Cinéma : Nahla, film unique, est désormais orphelin
ALGER – « Il était nécessaire, pour accomplir l’adieu, que Beyrouth adresse un dernier salut à Farouk ». Lorsque Pierre Abi Saab, critique et homme de théâtre libanais, rend hommage, lundi 16 avril au soir, à Farouk Beloufa, c’est tout le Liban et l’Algérie qui pleurent ensemble.
Le réalisateur algérien est en réalité décédé le 9 avril dernier, loin de toute médiatisation. Lorsque sa disparition a enfin été connue, lundi, le milieu culturel algérien et libanais est resté sous le choc.
Car Nahla (1979), son unique long-métrage, est l'un des rares films algériens à traiter de problèmes étrangers à l'Algérie, en l'occurrence, au Liban de 1975, à la veille de la guerre civile.
« Quand on évoque la guerre civile libanaise dans le cinéma, nous pensons tout de suite à Nahla. Un jeune cinéaste algérien débarque à Beyrouth et, au cœur du chaos, réalise un film considéré aujourd’hui comme un film d’une importance historique », écrit encore Pierre Abi Saab, critique et rédacteur en chef du quotidien libanais Al Akhbar.
Né en 1947 à Oued Fodda (centre-ouest), Farouk Beloufa étudie le cinéma à l'Institut national du cinéma, cette école de cinéma algérienne si rapidement disparue, avant d'être diplômé de l'Institut des hautes études cinématographique (IDHEC), à Paris.
Il suit également des cours à l'École pratique des hautes études (EPHE) de Paris, sous la direction de Roland Barthes, et présente une thèse sur la théorie du cinéma. À son retour en Algérie, sa première production majeure, Insurrectionnelle (1973), est censurée, les autorités l’ayant jugée trop « marxisante ». Cette compilation de 90 minutes finira remaniée et produite sans signature.
Tourné dans des conditions épiques, Nahla, écrit par Beloufa, l’écrivain Rachid Boudjedra et la critique Mouny Berrah, réunit des acteurs libanais et algériens, de Roger Assaf, immense homme de théâtre libanais, au jeune Algérien Youcef Sayah, ex-avocat et homme de radio à Alger, jouant le rôle du journaliste qui couvre à Beyrouth les prémices de la guerre civile et un épisode qui sera une des trames de Nahla, la bataille de Kfarchouba contre l’invasion israélienne. Le film se noue aussi autour de l’histoire d’amour décousue entre le journaliste idéaliste algérien et Nahla, jouée par l’écrivaine Yasmine Khlat. Nahla est une diva libanaise, projection dans l’imaginaire du spectre de Fayrouz, objet de désir et de convoitise dans un Beyrouth qui brûle par tous les bouts.
« On tournait alors que les balles sifflaient dans la rue »
- Un membre de l'équipe du film
Le tournage du film, dans la capitale libanaise en pleines guerres de rues, s’assimilait au tournage chaotique d’un Apocalypse Now algéro-libanais. « La production à Alger ne voulait plus prendre la responsabilité des risques sur place », raconte à Middle East Eye un membre de l’équipe du film. « On était livrés à nous-mêmes au milieu des balles, mais ce sont nos amis artistes libanais qui ont contribué à sauver le film. Roger Assaf faisait jouer sa troupe bénévolement, Ziad Rahbani [musicien, fils de Fayrouz] nous a offert la bande son et les arrangements… On tournait alors que les balles sifflaient dans la rue ».
Mais ce film unique continue de vivre à travers les festivals ou YouTube. De retour en Algérie en 2010 après une absence de près de vingt ans, Beloufa découvre que Nahla continue de passionner, y compris chez la jeune génération de cinéastes. « C'est vrai qu'il y a quelque chose de daté dans ce qu'il raconte, sa problématique et ses différents thèmes. Beaucoup de choses se sont passées depuis : la perception des événements politiques, les espoirs pour l'avenir du monde arabe… Cette époque est définitivement achevée et les illusions qui l'accompagnaient avec. Je crois que le film en est l'expression sincère et c'est ce qui en fait l'intérêt aujourd'hui encore », déclarait-il alors à un journaliste. Sur les réseaux sociaux, les hommages se multiplient : « Merci M. Beloufa de nous avoir tant donné en un seul film ! », écrit l’équipe du prochain film du jeune Yanis Koussim, Alger by night.
« Penser à Farouk c’est joindre les deux bouts. D’un côté le cinéma et de l’autre l’Algérie », souligne le critique cinéma Samir Ardjoum à MEE. « C’est aller de l’avant, se laisser tutoyer par un poète, par une femme-film, par des actes d’amour. Beloufa, c’est l’instantanéité du présent, ce concept difficile qui organise la sensation du spectateur, qui lui redonne ses lettres de noblesse. Ces plans vibraient, ces mouvements d’appareil tremblaient, ces dialogues étaient clairs, secs et absolument contemporains. Pas besoin d’être Africain ou Arabe pour comprendre les turpitudes amoureuses des personnages dans Nahla. Eux, c’était nous ».
Le jeune poète et journaliste algérien Salah Badis se revendique aussi de la filiation de père de Nahla : « Quand je partirai en mission comme journaliste à Beyrouth – 40 ans après ce film – j’essaierai de m’imaginer en héros de Nahla errant dans une ville qui le séquestre et qu’il n’arrive pas à comprendre ».
« Beyrouth se remémorera les images, les chansons et les visages de Nahla et de son époque »
- Pierre Abi Saab, critique libanais
Beyrouth. « Son Beyrouth dont il ne reste pas grand monde de ceux qu’il avait connu, dont il ne reste ni les symboles ni les rêves », conclut Pierre Abi Saab. « Beyrouth se remémorera les images, les chansons et les visages de Nahla et de son époque, pour conserver la flamme de l’amitié et du bon vieux temps ».
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