthousiasme de la Banque africaine de développement, pour qui « si ces réserves étaient avérées, elles seraient de 50 % supérieures aux réserves de gaz conventionnel », une vision idyllique puisque « l’Algérie réunit toutes les conditions pour le développement de la production de gaz de schiste ».
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Un enthousiasme que ne partage pas Moussa Kacem, universitaire et coordinateur du Collectif euromaghrébin anti-gaz de schiste (CEMAGAS), contacté par MEE. « Je réfute complètement des chiffres farfelus. C’est une approximation basée sur les réserves géologiques et elles ne correspondent à rien. »
Selon le spécialiste, persuadé que le projet d’exploitation du gaz de schiste n’est pas « économiquement viable » puisque le marché international est inondé par les gaz et les pétroles de schiste américains, le gouvernement essaie de trouver quelque chose pour changer la loi sur les hydrocarbures afin de libéraliser davantage le secteur de l’énergie, aujourd’hui peu attractif pour les investisseurs étrangers.
Ce qu’a confirmé, lundi 2 octobre, le ministre de l’Énergie Mustapha Guitouni, en parlant des modifications qui seront apportées à la loi sur les hydrocarbures, compte tenu du fait que la plupart des appels d’offres lancés par l’Algérie pour la recherche et l’exploration pétrolières s’étaient avérés infructueux.
« Mais autant changer la loi sur les hydrocarbures fait sens, autant se lancer dans le gaz de schiste me paraît juste une tentative désespérée de générer des liquidités pour compenser la baisse de la fiscalité pétrolière et la hausse de sa consommation intérieure, qui en dix ans, passera de 35 milliards de mètres cubes à 50 milliards », relève un professionnel du secteur des hydrocarbures.
Aujourd'hui, les militants anti-gaz de schiste réclament un débat national et la réactivation du haut-commissariat à l’Énergie. Mais Hacina Zegzeg, militante anti-gaz de schiste d'In Salah aujourd'hui engagée dans le collectif Smart Sahara (soutien à l'agriculture) à Ghardaïa se dit pessimiste pour l'avenir. « Je crains qu’avec la crise qui se profile, le gouvernement cherche à convaincre les Algériens qu’il existe une solution – le gaz de schiste – mais que les Sahraouis s’y opposent, jouant ainsi la division, le Nord contre le Sud. »
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