Drones, chiens et barrières : ces « bergers » qui gardent les frontières de l’Europe
BUDAPEST, Hongrie – « Ils ont une odeur particulière, les clandestins. Ils peuvent ne pas s’être lavés depuis un certain temps, ou être restés assis autour d’un feu de camp pendant des jours », explique Colling Singer, directeur général de WagTail, qui fournit des « chiens de détection de corps » au Home Office du Royaume-Uni.
Les chiens sont stationnés à des postes frontaliers britanniques du côté français de la Manche et sont chargés de flairer les individus cherchant à rejoindre le Royaume-Uni sans papiers. Jusqu’à présent, ils ont détecté « des milliers d’immigrants clandestins », affirme Singer, ajoutant toutefois qu’il n’est pas autorisé à donner le chiffre exact.
WagTail est l’une des nombreuses sociétés à avoir présenté leurs services au Borderpol Global Forum, une conférence qui s’est tenue début décembre dans un hôtel de Budapest, la capitale hongroise.
Les épagneuls et les labradors de WagTail ont la lourde tâche de rivaliser avec les solutions haute technologie de contrôle aux frontières qui peuplent l’espace commercial, et les chiens sont parfois perdus, reconnaît Singer.
« Comment un chien peut-il dire que cet individu qui se tient debout près de la cabine du camion est OK mais que celui-ci qui se cache sous des palettes à l’intérieur du camion ne l’est pas ? », demande-t-il de façon rhétorique.
Heureusement pour WagTail, le Home Office croit au projet. « Nous avons une bonne relation avec Barbara », me confie Singer, affichant un large sourire dans son costume soigné à rayures.
« Nous faisons notre propre pain au Royaume-Uni »
« Barbara », c’est Barbara Wilson, chef adjointe de la division « Business Change Projects » de la force frontalière du Royaume-Uni. En 2014, elle a été faite membre de l’ordre de l’Empire britannique par la Reine, l’une des plus grandes distinctions pour le service public au Royaume-Uni, pour ses « services rendus à la sécurité aux frontières ».
WagTail apprécie Wilson – et Wilson apprécie cette société : dans leurs discours, Wilson et une collègue saluent le travail « merveilleux » accompli par les chiens renifleurs de l’entreprise.
Lorsque vient le tour de Wilson sur le podium de la salle de conférence, qui occupe la moitié de l’espace d’exposition, le ton change par rapport aux présentations généralement laconiques qui ont précédé, délivrées par un défilé d’hommes en costume gris.
En comparaison, son uniforme intégralement noir de la Force frontalière, surmonté d’épaulettes argentées luisantes, semble presque glamour. « Je fais toute ma chorégraphie moi-même », ironise-t-elle alors qu’elle se dirige vers la scène. Elle projette une vidéo léchée produite par le Home Office, dans laquelle des gardes frontaliers démontent des véhicules soupçonnés de renfermer de la drogue, et la met sur pause à certains moments pour expliquer ce qui est aperçu à l’écran.
Wilson s’engage dans une vente agressive – le Home Office fait actuellement de la publicité pour des services de formation auprès des autres gouvernements et espère que les gardes frontaliers irlandais qu’il a formés cette année seront « les premiers d’une longue liste ».
« La force frontalière du Royaume-Uni se considère comme une force de classe mondiale dans le domaine des fouilles », affirme-t-elle en parcourant des photos des méthodes de contrebande étranges que son personnel a découvertes.
« Le pain n’est pas toujours ce que vous pensez qu’il est », avertit Wilson en s’arrêtant sur une image de ce qui ressemble à des pains standard, mais qui se révèle être des coques de pâte creuses dissimulant des drogues illicites. « De plus, nous faisons notre propre pain au Royaume-Uni, donc vous n’avez pas besoin de nous l’apporter. »
Wilson est suivie sur le podium par sa collègue Rebecca Stevens, spécialisée dans la recherche de clandestins. « Les cachettes que nous voyons aujourd’hui sont beaucoup plus difficiles à détecter », explique-t-elle.
Elle montre des photos de jeunes gens contorsionnés autour des entrailles de moteurs de voiture ou cachés dans des sièges de voiture, des subterfuges qui rappellent les méthodes employées pour fuir l’Allemagne de l’Est pendant la guerre froide.
D’autres, qui se sont engouffrés dans des valises, « ont donné quelques sueurs froides à la société de sécurité française », affirme Stevens.
En raison du recours à la technologie de détection de dioxyde de carbone, certains individus enfilent un équipement de plongée, explique-t-elle – certains enveloppent leur corps entier dans des bâches en plastique pour traverser la frontière. « C’est évidemment extrêmement dangereux, poursuit Stevens. Une fois qu’ils sont enveloppés dans du plastique, il ne leur faut pas longtemps pour commencer à devenir gravement malades. »
La « demande du marché » dans le Moyen-Orient
À la fin de ces présentations, Tony Smith bondit sur la scène. Smith, qui a été nommé commandant de l’ordre de l’Empire britannique, s’est retiré du service public en 2013 après sept mois passés à la tête de la Force frontalière du Royaume-Uni – il est aujourd’hui directeur adjoint de Fortinus Global. « Plutôt brillant, hein ?, exulte-t-il. La Force frontalière du Royaume-Uni. »
Cet air de théâtralité traverse tout cet événement de trois jours. Les interlocuteurs utilisent une série de métaphores colorées pour décrire l’immigration : les gardes frontaliers sont des « bergers » qui protègent les moutons ordinaires des loups qui leur feraient du mal ; les migrants affluent à travers les frontières comme « de l’eau dans le désert » ; ils s’apparentent également, semble-t-il, à un cancer, alors que le nombre d’arrivées connaît une « croissance métastatique ». Les « demandeurs d’asile arrêtés » et les « cigarettes saisies » sont mentionnés d’un même souffle.
En dehors de la réception, parmi les plateaux de mises en bouche, des hommes et femmes d’affaires et des responsables du contrôle aux frontières s’échangent des anecdotes joviales sur le fond sonore métallique des derniers hits de The Weeknd.
Un responsable du ministère hongrois de l’Intérieur dépose un casque de sécurité et monte sur l’un des Segway exposés, dessinant des cercles saccadés sur la salle recouverte de moquette, avant d’en redescendre, le regard empli de soulagement.
À un moment, un homme déguisé en Père Noël s’approche de la pièce, puis s’éloigne à nouveau.
Parmi les exposants de la conférence, une entreprise vend la « clôture de prison » utilisée pour construire une nouvelle frontière barbelée entre Oman et le Yémen. Sur un stand en face, le groupe Seven Technologies affiche des dispositifs de traçage et de suivi conçus principalement pour la police, mais qui pourraient « être utilisés partout où vous jugerez cela approprié », m’a affirmé un vendeur.
La société vend également des caméras d’imagerie thermique « de bonne qualité pour les climats chauds » – basée en Irlande du Nord, elle vient d’ouvrir un nouveau bureau à Abou Dhabi et a traduit en arabe ses brochures de vente en papier glacé.
« Avec tout ce qui se passe dans la région, il y a évidemment beaucoup de demande de la part du marché », m’explique un représentant.
À côté, un groupe d’hommes en costume vendent ce qui ressemble à des armes automatiques – mais ce ne sont en réalité que les lunettes qui aident à viser.
« Nous les vendons à des agences de contrôle aux frontières au Moyen-Orient, où la garde des frontières est légèrement différente », m’indique un des vendeurs de Schmidt & Bender.
Faire de la planète « un endroit meilleur »
Malgré l’esprit parfois paroissial du forum, Smith affirme espérer que la conférence contribuera à faire de la planète « un endroit meilleur ».
Il estime également que c’est ici que les grandes décisions en matière de gestion des frontières sont prises. L’événement est annoncé à l’industrie comme un « itinéraire direct vers les professionnels de la sécurité aux frontières » et le matériel promotionnel promet aux exposants « un accès sans précédent à des personnalités de haut rang qui prennent des décisions d’investissement sérieuses sur l’avenir de la sécurité aux frontières ».
« Nous constatons qu’une partie de l’engagement que les fournisseurs ont ici avec les agences de contrôle aux frontières est vraiment utile, m’explique Smith. Notre objectif n’est certainement pas de devenir un salon – mais nous encourageons la collaboration. »
L’événement est sponsorisé par Securiport, une société américaine qui fabrique des systèmes de contrôle de l’immigration et de la technologie biométrique. Elle a sponsorisé ce forum au cours des trois dernières années et emploie un « coordinateur de conférence » dédié. « Nous sommes une famille », affirme le coordinateur à propos de la relation entre Securiport et Borderpol. Nous apportons notre aide à Borderpol et ils nous apportent la leur. »
Prenant la parole, le directeur de Securiport affiche un entrain qui rappelle celui d’un prédicateur. Attila Freska évite le podium fixe pour vagabonder à l’avant de la salle.
Après une brève digression pour défendre le recours au profilage dans les aéroports – qui, soutient-il, est « très politiquement incorrect » – Freska entre dans le vif du sujet de sa présentation : les avantages du contrôle aux frontières de style hongrois et les technologies qui le rendent possible.
« Nous recommandons l’efficacité des barrières physiques selon l’exemple hongrois », déclare Freska, en référence aux barrières que la Hongrie a érigées le long de ses frontières avec la Serbie et la Croatie. « Mais nous savons que ces barrières physiques peuvent être percées – c’est pourquoi les systèmes d’imagerie thermique et de radar sont nécessaires. Et puis évidemment, nous avons des drones. »
« Telles sont les solutions – et souvenez-vous que tous ces outils sont ici parce que nous sommes des bergers », ajoute-t-il.
Cette vision de la gestion des frontières reçoit un soutien enthousiaste de la part de Smith et du reste des dirigeants de Borderpol. « Cela vaut vraiment la peine de parler à des gens comme Attila », déclare Smith à la foule rassemblée après la présentation de Freska. « L’importance de ce genre de technologies ne peut être sous-estimée. »
Il semble approprié que la conférence de cette année ait eu lieu en Hongrie – un pays qui, l’an dernier, a dépensé 106 millions de dollars pour construire une barrière le long de toute sa frontière de 175 km avec la Serbie – et ait été accueillie conjointement par le ministère hongrois de l’Intérieur, qui a invité des délégués dans ses locaux pour un cocktail lors du premier soir. Budapest est la « maison spirituelle » de Borderpol, me confie Smith.
« Nous avons toujours trouvé les autorités hongroises extrêmement accueillantes et solidaires de notre cause », indique-t-il.
La « hongrisation » de la sécurité aux frontières
Selon Martin Lemberg-Pedersen, professeur adjoint d’études mondiales sur les réfugiés à l’Université d’Aalborg, cette cause encourage la « hongrisation » des frontières européennes au détriment d’une approche humanitaire de la gestion des frontières – au cours d’une année où plus de gens que jamais auparavant ont perdu la vie aux frontières de l’Europe.
L’Organisation des Nations unies a déclaré fin décembre que 2016 représentait « le pire bilan jamais observé pour une année » en termes de personnes ayant perdu la vie en tentant d’atteindre l’Europe, avec plus de 5 000 morts par noyade en Méditerranée – soit une moyenne quotidienne de 14 victimes.
« Le nombre de morts aux frontières extérieures de l’Europe n’a jamais été aussi élevé – et dans le même temps, il n’y a jamais eu autant de contrôle à ces frontières », m’explique Lemberg-Pedersen par téléphone après la conférence.
« L’année dernière, l’approche hongroise a été de construire une barrière frontalière. Mais une barrière n’est pas seulement une barrière – c’est une infrastructure qui vient avec des contrats, vers lesquels ces sociétés convergent ensuite.
« Il y a une hongrisation du contrôle aux frontières en Europe. Nous le voyons aussi au niveau politique – mais cela est également accompagné d’une poussée au niveau infrastructurel. La poussée vers la construction de murs et de barrières entretient très bien le cadre que ces sociétés de sécurité privées sont désireuses de promouvoir. »
« C’est à cela que se rapporte ce genre de conférence. Il n’est pas étonnant que celle-ci ait été sponsorisée par une société de sécurité privée – mais toute notion selon laquelle ce pourrait être une conférence neutre ou ouverte est affectée par ce sponsoring. »
Lemberg-Pedersen affirme que la conférence, lors de laquelle le sponsor principal a également prononcé un discours préconisant l’utilisation de son matériel pour le contrôle aux frontières, reflète également une volonté de l’industrie de militariser les frontières nationales, face à la baisse des profits dans le secteur militaire traditionnel, en agissant à la fois en tant que conseiller et en tant que marchand.
« Il n’est pas facile pour les responsables politiques de faire la distinction entre les experts scientifiques et l’industrie. Les sociétés vendent des produits en même temps qu’elles conseillent les gouvernements sur ce qu’il faut acheter », argumente-t-il en citant le Groupe de personnalités, un projet de la Commission européenne qui réunit des responsables politiques et des dirigeants de sociétés de matériel militaire telles qu’Airbus et BAE Systems pour conseiller l’UE sur la façon de dépenser son budget de défense.
« C’est une bonne position pour eux d’en faire partie, affirme Lemberg-Pedersen. Et en raison de ce type de poussée, dont le but est de relier les tâches policières et civiles avec les tâches militaires traditionnelles, le contrôle aux frontières a évolué d’un enjeu perçu comme étant essentiellement civil à un enjeu plus militarisé. Dans le même temps, cette poussée est soutenue par les grandes institutions de crédit et banques européennes, car elle crée un marché d’exportation lucratif pour l’industrie européenne de l’armement. »
« L’idée selon laquelle nous devrions modeler notre approche sur celle de la Hongrie implique que nous ne devrions pas parler de choses telles que la réinstallation des demandeurs d’asile – à la place, nous devrions juste fortifier et militariser les frontières extérieures. »
Mais cette approche ne trouve pas sa place partout. Les exposants du stand de MSA Global, la société à l’origine de la barrière frontalière d’Oman, affirment qu’ils n’ont pas trouvé beaucoup de preneurs lors de la conférence. « Je ne vois pas la France construire une barrière frontalière », explique l’un des vendeurs. Mais si Trump tient sa promesse de construire un « grand, grand mur », la société pourrait éveiller un certain intérêt de la part des États-Unis. « On ne sait jamais », s’interroge-t-il.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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