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« C’est tout le système de santé qui est malade » : l’Algérie secouée par le départ de ses médecins pour l’étranger

Le nombre de médecins algériens ayant réussi l’examen leur permettant d’obtenir une équivalence de leur diplôme pour exercer en France a créé un tollé en Algérie, relançant le débat sur l’exode des compétences locales à l’étranger
Plusieurs raisons justifieraient cette envie d’exercer ailleurs : le statut social dévalorisant, les salaires, les conditions de travail et le manque de moyens (AFP/Ryad Kramdi)
Par Yasmine Marouf Araibi à ALGER, Algérie

L’affaire remonte à début février, quand le Centre national français de gestion des praticiens hospitaliers (CNG) a rendu publique la liste des médecins étrangers autorisés à exercer en France après avoir réussi l’examen d’équivalence, les Épreuves de vérification des connaissances en médecine (EVC).

La liste ne donne aucune précision sur le nombre exact des Algériens admis. Mais une information faisant état de 1 200 médecins algériens sur les 2 000 lauréats a créé un tollé sur les réseaux sociaux, côté algérien mais aussi côté français, où même le candidat à la présidentielle Éric Zemmour a réagi en déclarant sur Twitter : « La France se passera des médecins algériens et les laissera à l’Algérie qui en a bien besoin. »

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La défaillance du système de santé algérien a été de nouveau au centre de la polémique.
« Peut-être que c’est plus de 1 200 Algériens, peut-être que c’est moins. Ce n’est pas ça le plus important. Le plus important, c’est que chaque année, il y a des milliers de médecins algériens qui décident d’exercer ailleurs », s’indigne Lyes Merabet, président du Syndicat national des praticiens de la santé publique (SNPSP), auprès de Middle East Eye.

Selon Lyes Merabet, ils seraient plus de 15 000 à exercer en France dans des structures publiques et privées.

Du Canada jusqu’aux pays du Golfe 

Dans leur exode, les médecins algériens ne choisissent pas seulement la France comme destination, précise le syndicaliste, « il y en a des milliers aussi dans les pays du Golfe, au Canada, en Allemagne ou encore en Turquie pour certaines spécialités ».

Plusieurs raisons justifient cette envie d’exercer ailleurs, selon lui. Il évoque « le statut social dévalorisant, les salaires, les conditions de travail et le manque de moyens » et cite à part le secteur de la recherche, lequel souffre aussi d’un départ de professionnels « qui ont besoin de moyens et d’opportunités pour participer à des projets de recherche ».

Caricature de Dilem dans le quotidien Liberté, le 7 février 2022 (capture d’écran)
Caricature de Dilem dans le quotidien Liberté, le 7 février 2022 (capture d’écran)

Houria*, 40 ans, figure parmi les lauréats de cette année. Cette mère de famille d’Alger a passé l’examen d’équivalence en France pour la première fois et l’a réussi.

Spécialiste en pédiatrie, Houria commencé à exercer en Algérie en 2012 après avoir obtenu son diplôme à la faculté de médecine d’Alger la même année. Contactée par MEE, elle explique que plusieurs raisons l’ont poussée à vouloir s’installer et exercer ailleurs.

« Les conditions de travail sont insupportables », peste d’emblée la pédiatre. « Nous manquons de moyens et de matériel. L’administration est défaillante et c’est le médecin qui est jugé. » Elle explique : « Quand nous ne pouvons pas retenir un patient ou lui procurer les soins nécessaires faute de matériel, c’est le médecin qui est tenu pour responsable. »

Houria a effectué un service civil de quinze mois (étape obligatoire durant laquelle les médecins spécialistes sont mutés dans différentes régions du pays pour une durée pouvant aller jusqu’à quatre ans selon la région d’affectation) à Tamanrasset, à plus de 1 900 kilomètres au sud d’Alger. La pédiatre a par la suite exercé dans de nombreux établissements publics avant d’opter pour le secteur privé en ouvrant son propre cabinet de pédiatrie en banlieue algéroise.

« Il faut envoyer les chefs de service en poste depuis plus de trois décennies à la retraite ! »

- Une pédiatre

Mais même là, la médecin ne trouve pas son confort. Elle regrette : « C’est tout le système de santé qui est malade. Le secteur privé n’est donc pas épargné. »

Une des raisons qui poussent les médecins algériens à partir est aussi, selon elle, « le manque de formation continue qui ne leur permet pas d’évoluer ».
« Il faut encourager les jeunes médecins, leur fournir des formations mais aussi leur garantir des postes », recommande la pédiatre. « Et pour ça, il faut envoyer les chefs de service en poste depuis plus de trois décennies à la retraite ! »

Parallèlement, insiste-t-elle, « il faut revoir en profondeur le système de santé, notamment en révisant la situation socio-professionnelle du personnel, en augmentant les salaires et en lui assurant la sécurité contre les agressions ». 

Des diplômés au chômage

Dans une première réaction, le ministre algérien de la Santé, Abderrahmane Benbouzid, a remis en doute le chiffre de 1 200 médecins exilés puisque la liste ne précise pas la nationalité des lauréats. Le ministre, qui est à la tête du secteur depuis janvier 2020, ne nie pas pour autant la réalité, qui, dit-il, « est bien là devant nos yeux ».

« Le mal est en nous en tant que responsables », admet Benbouzid dans une déclaration au quotidien Liberté, qui reconnaît la nécessité des réformes mais nuance : les médecins sont aussi partis pour « la qualité de vie au plan social et culturel » dans les pays ciblés.

Alors que l’Algérie forme 3 000 médecins chaque année selon les chiffres officiels, un grand nombre d’entre eux se retrouvent au chômage faute de postes dans les hôpitaux.

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Pour Abderrahmane Benbouzid, ce problème est en partie dû à la réticence des professeurs et des chefs de service de partir, après avoir atteint l’âge de la retraite fixé à 65 ans. Mais il affirme que « le problème » a été « résolu » par une revalorisation des retraites. « Il n’y a plus de raison que nos professeurs et chefs de service s’accrochent à leurs postes une fois l’âge de la retraite atteint », a précisé le ministre.
Pour mettre fin à l’exode des compétences, Lyes Merabet appelle à débloquer le débat. « Il faudrait se poser la question : pourquoi est-on dans cette situation et qu’est-ce qu’il faudrait faire pour arrêter l’hémorragie ? »
Le représentant des praticiens de la santé publique préconise d’agir essentiellement sur « la politique des salaires, qui doit être revue dans le fond. Il faut aussi repenser le parcours professionnel, qui n’est pas intéressant ni vraiment attrayant », indique-t-il à MEE.

« Il faut aussi céder la place aux jeunes afin de les maintenir au pays. Ils verront ainsi qu’ils peuvent évoluer dans leurs carrières hospitalo-universitaires. »


* Le prénom a été changé.

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