Banquets de rue en Égypte : l’iftar gratuit apporte une lueur d’espoir pendant le Ramadan
LE CAIRE – Quelques minutes avant l’appel à la prière du maghreb (le coucher du soleil), des gens se préparent à rompre le jeûne à l’une des nombreuses tables d’iftar installées dans les rues de Gizeh, près du Caire.
Des bénévoles se précipitent pour finir de disposer des assiettes chaudes remplies de poulet, de veau, de riz, de légumes et d’un assortiment de pickles brillants, tandis que des personnes sont déjà assises, impatientes de commencer à manger après des heures de privation de nourriture et de boisson.
Des boissons froides traditionnelles telles que du sobia, un mélange de lait, de vanille et de noix de coco, de l’amar al-din, fabriqué à partir de concentrés d’abricots, et du karkadeh, une boisson douce à l’hibiscus, sont servies pour étancher la soif des Égyptiens qui n’ont pas bu de la journée sous le soleil brûlant.
« Des familles, des personnes venant seules et parfois même des familles chrétiennes se joignent [au banquet de la compassion] »
– Mohamed Mahmoud, bénévole
À Omraneya, une banlieue de Gizeh, Islam Sameh, 12 ans, est assis à une table pour quatre personnes à l’occasion du ma’edet rahman (expression arabe désignant le « banquet de la compassion »), face à l’hôpital public spécialisé dans les maladies respiratoires, de l’autre côté de la rue. « Je viens ici tous les jours. J’aime la nourriture ici ; même quand Papa cuisine, je viens ici », confie Islam à MEE. Il vit avec son père ainsi que son frère et sa sœur, qui sont plus jeunes que lui, à Sakiet Mekky, à quelques pas du lieu du festin.
Les mathématiques sont la matière préférée d’Islam à l’école. Plus grand, il rêve de devenir policier, comme son grand-père. « Oh, regardez, voici mon frère et ma sœur », s’écrie-t-il tout à coup alors que Nourhan et Ibrahim, respectivement âgés de 12 et 9 ans, accourent à la table pour saluer leur frère. Ils sont suivis par leur oncle, un homme d’âge mûr, qui vient de garer son tuk-tuk à l’extérieur.
Lorsque l’appel à la prière du maghreb résonne depuis les mosquées voisines, la conversation s’interrompt et ils commencent à dévorer une délicieuse assiette de veau agrémenté de sauce et de riz.
Mohamed Mahmoud, l’un des bénévoles, explique à MEE que de nombreuses personnes se joignent au banquet tous les jours. « Des familles, des personnes venant seules et parfois même des familles chrétiennes se joignent [au banquet de la compassion] », indique-t-il, avant d’ajouter qu’une fois que les gens ont terminé leur repas, ils s’en vont généralement pour laisser leur place à d’autres personnes désireuses de manger un repas chaud.
L’esprit du don est habituellement plus présent pendant le mois sacré de l’islam, lors duquel le jeûne renforce la compassion des musulmans envers les moins fortunés qui n’ont pas les moyens de manger ou de boire.
Chaque année, de nombreux musulmans sont amenés à organiser des dîners d’iftar gratuits à destination des moins fortunés, de ceux qui travaillent de longues heures ou qui jonglent entre plusieurs emplois pour joindre les deux bouts dans l’économie du pays en pleine détérioration, mais aussi de ceux qui ne peuvent pas rentrer chez eux pour l’iftar. Les banquets de la compassion sont ouverts à tous, musulmans ou non, afin de susciter un esprit de communauté.
Les personnes bloquées dans leur voiture ou dans les transports publics pendant l’iftar sont souvent arrêtées par de jeunes hommes et femmes qui offrent gratuitement du jus de fruits et des dattes sèches à ceux qui n’ont pas pu rentrer chez eux à temps pour rompre le jeûne.
« Je suis vraiment contente quand je les vois en rentrant chez moi. Leur présence est très agréable et me fait ressentir l’atmosphère chaleureuse du Ramadan », confie Farah Sadik, 22 ans.
« Le quartier est très coopératif et presque tous se portent volontaires pour aider »
– Nesreen el-Mohtady, responsable de fret dans une entreprise de ciment
Nesreen el-Mohtady est mère de trois jeunes filles et responsable du fret et du transport dans une entreprise de ciment. Depuis cinq ans, elle recueille des fonds et organise le banquet d’Omraneya avec l’aide de son chauffeur, Mohamed Mahmoud, qu’elle connaît depuis plus de vingt ans.
Elle lève environ 65 000 livres égyptiennes (environ 3 210 euros) de fonds chaque année auprès de donateurs généreux pour accueillir 80 personnes à chaque Ramadan. La mère et l’épouse de Mohamed préparent la nourriture servie dans ce banquet, qui est installé dans l’ancien parking de l’hôpital.
« Le quartier est très coopératif et presque tous se portent volontaires pour aider », affirme Nesreen.
Le supermarché local fait don d’un carton d’huile de cuisson et certains magasins donnent des sacs de sucre. Nesreen explique qu’un homme chrétien leur propose gratuitement un endroit pour cuisiner depuis environ quatre ans.
La flambée des prix
En avril, le taux d’inflation annuel en Égypte a effleuré les 33 %, dépassant 44 % pour les produits comestibles. L’Égypte a connu des hausses de prix sans précédent depuis que les autorités ont laissé flotter la livre égyptienne en novembre dernier dans le cadre d’un plan de réforme lié à un prêt de 12 milliards de dollars du FMI.
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« Deux semaines avant le Ramadan, les prix flambent, explique Nesreen à MEE. Surtout parce que tout a doublé après le flottement de la devise locale. »
Nesreen Mohtady essaie de contrer l’augmentation des prix en achetant des vivres environ un mois avant le début du Ramadan et en payant en avance la location des tables pour le banquet.
Elle achète également un veau et au moins vingt poulets et emprunte un congélateur pour les stocker jusqu’au Ramadan. L’emplacement du banquet de Nesreen est pratique pour les familles des patients traités à l’hôpital, qui se trouve de l’autre côté de la route.
« L’hôpital ne fournit le repas gratuit pour l’iftar qu’au patient : les parents ou la famille qui accompagnent le patient descendent donc pour manger l’iftar gratuit que le ma’eda [banquet] sert ici », explique-t-elle.
La fille cadette de Nesreen Mohtady est assise sur les genoux de sa mère, qui la nourrit de riz et de mloukhiya, un plat traditionnel arabe.
« Je veux donner à mes filles une leçon d’égalité. Je veux qu’elles grandissent avec une mentalité exempte de classisme », affirme-t-elle, ajoutant qu’elle essaie de se joindre au banquet d’iftar au moins deux fois pendant le Ramadan.
« Je veux donner à mes filles une leçon d’égalité. Je veux qu’elles grandissent avec une mentalité exempte de classisme »
– Nesreen el-Mohtady, responsable de fret dans une entreprise de ciment
Mohamed el-Gazar, ingénieur civil, raconte à MEE son expérience en tant que bénévole dans l’organisation d’un autre banquet dans un village du gouvernorat d’ach-Charqiya, dans le delta du Nil.
« La charge de travail est répartie entre plusieurs bénévoles ; tout le monde donne un coup de main. Ceux qui ont une voiture font par exemple les courses et livrent les provisions, ceux qui connaissent des commerçants et des magasins sont chargés d’acheter des produits à un bon prix et ceux qui savent cuisiner sont responsables de la cuisine, explique-t-il. Avant, nous allions également livrer des repas chez ceux que nous savions dans le besoin. »
« Pour moi, c’est là tout le sens du Ramadan, partager la même nourriture, des moments de rire et de bonnes conversations avec des inconnus issus de diverses classes et de divers milieux qui deviennent des amis »
– Aya Yakout, étudiante en fin de cycle universitaire
D’autres Égyptiens ont expliqué ce que signifiaient selon eux les « banquets de la compassion » du Ramadan.
« Pour moi, c’est là tout le sens du Ramadan, partager la même nourriture, des moments de rire et de bonnes conversations avec des inconnus issus de diverses classes et de divers milieux qui deviennent des amis », a confié à MEE Aya Yakout, étudiante en fin de cycle universitaire.
D’autres qui ont les moyens d’acheter leur propre nourriture préfèrent ne pas participer aux banquets afin de laisser leur place aux personnes dans le besoin.
« J’aimerais m’y joindre pour pouvoir rencontrer différentes personnes, dans une atmosphère différente, pour mieux les connaître, écouter leurs histoires et ressentir leurs joies et leurs peines. Je serais ainsi plus reconnaissante pour les bonnes choses de ma vie que je considère comme acquises et pour lesquelles je suis même parfois ingrate », explique à MEE Reem Ismail, 22 ans. Elle ajoute qu’elle préfère rejoindre les banquets en tant que bénévole afin que les personnes qui sont le plus dans le besoin puissent bénéficier de la nourriture proposée.
Le banquet de la compassion de Tora
Non loin de la tristement célèbre prison de Tora, à la périphérie du Caire, se prépare un autre banquet, où de nombreux travailleurs de la prison attendent le signal pour rompre le jeûne.
La prison de haute sécurité, également connue sous le nom de prison d’al-Aqrab, a renfermé derrière ses barreaux de nombreux prisonniers de premier plan, comme l’ancien président égyptien Hosni Moubarak, qui a été retenu brièvement dans l’hôpital de la prison. En mars, il a été acquitté après avoir été accusé d’avoir conspiré en vue du massacre de plusieurs centaines de manifestants lors de l’insurrection de 2011.
D’autres militants politiques de premier plan ont également été détenus dans la prison, notamment Alaa Abdel-Fattah, enfermé depuis 2014 pour avoir enfreint la loi anti-manifestations controversée introduite en Égypte en 2013.
Deux des jeunes hommes assis au banquet de la compassion de Tora sont Adel Ibrahim, 30 ans, et son collègue Ramadan Mahmoud, 35 ans. Originaires de Kafr el-Cheik, dans le delta du Nil, ils ont parcouru environ 132 kilomètres pour travailler en tant que maçons dans la réparation et la reconstruction des hauts murs de la prison.
Le banquet, organisé et financé par un officier supérieur de police, s’adresse aux ouvriers et aux officiers qui travaillent dans la prison voisine et qui ne vivent pas avec leur famille, comme Adel et Ramadan.
Le festin du soir se compose de riz, de petits pois et de viande. Les hommes, épuisés à la fin de la journée par leur travail exigeant sur le plan physique, apprécient de pouvoir obtenir un repas chaud gratuit et éprouver un sentiment de communauté, même loin de leur famille.
Nesreen Mohtady ne peut quant à elle s’arrêter de penser à ce que feront les moins fortunés après le Ramadan. Elle espère lancer un jour un petit projet qui permettra de continuer les dons.
« Je rêve d’un chariot alimentaire qui servirait de la nourriture faite maison dans la rue, [comme] du riz, des légumes, des pâtes et un morceau de poulet ou de veau », confie-t-elle à MEE.
« La nourriture serait également servie gratuitement pour ceux qui sont dans le besoin, tandis que ceux qui ont les moyens paieraient 10 livres égyptiennes [environ 0,50 euro] ou ce qu’ils peuvent. Mais les procédures administratives rendent ce rêve très difficile à réaliser. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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