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Détenu dans un aéroport turc, un Syrien décrit plusieurs mois de « torture psychologique »

Un demandeur d’asile détenu dans une salle de l’aéroport Sabiha Gökçen depuis novembre se demande si la Turquie peut être considérée comme un « pays sûr »
Fares affirme s’être vu refuser l’asile par les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada (AFP)

Un demandeur d’asile syrien affirme être confronté à une « torture psychologique » en décrivant la détention qu’il subit depuis plus de quatre mois dans une salle d’un aéroport turc.

Fares est détenu dans une salle fermée de l’aéroport Sabiha Gökçen d’Istanbul depuis que son avion a touché le sol en provenance de Jordanie, en novembre.

Cette semaine, par téléphone, il a parlé de son expérience à Middle East Eye, alors qu’un autre demandeur d’asile syrien est désormais détenu depuis un an dans un autre aéroport à l’extérieur d’Istanbul.

« Ces quatre derniers mois ont été très, très difficiles », a confié Fares, qui a demandé à ce que son véritable prénom ne soit pas utilisé pour protéger sa famille qui vit encore en Syrie.

« Il n’y a pas de lumière naturelle et la lumière artificielle n’est jamais éteinte. La lumière se trouve juste au-dessus de ma tête, ce qui fait qu’il m’est presque impossible de dormir. »

« Je suis enfermé dans cette salle 24 heures sur 24. J’ai envoyé par e-mail des demandes d’asile aux États-Unis, au Royaume-Uni et au Canada, mais tous disent que je ne réponds pas à leurs exigences. »

« Ils ne me voient pas comme une personne. Et aujourd’hui, je suis coincé en prison sans raison. »

Une photo prise à l’aide d’un téléphone portable montre la salle où Fares est détenu depuis quatre mois (avec l’aimable autorisation de Fares)

Fares, 28 ans, s’est envolé pour Istanbul en novembre dans l’espoir de demander l’asile et d’être réuni avec ses sœurs jumelles de 12 ans, qu’il n’avait pas vues depuis plus de quatre ans.

En 2011, les manifestations pacifiques dans sa ville natale de Deraa, dans le sud de la Syrie, ont tourné à l’effusion de sang lorsque le gouvernement a commencé la répression brutale qui a transformé un soulèvement s’inscrivant dans la lignée du Printemps arabe en une guerre civile sanglante à travers le pays.

Craignant un enrôlement forcé dans les forces armées, il s’est enfui vers la Jordanie et a travaillé sans permis comme ingénieur.

Plus de 620 000 Syriens sont enregistrés en tant que réfugiés en Jordanie, mais en raison d’exigences strictes visant à maintenir le taux de chômage national à un faible niveau, seul un petit pourcentage d’entre eux ont réussi à obtenir un permis pour travailler légalement.

La vie « dans l’ombre », comme il la décrit, était difficile : il avait du mal à accéder à des soins de santé et risquait constamment d’être expulsé.

Pour ses sœurs encore en Syrie, toutefois, les choses étaient encore plus difficiles. Leur mère a été tuée en 2011, tandis que leur père a disparu au cours de cette même année et n’a pas été revu depuis.

En novembre dernier, après avoir été gardés pendant quatre ans par un ami de la famille, les jumelles se sont rendues en Jordanie dans l’espoir de retrouver Fares.

Mais à l’atterrissage, elles se sont vu refuser l’entrée en Jordanie et ont été renvoyées en Syrie à bord du même avion.

Face à l’impossibilité de se retrouver en Jordanie, la famille a convenu de voyager séparément jusqu’en Turquie ; Fares a également expliqué qu’en quittant le pays, il a dû signer une déclaration par laquelle il garantissait qu’il ne reviendrait jamais.

« En Jordanie, ils forcent chaque citoyen syrien quittant le pays à signer un papier indiquant qu’ils sont bannis à vie et par lequel ils acceptent d’être renvoyés en Syrie s’ils reviennent », a indiqué Fares.

Le ministère jordanien de l’Intérieur, l’organisme chargé des questions de migration, n’a pas répondu aux demandes de commentaires formulées par MEE ; nous n’avons donc pas été en mesure de vérifier ces allégations.

La Jordanie a été encensée pour avoir accueilli des centaines de milliers de Syriens qui ont passé la frontière pour fuir le chaos, mais a également fait l’objet de critiques venant de groupes qui affirment que le pays a enfreint le droit international en renvoyant de force des demandeurs d’asile vers son pays voisin déchiré par la guerre.

Des demandeurs d’asile syriens traversent à pied la frontière jordanienne, en 2014 (AFP)

Selon le droit d’asile turc, cependant, la Jordanie est un « pays sûr » : ainsi, lorsque Fares est arrivé en Turquie et y a demandé l’asile, il a été rejeté presque immédiatement.

« Je suis interdit d’entrer en Jordanie pour le restant de mes jours. J’ai dit [aux autorités turques] que s’ils m’y renvoyaient, je serais ramené en Syrie, où je serais été tué. »

Aujourd’hui, pris au piège dans un vide juridique depuis des mois après une tentative avortée d’expulsion vers la Jordanie en novembre, Fares affirme être choqué de la façon dont il est traité.

« Je pensais que cela aurait duré trois jours tout au plus. Mais aujourd’hui, je suis ici depuis quatre mois et huit jours et je mange la même nourriture tous les jours. De la viande, des frites et de la salade, tous les jours. »

Amnesty International, qui fait campagne au nom de Fares, affirme que son maintien en détention constitue un mauvais traitement susceptible de soulever d’autres questions sur la qualification de la Turquie comme « pays sûr » en vertu de la législation européenne.

« C’est choquant », soutient Anna Shea, conseillère en droits des réfugiés et des migrants pour Amnesty International.

« Ces conditions pourraient convenir pour quelques heures, mais lorsque vous êtes gardé comme cela pendant des mois et des mois, cela constitue un mauvais traitement. »

Les autorités turques n’ont pas répondu à nos demandes de commentaires au sujet de la situation de Fares.

Les personnes qui entrent en Turquie afin de demander l’asile courent désormais le risque d’être emprisonnées indéfiniment dans des salles de rétention comme celle où Fares se trouve depuis quatre mois, en raison d’une décision de justice datant de juin dernier.

La détention dans des installations aéroportuaires est désormais considérée comme techniquement différente de la rétention administrative, qui, en vertu du droit turc, ne peut être prolongée au-delà d’un an.

Cette décision a été une mauvaise nouvelle pour Fadi Mansour, le demandeur d’asile syrien qui a achevé ce mardi la première année de sa détention, laquelle a commencé le 15 mars 2015 à l’aéroport Atatürk d’Istanbul.

En vertu du droit d’asile turc, il aurait dû être libéré ce mardi, mais dans la mesure où les règles normales ne s’appliquent plus aux personnes détenues dans les salles de rétention des aéroports, il n’a désormais aucune idée du moment où il pourra être libéré.

« La détention est une question de fait : est-il possible de partir ou non ? », explique Shea.

« Et si le choix qui vous est proposé est entre retourner à un endroit où vous pourriez être tué ou torturé et être détenu indéfiniment, alors ce n’est pas vraiment un choix. C’est de la détention. »

Amnesty demande si la Turquie peut à juste titre être considérée comme un « pays sûr », vers lequel l’Europe peut renvoyer légalement les demandeurs d’asile.

« Nous devons reconnaître que la Turquie accueille actuellement plusieurs millions de non-ressortissants. Par rapport à d’autres pays, le traitement des demandeurs d’asile par la Turquie est bien meilleur », précise Shea.

« Mais il existe des preuves très convaincantes datant de décembre dernier qui montrent que la Turquie a renvoyé des personnes en Syrie et en Irak après les avoir détenues illégalement. Sur la base de ces informations, nous doutons sérieusement du fait que la Turquie puisse être considérée comme un pays sûr. »

Fares estime que l’Europe commet une « erreur » en cherchant à renvoyer un grand nombre de demandeurs d’asile en Turquie, par exemple à travers le régime controversé baptisé « one in, one out » (un Syrien entrant pour un Syrien sortant).

La proposition signifierait qu’un Syrien arrivant sur les îles grecques après une traversée dangereuse de la mer serait renvoyé automatiquement en Turquie sans que sa demande d’asile soit entendue, en l’échange de l’entrée en toute sécurité en Europe d’un Syrien vivant en Turquie.

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Traduction : Coincé dans une salle d’aéroport sans lumière naturelle depuis 1 an. Aidez-nous à libérer ce réfugié syrien http://bit.ly/225N3XU

Amnesty a condamné ce régime, le jugeant « déshumanisant » et estimant qu’il risquerait de renvoyer plus de demandeurs d’asile vers des conditions périlleuses en Turquie, pays qui n’est pas signataire à part entière de la convention historique de 1951 relative au statut des réfugiés.

Fares estime que sa situation met en lumière les dangers auxquels les demandeurs d’asile syriens font face lorsqu’ils sont ballottés à droite et à gauche.

« Où sommes-nous censés aller ? La Syrie est en ruines. »

« Tout ce que je veux maintenant, c’est vivre dans n’importe quel pays, mais pas ici ; et malgré cet emprisonnement et cette torture psychologique, je serais heureux que ce pays soit la Turquie. »

« Je veux juste vivre avec mes sœurs en lieu sûr. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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