Depuis la Palestine, Radio Alhara décloisonne la quarantaine
Soudain, au milieu d’un terne après-midi de confinement, la voix cristalline de la diva libanaise Fayruz, légende de la chanson dans le monde arabe, vient briser le silence désormais familier des villes anesthésiées par la quarantaine. Puis une voix masculine reprend, annonce en anglais les dernières nouvelles : une attaque israélienne sur Gaza, commanditée par le Premier ministre israélien… Ariel Sharon.
L’auditeur fronce les sourcils, plongé dans un drôle d’espace-temps que le confinement a déjà bien chamboulé : mais non, « Ayam zaman » (les jours anciens), programme du vendredi sur Radio Alhara, se penche sur des événements passés, comme s’ils venaient de se dérouler.
Et nous berce avec une bande-son des hits de l’époque, élargissant soudain le tranquille fil du temps distendu par l’isolement qu’impose à la majorité des habitants de la planète l’épidémie de coronavirus.
En anglais, arabe et même en français, Radio Alhara, la « radio du quartier », « est une sorte d’espace public de substitution en ces temps de quarantaine où plus aucun espace public n’est accessible », explique à Middle East Eye l’un de ses fondateurs, Youssef Anastas.
Ses créateurs ne l’ont pas pensée comme une radio, poursuit-il, mais « une voix, plutôt libre, qui diffuse de la musique, enregistre des podcasts et des conversations. On essaie de rendre cet espace le plus libre possible, jusque dans son fonctionnement : on a une dropbox, les gens peuvent nous y envoyer du contenu et on le récupère pour le diffuser ».
Le quartier parle au monde
L’idée de ces « radios de quartier » pour bercer la quarantaine des auditeurs depuis une plateforme épurée sur internet est née à Milan, en Italie, avec Radio Quartiere. Elle a voyagé jusqu’à Beyrouth, faisant naître Radio Alhay, puis à Tunis avec Radio Alhouma, avant d’inspirer Elias et Youssef Anastas, deux frères de Bethléem, ainsi que Yazan Khalili, leur complice de Ramallah.
« En tant que Palestiniens, c’est compliqué d’avoir accès au Liban par exemple, ou certaines autres régions du Moyen-Orient, donc cette radio est un moyen de les atteindre »
- Elias Anastas, cofondateur de Radio Alhara
Début mars, les premiers cas de coronavirus sont découverts dans la ville où serait né le Christ. La Cisjordanie, sous occupation israélienne depuis 1967, craint de ne pouvoir faire face à une épidémie qui s’étendrait trop vite et boucle Bethléem, la coupant du monde. Elle ne tarde pas à faire de même avec le reste de son territoire, où seuls deux décès ont pour l’instant été constatés depuis.
Le 20 mars surgit donc Radio Alhara ; au petit noyau du début se sont greffés deux graphistes depuis Amman, en Jordanie.
« Tout a commencé avec l’idée de trouver quelque chose pour passer le temps en quarantaine », se rappelle Elias, puis « c’est en train d’évoluer en une plateforme très intéressante car elle connecte différentes cultures, différentes personnes ».
D’où son nom : la radio du quartier, car elle se veut le reflet de cette région, « qui est un seul et même voisinage », selon Elias.
« En tant que Palestiniens, c’est compliqué d’avoir accès au Liban par exemple, ou certaines autres régions du Moyen-Orient, donc cette radio est un moyen de les atteindre », note-t-il.
Elle est ainsi devenue un des réceptacles de cette vibrante scène musicale, faisant fi des frontières géographiques qui contraignent les populations au Moyen-Orient. « On émet de la Palestine, de la Jordanie, mais notre réseau est plus large », sourit Elias.
Tout comme leur audimat, qui se connecte et commente depuis des salons et des cuisines en Afrique, Europe ou Amérique.
« Bien que je ne comprenne presque rien » aux interludes en arabe entre les mix, « je peux sentir l’importance qu’ils accordent à la présentation des artistes », décrit ainsi à Middle East Eye Romy Schmidt, 40 ans, qui les écoute assidument depuis le centre de l’Allemagne.
« Je l’écoute en travaillant ou quand je traîne chez moi. J’y accorde plus ou moins d’attention, mais je n’ai jamais vraiment envie de l’éteindre, contrairement aux autres radios »
- Romy Schmidt, auditrice allemande
« J’ai découvert énormément de morceaux et chansons que je ne connaissais pas », poursuit-elle, soulignant que lorsqu’elle allume Radio Alhara, elle se sent projetée dans une « communauté d’artistes ».
« Je l’écoute en travaillant ou quand je traîne chez moi. J’y accorde plus ou moins d’attention, mais je n’ai jamais vraiment envie de l’éteindre, contrairement aux autres radios », s’enthousiasme-t-elle.
« Ça a transformé ma quarantaine », abonde, depuis Haïfa, Waleed Mahamid, un pianiste palestinien de 20 ans qui a également animé des sessions sur la radio.
« Ils ont invité les meilleurs DJs et musiciens palestiniens, comme Al Nather, Muqata’a… Pouvoir écouter mes amis et ces artistes extraordinaires pendant la quarantaine sur une radio, c’est juste fantastique », confie-t-il à MEE.
« Un projet qui évolue tous les jours »
Quelques centaines d’auditeurs sont branchés à tout moment, « parfois, entre 700 et 800 personnes quand on a des émissions plus connues », précise Youssef.
Une poignée de rendez-vous incontournables jalonnent la journée, comme « Ramblings of a chef », les divagations d’un chef de Bethléem, Fadi Kattan, qui, avec ses invités, revisite la cuisine palestinienne, ou « The Funambulist », une émission sur le fil depuis Paris qui explore au milieu de l’après-midi « un véritable moment de décolonisation » à travers des histoires individuelles.
« Vous écoutez Radio Alhara, depuis le salon jusqu’à la chambre à coucher et dans le sens inverse », scande régulièrement le jingle. Et, entre tout ça, jazz, disco, funk, hip-hop ou classiques arabes ponctuent le temps du confinement, dans un enchaînement surprenant.
« L’idée, c’est que tu vas allumer la radio pour écouter quelque chose en particulier, puis tu vas la laisser branchée, une demie heure, et tu vas écouter autre chose que tu vas soudain découvrir, que tu n’aurais probablement jamais entendu, ou à quoi tu n’avais jamais pensé. On veut créer des interactions inattendues avec notre audience », réfléchit Youssef.
« Ils ont invité les meilleurs DJs et musiciens palestiniens, comme Al Nather, Muqata’a… Pouvoir écouter mes amis et ces artistes extraordinaires pendant la quarantaine sur une radio, c’est juste fantastique »
- Waleed Mahamid, pianiste palestinien
Outre son éclectisme, c’est aussi son identité visuelle qui a attiré l’œil des curieux. Tous les jours, des images annoncent les différents programmes de la journée sur Instagram, mêlant portraits colorés des artistes et tableaux excentriques suggérant l’absurde.
« Il y a des gens qui sont aussi excités à l’idée d’avoir leur visuel que de jouer pour la radio », s’amuse le graphiste Saeed Abu Jaber, depuis Amman.
Avec un « ordi portable et un peu plus d’équipement pour les directs », ce petit projet entre potes, tous trentenaires, a aussi réussi à attirer des têtes d’affiche, rappelle le jeune homme, comme les Libanais Yasmine Hamdan et Ernesto Chahoud.
« Comme nous sommes tous à la maison, certains artistes qui n’auraient pas été disponibles auparavant peuvent désormais nous dire : ‘’Ok, je vous joue un set live à 14 heures un mardi après-midi’’ », remarque-t-il.
Et dans le monde d’après ? Les deux frères architectes et leurs acolytes assurent qu’ils aimeraient poursuivre l’aventure.
« On ne sait pas comment on va faire ça, quels types d’émission, si jamais ça va être quelque chose de plus institué… », glisse Elias. Un peu à l’image de ce que la radio est déjà aujourd’hui : « un projet qui évolue tous les jours ».
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