« Le premier secteur à avoir été foudroyé par le virus, c’est le secteur culturel », lâche douloureusement Leila Toubel, comédienne et metteure en scène.
Dix jours avant le décretordonnant le confinement de la Tunisie, le 10 mars 2020, le ministèrede la Culture annonce le report de toutes les manifestations culturelles organisées sous sa tutelle.
« Lorsque j’ai appris la décision du gouvernement, je me trouvais à la Cité de la culture à Tunis, en pleine préparation de la cérémonie du 40ejour du décès de la blogueuse et militante Lina Ben Mhenni, qui devait se tenir trois jours plus tard. Nous avons dû tout reporter », poursuit-elle.
Quelques jours plus tard, le 14 mars, les théâtres, les cinémas, les galeries d’art et tous les espaces accueillant des représentations artistiques sontofficiellement les premiers lieux fermés par le gouvernement dans le contexte de la crise sanitaire du COVID-19.
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Au total, plus de 700 festivals et représentations ont été annulés ou reportés et le secteur a été privé de 15 millions de dinars (4,6 millions d’euros) de flux financiers en mars et en avril.
Le secteur du cinéma, après avoir connu ces dernières années un boom de la production et la réouverture de nombreuses salles dans le pays, a été frappé de plein fouet.
Hakka Distribution, acteur majeur du cinéma d’auteur en Tunisie, a dû notamment retarder la sortie de Tlamess, un des films tunisiens les plus attendus de l’année 2020.
« C’est un film que nous avons promu avec beaucoup d’attente et d’amour. Il a été coupé en plein élan », confie Mohamed Frini, un des fondateurs de Hakka, à Middle East Eye.
« Si les salles de cinéma finissent par rouvrir, nous ne sommes pas sûrs que le public y revienne aisément », craint-il.
Expositions virtuelles
Dans un pays à l’arrêt, sous couvre-feu et confiné du 24 mars au 4 mai – la Tunisie est en déconfinement progressif jusqu’au 14 juin –, certains acteurs du secteur encore peu habitués au digital ont été poussés à accélérer leur adaptation.
Les nouveaux lieux d’art contemporain, apparus principalement dans le Grand Tunis, ont ainsi dû miser sur le numérique pour traverser cette crise inédite.
La galerie Selma Feriani propose désormais des view rooms sur son site internet, expositions virtuelles permettant de continuer à soutenir les artistes pendant cette période si particulière.
ArchiV’Art, une plateforme éditoriale de promotion de l’art, fondée par Wafa Gabsi, a accéléré le lancement de sa galerie virtuelle pour mener une opération de vente d’œuvres,« Art To Fight Corona ». Les bénéfices ont été reversés à un hôpital et à un fabricant de respirateurs.
Afin d’éviter l’annulation, le festival du cinéma de Gabès, qui devait fêter sa troisième édition, s’est tenu du 3 au 11 avril en ligne, sur la plateforme de streaming tunisienne Artify, offrant ainsi aux spectateurs le premier festival virtuel du monde arabe.
« L’effervescence culturelle [post-2011] a exacerbé l’impuissance d’un ministère qui a été conçu pour museler le travail artistique »
- Shiran ben Abderrazak, directeur de la Fondation Rambourg
Cependant, si la digitalisation a pu accompagner la création artistique, plusieurs acteurs du secteur s’accordent à dire qu’elle ne peut se substituer à long terme à l’expérience culturelle, notamment celle des arts vivants.
« Rien ne peut remplacer le fait de pouvoir regarder un spectateur dans les yeux. Même dans les moments les plus durs qu’a traversés le pays, pendant la révolution ou après les attentats, les comédiens ont toujours trouvé le moyen, dans un élan d’audace et de résistance, d’aller travailler », argumente Leila Toubel pour MEE.
« Nous avions la réponse à des situations qui étaient elles aussi dramatiques. Mais pendant la crise sanitaire, il n’y avait pas d’issue, tout était fermé. »
Si dans un communiqué publié le 16 mai, le ministère de la Culture a annoncé un retour partiel à l’activité pour certains établissements culturels privés, plus de deux mois d’immobilisme imposé ont aggravé des failles structurelles profondes.
De nombreuses voix ont dénoncé une précarisation des artistes et une gestion publique qui peine à garantir la survie du secteur depuis la révolution.
« Sous Ben Ali, la politique culturelle était régie par le contrôle et la censure. En 2011, la soupape a éclaté. Les artistes ont acquis leur liberté de créer et de s’exprimer. Seulement, cette effervescence culturelle a exacerbé l’impuissance d’un ministère qui a été conçu pour museler le travail artistique », estime Shiran ben Abderrazak, expert en ingénierie culturelle et directeur de la Fondation Rambourg, un fonds de mécénat tunisien.
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Preuve de cette impuissance, entre 2011 et 2016, la Tunisie a connu sept ministres de la Culture, « soit un ministre par semestre », souligne-t-il à MEE.
Dans une lettre ouverte au gouvernement, publiée le 27 avril, plusieurs artistes et techniciens ont exhorté les autorités, sous la bannière du mouvement #Khalssouna (Payez-nous), à régulariser leur situation.
Les signataires y dénoncent des prestations non payées par le ministère datant parfois de trois ans et souvent réalisées sans contrat. Ils appellent aussi à la fin de la carte professionnelle, un sésame délivré par le ministère de la Culture ouvrant la voie à une protection sociale mais dont l’obtention est jugée trop complexe et difficile d’accès.
La nouvelle ministre, Chiraz Laatiri, en fonction depuis février 2020, soit seulement un mois avant le début de la crise sanitaire, a rassuré les artistes dans un communiquésur le remboursement prochain des dettes du ministère et sur la réforme des circuits administratifs et financiers.
Le 24 mars, elle a annoncé la mise en place d’un Fonds Relance Culture, financé par le ministère et par des donateurs privés, visant à soutenir les acteurs du secteur mais aussi à leur offrir une adhésion à la Mutuelle tunisienne des artistes.
Créé il y a trois ans, cet organisme vise à améliorer le droit au traitement des intermittents du spectacle afin de pallier les faiblesses du régime d’affiliation à la sécurité sociale, peu approprié à ce corps de métier.
« C’est avant tout une alternative provisoire, celle-ci doit impérativement ouvrir la voie à la création d’un statut légal pour l’artiste. L’artiste est actuellement classé‘’profession libérale’’, alors qu’il doit être protégé de manière spécifique en tant que créateur et en tant qu’opérateur économique », insiste Mounir Baaziz, président de la Mutuelle.
Ouvrir un dialogue
En effet, un projet de loi sur le statut légal de l’artiste est en attente d’adoption depuis quatre ans au Parlement. Toutefois, le 5 juin, ce texte très critiqué par les acteurs du secteur a été retiré de l’agenda de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) par le ministère de la Culture.
Ce dernier prévoit d’y introduire des modifications découlant de la tenue de consultations sectorielles afin de répondre au mieux aux demandes de la profession.
« L’aide financière du fonds tarde à arriver mais nous croyons en la bonne volonté de la nouvelle ministre », témoigne Mohamed Frini de Hakka Distribution. « Cette initiative a été lancée en un temps recordmais elle est freinée par la lourdeur administrative caractéristique de l’intervention publique en Tunisie », poursuit-il.
La Mutuelle a d’ailleurs été contrainte de prendre en charge à ses frais 200 personnes en situation de précarité extrême, qui étaient dans l’incapacité d’attendre l’aide du fonds de relance, dont l’arrivée de la première tranche a été retardée d’un mois.
« Au-delà de ces actions d’urgence, il faut ouvrir un dialogue et y inclure tous les acteurs de l’écosystème culturel. Pendant cette décennie, nous nous sommes retrouvés dans une frénésie qui était bénéfique, mais nous n’avons pas pris le temps de nous poser des questions fondamentales », relève Shiran ben Abderrazak de la Fondation Rambourg. « Nous devons nous mettre d’accord ensemble sur ce que doit être l’intervention publique dans le secteur culturel en Tunisie. »