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La hausse de la demande européenne d’énergie secoue une industrie charbonnière turque en perte de vitesse

Dans un contexte de crise énergétique mondiale, la Turquie peine à répondre à la hausse de la demande locale et européenne de charbon
Des mineurs se reposent dans une mine de charbon à Zonguldak, sur la côte de la mer Noire, dans le nord de la Turquie, le 5 décembre 2013 (Reuters)
Par Naomi Cohen à ISTANBUL, Turquie

Alors que l’interdiction du pétrole russe est entrée en vigueur au début du mois et que des températures glaciales ont été enregistrées dans toute l’Europe, le continent s’est tourné vers des sources d’énergie traditionnelles d’un autre temps pour éviter de graves pénuries d’électricité cet hiver. Malgré les promesses d’abandon total, le charbon est de retour.

Ainsi, la France, l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et la Grèce remettent en service des centrales électriques au charbon. La Pologne relance ses mines désaffectées et en ouvre même de nouvelles. Pendant ce temps, les foyers qui n’ont pas les moyens de se payer des solutions de chauffage plus coûteuses allument leur chaudière à charbon. 

Mais avec la disparition du charbon russe, il n’y a tout simplement pas assez de ce combustible fossile sur le continent pour répondre à cette demande croissante. L’Europe doit donc se tourner vers l’extérieur pour acheter du charbon en gros, bouleversant ainsi un secteur industriel en transition. 

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Les exportations de charbon en Turquie ont été multipliées par près de sept en mai dernier après l’annonce par l’Union européenne d’une interdiction du charbon russe et par près de douze en août lorsque la Russie a réduit ses exportations de gaz naturel vers l’Europe par le biais de Nord Stream 1.

Ces ventes supplémentaires et leurs répercussions secouent un secteur qui était en perte de vitesse en Turquie et provoquent une crise de l’offre et de la demande. 

« Toutes nos réserves sont épuisées », affirme Erhan Altay, du département des ventes de Turkish Coal Enterprises, une entreprise d’État qui exploite la majorité du lignite turc, dont la production a diminué au cours des trois dernières années

La production de charbon est en déclin depuis des décennies et une grande partie des stocks était conservée pour un moment où le charbon deviendrait un produit plus rare et plus précieux, comme cet hiver. 

À court de réserves, la Turquie peine à répondre à la hausse de la demande. Malgré des chiffres de production en baisse, le charbon est devenu depuis 2018 la principale source d’énergie du pays, représentant plus d’un tiers de la production d’électricité contre 23 % il y a dix ans.

Un vide à combler

La Turquie a soutenu cette hausse en important du charbon plus propre et présentant une densité calorique plus forte que les variantes locales. 

L’augmentation de la demande européenne a toutefois multiplié par deux les prix du charbon, ce qui a eu pour effet d’exclure du marché les pays à faible revenu.

En Turquie, où la livre a subi une chute rapide cette année, cela signifie que l’importation de charbon est devenue impensable en tant qu’option énergétique moins onéreuse. Le charbon local, bien que disponible, est également devenu plus cher.

Compte tenu de la crise énergétique, les entreprises d’extraction de charbon et les fournisseurs turcs se retrouvent dans l’embarras. 

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Non seulement ils doivent combler le déficit d’approvisionnement de leurs clients habituels – les centrales thermiques et les industries du ciment, du fer et de l’acier –, mais l’inflation à près de trois chiffres et la flambée des factures d’électricité ont également poussé davantage de foyers à recourir au charbon.

Dans certaines villes, la demande a connu jusqu’à 200 % d’augmentation, selon Mahmut Kayahan, secrétaire adjoint de la Chambre de commerce et d’industrie de Zonguldak, la province qui détient l’intégralité des réserves de charbon de Turquie.

« Dans un contexte d’augmentation de la demande, nous pourrions accroître la production en accélérant la maintenance et, par exemple, en passant d’une à trois équipes », indique Erhan Altay à Middle East Eye.

Cependant, précise-t-il, une hausse de la productivité ne suffit pas.

En outre, comme les entreprises charbonnières turques ne desservent que le secteur public, le pays dépend des entreprises minières privées pour couvrir le reste de la charge.

Ces entreprises privées, dont un certain nombre ont refusé d’être interrogées en raison de leur charge de travail ou du secret d’entreprise, sont en plein essor cette année.

Alors même qu’elles s’efforcent de rattraper la demande, certaines entreprises charbonnières s’engagent à vendre des quantités qu’elles ne sont pas en mesure d’honorer, indique le responsable d’une entreprise privée de vente en gros et d’exploitation de charbon, souhaitant conserver l’anonymat pour des raisons professionnelles. 

Le responsable affirme qu’il ne vend que le stock disponible, mais que s’il en avait plus, il pourrait tout vendre.

« Après le covid-19, comme dans tous les secteurs, il y a eu un grand vide dans l’offre, indique-t-il. Une restructuration sérieuse est en cours pour combler ce vide. »

Alors que les chiffres de la production de charbon étaient en baisse jusqu’à cette année, le ministère turc de l’Énergie s’efforce d’étendre les exploitations minières afin de sevrer le réseau électrique des importations de charbon.

Quelque 24 provinces ont vu jusqu’à la moitié de leurs terres expropriées ou remises à des sociétés minières sous forme d’appels d’offres. 

Des mineurs se reposent dans un bâtiment d’une mine de charbon dans la province de Manisa, dans l’ouest de la Turquie (AFP/Bulent Kilic)
Des mineurs se reposent dans un bâtiment d’une mine de charbon dans la province de Manisa, dans l’ouest de la Turquie (AFP/Bulent Kilic)

Le gouvernement promet des achats garantis aux entreprises charbonnières qui approvisionnent les foyers ou l’industrie à l’échelle locale, et des achats prioritaires à celles qui ne le font pas. Il offre également des subventions et des exemptions de taxes et de droits de douane.

Pourtant, en raison des coûts élevés et de l’évolution de l’opinion publique, notamment contre les centrales thermiques au charbon, les projets sont de plus en plus difficiles à concrétiser. Sur les 15 centrales à charbon que le ministère avait prévu d’ouvrir, près de 80 % de la capacité envisagée a été annulée depuis 2016. Et seule une poignée des 80 centrales thermiques prévues ont été installées. 

« [Maintenant] quand les gens parlent des centrales thermiques, c’est comme s’ils disaient un gros mot », souligne Ege Tok, militant anti-charbon au sein de 350 Türkiye.

Des perspectives de rentabilité

Le boom de cette année pourrait toutefois rendre les investissements plus attrayants.

Si les coûts augmentent avec l’inflation, les revenus augmentent encore plus vite : le charbon qui se vendait 2 000 livres turques (environ 100 euros) la tonne l’an dernière se vend aujourd’hui entre 4 000 et 7 000 livres, selon sa qualité, indique Mahmut Kayahan à MEE.

L’exploitation du charbon nécessite des machines lourdes et beaucoup de personnel – des coûts qui ont explosé cette année –, mais les entreprises gagnent toujours plus que l’année dernière, souligne-t-il. L’exploitation du lignite, moins coûteuse, s’avère « extrêmement rentable » selon Mahmut Kayahan.

« Alors que la politique climatique mondiale s’oppose à l’exploitation du charbon et aux centrales thermiques, la Turquie va dans la direction opposée »

– Ege Tok, activiste pour le climat

« La plupart vont réinvestir ce bénéfice, indique-t-il. La destination ce cet investissement est laissée à l’initiative du gestionnaire. »

Certaines sociétés minières anticipent le changement dans la transition énergétique et cherchent à se lancer dans des alternatives plus propres, explique Mahmut Kayahan. Si rien ne lie actuellement leurs investissements en Turquie, peu de banques privées sont disposées à garder leur argent dans l’industrie des combustibles fossiles.

Si la Turquie souhaite participer à la transition mondiale vers les énergies propres, elle encourage en revanche l’exploitation nationale du charbon et recherche des financements partout où elle peut en trouver.

« Il n’y a jamais eu de politique bien coordonnée », souligne Ege Tok.

L’activiste ne s’attend pas à ce que la ruée actuelle vers le charbon dure longtemps, dans la mesure où la pression financière et politique à plus long terme pousse les entreprises privées à se détourner définitivement des combustibles fossiles.

En 2019, E3G, un think tank indépendant consacré au changement climatique, a réalisé un sondage qui a montré que 86 % des Turcs interrogés préféraient que les investissements soient réalisés dans les énergies renouvelables, tandis que 11 % préféraient les combustibles fossiles.

Cependant, avec l’augmentation des profits tirés des combustibles fossiles et sans engagement d’Ankara vers une sortie du charbon, les calculs à court terme pourraient l’emporter. Et si le charbon local, moins propre, continue de remplacer le charbon importé, les coûts environnementaux et sanitaires seront plus élevés. 

« Alors que la politique climatique mondiale s’oppose à l’exploitation du charbon et aux centrales thermiques, la Turquie va dans la direction opposée », déplore Ege Tok.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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