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« Avez-vous apporté des cigarettes ? » : sur le front avec les combattants des FDS dans le dernier refuge de l’EI

Reportage à Baghouz, le dernier bastion de l’État islamique, où les combattants des Forces démocratiques syriennes disent se sentir vulnérables et abandonnés
Haval Ciyager Amed (au centre), un attaché de presse des Unités de protection du peuple (YPG) kurdes sous commandement des Forces démocratiques syriennes, à Baghouz (MEE/Thea Pedersen)
Par Thea Pedersen à BAGHOUZ, Syrie

Agitant agressivement les bras devant un bâtiment marqué par la bataille, un combattant n’a qu’une chose en tête.

« De la nourriture et des cigarettes. Avez-vous apporté de la nourriture ou des cigarettes ? Où diable sont les provisions ? », crie-t-il alors que ses compagnons émergent de ce qui fut autrefois la maison d’une famille appartenant à l’État islamique (EI).

Désormais, le bâtiment est occupé par les combattants des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui l’ont pris comme leur position près du front.

L’unité est arrivée dans cette zone de Baghouz, dans l’est de la Syrie, il y a quelques jours, après que les FDS soutenues par les États-Unis ont fait se replier les combattants de l’EI dans la dernière poche du territoire que le groupe détient dans le pays.

À un kilomètre de là, la bataille fait rage. Mais ici, dans les vestiges de ce qui était probablement la maison de membres de l’EI, les combattants kurdes se sentent vulnérables et oubliés.

Ils craignent les embuscades nocturnes de l’EI, perpétrées régulièrement par des cellules dormantes ou des militants qui émergent de tunnels cachés.

Un soldat montre sa perte de poids, son unité affirme ne pas avoir reçu de nourriture depuis quatre jours (MEE/Thea Pedersen)
Un soldat montre sa perte de poids, son unité affirme ne pas avoir reçu de nourriture depuis quatre jours (MEE/Thea Pedersen)

Les combattants des FDS se plaignent également d’avoir été laissés sans instructions et – plus grave pour eux – sans nourriture et nicotine depuis plusieurs jours. Un soldat lève quatre doigts pour indiquer le nombre de jours privés de ces essentiels.

« Regardez. Voilà comment nous sommes traités », déclare un autre soldat, plaçant une grosse pierre entre son estomac et sa ceinture pour démontrer sa récente perte de poids.

Les hommes élèvent la voix jusqu’à ce qu’un commandant d’une unité proche, Abu Dawla, comme on l’appelle, intervienne et promette que leur situation s’améliorera bientôt.

Une fois les combattants calmés, Abu Dawla, 27 ans, emmène Middle East Eye dans les quartiers de Baghouz peuplés il y a encore quelques jours par les dernières centaines de militants de l’État islamique et de leurs familles.

Peu connu en dehors de la province de Deir ez-Zor, même par de nombreux Syriens, Baghouz est devenu le dernier refuge de l’EI en Syrie – et celui-ci se rétrécit un peu plus à chaque heure qui passe.

Des villages plus dangereux que la ligne de front

Pour se rendre à Baghouz, il faut traverser une série de villes que la coalition a laissées désertes et partiellement en ruines ces dernières semaines.

« Certes, sur le plan tactique, Daech a pris un coup. Mais en tant que système, ils n’ont pas été vaincus »

- Haval Ciyager Amed, attaché de presse des YPG

Malgré cela, les civils commencent déjà à revenir. Toutefois, explique un officier des FDS, cela a rendu ces villes plus dangereuses que les bombardements, les frappes aériennes récurrentes et les combats acharnés sur le front. 

« La ligne de front est une chose. C’est quelque chose que nous pouvons contrôler. C’est bien pire avec les villes nouvellement libérées. Tous les civils qui reviennent ici sont des partisans ou des familles de l’État islamique.

« Les villages offrent aux cellules dormantes tout un éventail de possibilités pour mener des opérations et des attaques en embuscade », affirme Haval Ciyager Amed, attaché de presse des Unités de protection du peuple (YPG) kurdes placées sous le commandement des FDS. 

Sur le chemin se trouve Hajin, un village qui était devenu la capitale de facto de l’EI après la prise de Raqqa en 2017. Les sympathisants et les proches des membres de l’EI ont cherché refuge ici, fuyant l’avancée de la coalition, et la traversée du village se fait dans une atmosphère tendue.

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Sur le bord de la route, un homme à moto, éclaboussé de boue par une camionnette qui passe, frappe le véhicule à plusieurs reprises, frustré.

« Parfois, ils le font exprès. Soit pour nous ralentir ou simplement pour nous ennuyer. Certes, sur le plan tactique, Daech a pris un coup. Mais en tant que système, ils n’ont pas été vaincus », estime Haval Ciyager Amed.

Il y a aussi l’inquiétude persistante que les étrangers au bord de la route puissent être des militants, prêts à une embuscade.

Dix ans de plus à chaque jour qui passe

Dans le bas de Baghouz, chaque rue est abandonnée, on ne trouve plus que des maisons et des mosquées détruites, des tas de gravats et des effets personnels éparpillés.

« Regardez ça », dit un soldat en montrant un drapeau noir et blanc de l’EI trouvé par terre.

« Écoutez, les gars. Ne laissez pas la bannière toucher le sol. C’est haram [interdit] lorsque le nom de Dieu y est écrit », déclare Qandil, commandant des FDS âgé de 25 ans.

Un soldat tient une bannière noire de Daech abandonnée par terre (MEE/Thea Pedersen)
Un soldat tient une bannière noire de Daech abandonnée par terre (MEE/Thea Pedersen)

Dans une petite cour où s’entassent couvertures, cartables, chaussures pour enfants, vêtements et un tableau encadré, Qandil s’agenouille et découvre deux exemplaires du Coran dans la poussière. L’un est en russe, l’autre en arabe. 

« Daech a souillé l’islam. Ils n’ont rien à voir avec notre religion », dit-il en embrassant les livres avant de les poser délicatement sur un oreiller.

Abu Dawla et Qandil, tous deux originaires de Hassaké, se sont volontairement enrôlés dans la guerre contre l’EI.

« Je voulais venger mon oncle. Il a été tué par Daech. Et je voulais servir mon pays », explique Qandil, devenu soldat alors qu’il était encore adolescent.

Malgré son dévouement, il admet qu’il préférerait passer du temps avec sa petite amie, aller la chercher après les cours et passer du temps au café comme ils en avaient l’habitude. Il n’a pas encore terminé le diplôme qu’il avait commencé avant la guerre.

« Daech a souillé l’islam. Ils n’ont rien à voir avec notre religion », affirme le commandant Qandil (MEE/Thea Pedersen)
« Daech a souillé l’islam. Ils n’ont rien à voir avec notre religion », affirme le commandant Qandil (MEE/Thea Pedersen)

Les deux hommes se rapprochent de la ligne de front tout en plaisantent. Les coups de feu et de mortier sont de plus en plus forts. Bientôt, la conversation informelle dévie sur les souvenirs traumatisants de la guerre.

« Nous avons enterré un homme et une femme ici même. Daech. Ils ont été tués. Chaque fois que nous trouvons leurs corps, nous devons les enterrer », explique Abu Dawla en montrant deux tombes marquées par quelques pierres.

« Ici, nous avons été attaqués par un autre homme et une autre femme. Vous pouvez voir le sang juste là. La femme a été blessée au bras. Tout le monde prend les armes dans cette guerre », poursuit-il.

« Chaque jour où nous participons à cette guerre, nous vieillissons de dix ans », commente Qandil.

Il indique qu’il n’a pas vu sa famille depuis plus de trois mois ni parlé avec eux par téléphone. Quand ils l’appellent au front, il ne décroche jamais.

« Si je le fais, cela ne fera que causer plus de problèmes à tout le monde », se justifie-t-il.

« Dawla », drones et Real Madrid

Le long du chemin, il y a un drone, ou ce qu’il en reste. À proximité, recouvrant une touffe d’herbe, un tract de la coalition largué depuis un avion promet nourriture, liberté et survie.

Les soldats passent le terrain au peigne fin, remplissant leur main et leurs poches de bricoles découvertes en cours de route.

Dans le squelette d’un bâtiment qui abritait autrefois du matériel militaire, des tas de masques à gaz flambant neufs, de gilets et de ceintures militaires sont encore présents en plus d’une combinaison de plongée et d’une tenue de camouflage.

Trois jours plus tôt, un dépôt d’armes a été détruit, laissant des tas de kalachnikovs, de roquettes fondues, d’armes de poing, d’armes automatiques et de boîtes de munitions de toutes tailles.

Un gigantesque dépôt d’armes récemment détruit par une frappe aérienne (MEE/Thea Pedersen)
Un gigantesque dépôt d’armes récemment détruit par une frappe aérienne (MEE/Thea Pedersen)

Les militants de l’EI ont volé les armes de la 17e division de l’armée syrienne lorsqu’ils se sont emparés de Raqqa en 2014, ont indiqué les soldats.

Et il y a des graffitis partout.

« Dawla [l’État islamique] reviendra », promet l’inscription sur le mur d’un bâtiment. Un logo de l’EI apparaît sur un autre, juste à côté d’un petit mot « H [cœur] M ». Un autre graffiti insiste : « Si tu es un supporter du Real Madrid, alors sois fier. Sinon, va te suicider. »

Les graffitis montrent l’étrange contraste de la guerre : un logo de l’EI à côté d’un mot d’amour (MEE/Thea Pedersen)
Les graffitis montrent l’étrange contraste de la guerre : un logo de l’EI à côté d’un mot d’amour (MEE/Thea Pedersen)

Abu Dawla entre dans un petit magasin dont les fenêtres ont volé en éclats.

« Il servait de banque de sang », explique-t-il, scrutant avec curiosité les boîtes contenant des stocks de médicaments et des aiguilles, divers analgésiques et des poches de sang prêtes à l’emploi.

Notre tour de la ville déserte est brusquement perturbé par un soldat qui crie depuis la tourelle d’un Humvee progressant rapidement.

« Bougez, bougez. Dégagez du chemin », crie-t-il, alors que le véhicule transportant un soldat blessé, faiblement éclairé par une lampe frontale, passe à toute vitesse. Dans le ciel, où le soleil est sur le point de se coucher, un avion ou un drone largue quelque chose qui explose à proximité.

Alors que la journée se termine, de même que le paquet de cigarettes qui se trouve dans sa poche, Abu Dawla est amer sans sa dose, se rappelant la promesse de ravitaillement qu’il a faite à ses camarades en colère.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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