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Ce pays ne veut pas voir ses réfugiés syriens partir

Depuis le début de la guerre civile en Syrie, des milliers de personnes ont trouvé refuge en Arménie, leur patrie ancestrale
Plus de 22 000 Syriens vivent aujourd’hui en Arménie, dont une grande partie dans la capitale Erevan (Wikicommons)

EREVAN – Sevak Baghdasarian venait d’obtenir son diplôme de comptabilité et était sur le point d’effectuer son service militaire lorsque le conflit syrien a éclaté.

Cet Alépin alors âgé de 26 ans savait qu’il pouvait être contraint de rester dans l’armée pendant de nombreuses années. La perspective des combats l’horrifiait. Il a donc échappé à la conscription et s’est procuré un aller simple vers un pays où il savait qu’il serait en sécurité. Ce pays n’était pas l’Allemagne, mais l’Arménie, sa patrie ancestrale.

Depuis 2011, des milliers de Syriens ont emboîté le pas à Baghdasarian et trouvé refuge dans ce petit pays du Caucase du Sud. Aujourd’hui, selon le HCR, l’Arménie est le troisième plus grand pays d’accueil de réfugiés en Europe par habitant, avec cinq réfugiés pour 1 000 habitants.

« Je suis venu en vacances ici lorsque j’étais adolescent car je voulais voir ma patrie. Je n’ai jamais pensé que j’allais vivre ici »

– Sevak Baghdasarian, réfugié syrien vivant en Arménie 

Pourquoi cette nation post-soviétique a-t-elle accueilli autant de Syriens comme Baghdasarian ? Parce que la Syrie a autrefois accueilli les Arméniens, à une époque où les membres de ce groupe ethnique fuyaient le danger et la mort.

Les Arméniens vivaient en paix dans l’Empire ottoman jusqu’à la Première Guerre mondiale, lors de laquelle le gouvernement des Jeunes-Turcs déploya un effort désespéré pour rester au pouvoir en adoptant une politique coercitive d’homogénéisation culturelle. Les Arméniens étaient le bouc émissaire désigné, et leur ethnie et leur religion, le christianisme, étaient décrits comme un obstacle sur la voie d’un avenir glorieux pour l’empire.

En 1915, les troupes turques lancèrent une campagne longue de huit ans contre la population arménienne. Plus d’un million d’Arméniens perdirent la vie au cours de cette période, un événement connu depuis sous le nom de génocide arménien, et beaucoup d’autres auraient péri sans l’aide de la Syrie.

La Turquie réfute cette version des événements, rejette le terme de « génocide » et insiste sur le fait que les massacres s’inscrivaient dans le cadre d’escarmouches à plus large échelle qui faisaient partie de la Première Guerre mondiale. Elle affirme qu’il y eut de lourdes pertes de part et d’autre.

Réfugiés arméniens en Syrie – photo prise entre 1915 et 1916 (Wikicommons)

Alors que les soldats turcs chassaient les Arméniens vers le désert du nord de la Syrie, la population syrienne secourut, abrita et nourrit plusieurs milliers d’entre eux. Les survivants s’installèrent ensuite majoritairement autour d’Alep, où ils se forgèrent une réputation d’artisans qualifiés et vécurent en harmonie avec leurs voisins musulmans.

C’était avant que la Syrie ne fût plongée dans une guerre civile, un siècle plus tard.

« Épaulés en ces temps difficiles »

De nombreux Syro-Arméniens ont soutenu le président Bachar al-Assad et son gouvernement dans l’espoir d’être protégés, craignant que leur confession chrétienne ne fasse d’eux une cible. Les forces rebelles et les groupes armés ont saccagé leurs quartiers et incendié leurs églises, forçant des milliers d’entre eux à emprunter la même issue de secours que leurs grands-parents, mais cette fois-ci en sens inverse.

Cet exode soudain a pris leur patrie ancestrale au dépourvu. « Lorsque les Syriens ont commencé à arriver, nous n’avions pas l’infrastructure nécessaire en place », reconnaît Anahit Hayrapetyan, chargée des relations extérieures pour le HCR en Arménie.

Cet exode, qui a commencé au compte-goutte, a grimpé à plus de 22 000 arrivées, ce qui a obligé le gouvernement arménien à rassembler ses maigres ressources pour leur offrir un abri. Presque tous les réfugiés syriens qui sont arrivés sont d’origine arménienne, ceci n’étant pas dû au fait que le gouvernement refuse activement les Syriens non arméniens, mais au fait que ce sont principalement des Syriens d’origine arménienne qui cherchent l’asile dans le pays.

« Les Arméniens connaissent bien le sort des réfugiés, des exilés et des expulsés »

- Le président arménien Serge Sarkissian

Certains Syriens non arméniens ont parcouru les 350 km qui séparent les deux pays, mais il s’agit exclusivement de conjoint(e)s d’Arméniens de souche, a déclaré Hayrapetyan à Middle East Eye.

Selon Hayrapetyan, si d’autres Syriens non arméniens cherchaient refuge dans le pays, eux aussi « se verraient sûrement accorder l’asile en Arménie, puis le statut de réfugié ».

En réponse à l’arrivée des réfugiés, la diaspora arménienne a créé diverses organisations à but non lucratif pour leur fournir tout ce dont ils avaient besoin, de la nourriture aux formations professionnelles. Les enfants syriens ont ensuite été autorisés à rejoindre les écoles publiques arméniennes, tandis que le ministère de la Diaspora a mis en place un système accéléré permettant aux réfugiés de demander la nationalité arménienne.

En 2015, le président arménien Serge Sarkissian a défendu la politique généreuse de son pays en matière de réfugiés dans un discours à l’Assemblée générale des Nations unies. « Les Arméniens connaissent bien le sort des réfugiés, des exilés et des expulsés, a-t-il déclaré. Le génocide arménien aurait dû faire encore plus de victimes si un certain nombre de nations, nos amis, ne nous avaient pas épaulés en ces temps difficiles. »

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Aujourd’hui, le HCR estime qu’il reste environ 15 000 Syriens en Arménie. La plupart d’entre eux sont largement intégrés au tissu social du pays et leur présence a beaucoup contribué à animer sa capitale, Erevan.

La ville abrite une myriade de nouveaux commerces appartenant à des Syriens, des discothèques les plus branchées aux restaurants populaires servant des plats arabes aux locaux en quête d’une alternative à la cuisine de style russe. Il existe même un marché souterrain réservé aux artisans syriens spécialisés dans l’habillement et la joaillerie.

C’est ce que la famille de Baghdasarian fait maintenant. Son père et son frère aîné l’ont suivi en Arménie et ont relancé l’activité de fabrication d’articles en argent qu’ils tenaient à Alep.

« Un processus lent »

Gagner sa vie en Arménie est cependant loin d’être facile. Si certains Syriens aisés ont pu utiliser leurs comptes bancaires étrangers pour acheter des appartement-terrasses dans le centre-ville d’Erevan, la plupart sont arrivés avec peu de possessions et ont dû faire face à un marché de l’emploi stagnant.

Selon la Banque asiatique de développement, un tiers des Arméniens vivent sous le seuil de pauvreté et la volonté du gouvernement d’accueillir les réfugiés n’a guère contribué à pallier la pénurie d’opportunités d’emploi et de logements abordables.

Un orfèvre syro-arménien originaire d’Alep et arrivé dans la capitale arménienne en 2015 vend des objets artisanaux dans une brocante en plein air à Erevan (AFP)

Même lorsque des Syriens trouvent un emploi, rien ne peut compenser le traumatisme émotionnel de l’exil forcé. La plupart des réfugiés sont arrivés en Arménie en pensant qu’ils pourraient rentrer chez eux quelques mois plus tard. Beaucoup ont encore des membres de leur famille vivant parmi les décombres à Alep.

Baghdasarian ne s’était rendu en Arménie qu’une seule fois avant de s’y installer. « Je suis venu en vacances ici lorsque j’étais adolescent car je voulais voir ma patrie, se souvient l’homme de 32 ans. Je n’ai jamais pensé que j’allais vivre ici. »

Les Arméniens considéraient les Syriens comme étant plus riches ; ainsi, leur nouveau statut de réfugiés a provoqué une certaine dissonance cognitive. Il ne s’agit pas du seul décalage culturel entre les deux communautés. Bien que les Syro-Arméniens partagent de nombreuses traditions avec les Arméniens locaux, ils ne parlent pas le même dialecte et l’écrivent différemment, utilisant l’alphabet arabe.

« Avant, nous avions nos propres écoles et églises. Cela ne serait plus possible maintenant » 

- Sossie Balkhian, réfugiée syrienne en Arménie 

L’intégration sociale peut donc prendre plus de temps que prévu. Néanmoins, diverses organisations de la société civile œuvrent à accélérer le processus. Baghdasarian est membre de KASA, une organisation à but non lucratif soutenue par des financements suisses qui s’emploie à renforcer les liens entre les jeunes réfugiés et les Arméniens locaux. « Notre objectif est d’élargir les perceptions », explique Zara Harutyunyan, qui travaille pour l’ONG. « C’est un processus lent mais il fonctionne », a-t-elle ajouté.

Chaque semaine, son équipe organise une activité à caractère social différente, des randonnées aux tournois de jeux de société. Aujourd’hui, ils préparent une spécialité syrienne, du taboulé. Une douzaine de jeunes hommes et femmes se tiennent autour de quelques tables couvertes de produits. Ils semblent nerveux lorsque Zara Harutyunyan explique le programme, mais au bout de quelques minutes passées à hacher et mélanger les ingrédients, les rires emplissent la pièce.

« Je ne me considère pas comme une réfugiée. Je n’aime pas ce mot », affirme Sossie Balkhian, originaire d’Alep, qui montre aux locaux comment faire du taboulé (MEE/Laura Secoran)

Sossie Balkhian, une amie de Sevak Baghdasarian originaire d’Alep, participe également à l’atelier et donne des conseils aux Arméniens locaux sur la quantité de menthe à utiliser dans la salade. Elle explique que KASA l’a aidée à se sentir chez elle en Arménie. « Je ne me considère pas comme une réfugiée. Je n’aime pas ce mot », confie-t-elle.

Les pressions récentes exercées par la Russie pour initier les retours « volontaires » de réfugiés ont poussé de nombreux Syriens de la région à envisager cette option. Mais en Arménie, la plupart des réfugiés ont exclu l’idée d’un retour. Sossie Balkhian soutient que l’essor des groupes extrémistes armés dans la région pousse de nombreux Syro-Arméniens à croire qu’il n’est plus possible d’y vivre en paix en tant que chrétiens.

« Avant, nous avions nos propres écoles et églises, explique-t-elle. Cela ne serait plus possible maintenant. » 

« Ils ont fui là-bas. J’ai fui ici »

L’Arménie ne veut pas non plus voir ses Syriens partir. Contrairement au Liban ou à la Jordanie, qui considèrent souvent les réfugiés comme un fardeau économique, le gouvernement arménien y voit une opportunité de réduire le déficit migratoire et de générer des emplois.

« C’est mon pays mais il est difficile d’y vivre. Les gens sont bons mais leur façon de penser est tellement différente de la mienne »

– Sevak Baghdasarian, réfugié syrien en Arménie 

« Il ne fait aucun doute que les Syriens contribuent au développement de l’économie du pays », affirme Hayrapetyan, la porte-parole du HCR. Elle soutient néanmoins que cette préférence pour les Syriens n’est pas équitable pour les centaines de réfugiés en provenance de pays comme l’Iran, l’Ukraine ou l’Éthiopie, qui ne bénéficient pas du même niveau de soutien gouvernemental ou d’acceptation sociale.  

Pour Sevak Baghdasarian, un retour en Syrie ne représente même pas une option. S’il y retournait, il serait forcé de rejoindre l’armée, où bon nombre de ses amis servent depuis sept ans maintenant. Mais il ne veut pas non plus rester en Arménie, car même au bout de six ans, il ne se sent toujours pas à sa place.

« C’est mon pays mais il est difficile d’y vivre, confie-t-il. Les gens sont bons mais leur façon de penser est tellement différente de la mienne. » Le jeune homme a eu une offre d’emploi lucrative à Dubaï mais n’a pas pu l’accepter car les Émirats arabes unis n’acceptent pas de réfugiés. Aujourd’hui, il rêve d’obtenir un visa pour le Canada ou les États-Unis. En attendant, il pratique son anglais et essaie de se faire des amis occidentaux en travaillant comme guide touristique.

Le musée du génocide arménien à Erevan (MEE/Laura Secoran)

Aujourd’hui, il emmène deux touristes américaines visiter le musée du génocide arménien. Le trio déambule dans les couloirs silencieux et observe des photos de victimes. Un enfant émacié. Une mère désemparée. Un vieil homme tenant le crâne de son fils.

En retrait, Baghdasarian prend son temps pour regarder une vidéo prise en Syrie. L’écran montre un vieux clocher d’église dans un petit village entouré de collines herbeuses. « C’est la ville où mes grands-parents ont grandi », explique-t-il en esquissant un léger sourire. « Ils ont fui là-bas. J’ai fui ici. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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