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Égypte : comment la caricature de Sissi en cambrioleur est devenue le symbole de la contestation

Une caricature du président égyptien réalisée par l’artiste de rue Ganzeer a été adoptée par les manifestants dans le monde entier
Ganzeer a dessiné cette caricature de Sissi le 20 septembre après des appels à descendre dans la rue pour manifester contre le président (Ganzeer)
Par Azad Essa à NEW YORK, États-Unis d’Amérique

Ganzeer confie que l’idée lui trottait dans la tête depuis longtemps.

Depuis son foyer d’adoption à Houston (Texas, États-Unis), il a regardé les allégations de corruption portées contre le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi par Mohamed Ali, ancien entrepreneur pour l’armée, commencer à attiser la colère de l’opinion publique contre le gouvernement.

Les discussions en ligne montraient que la saga de la corruption ferait réagir une population confrontée à des défis économiques croissants et à une répression sans fin. Une tempête se levait.

« Je voulais juste donner un coup de main, mais je ne savais pas trop comment », explique l’artiste de rue de 37 ans, qui s’est fait un nom au Caire lors de la révolution de 2011 contre Hosni Moubarak.

Depuis que l’image a été publiée sur les réseaux sociaux, elle mène sa propre vie (Facebook)
Depuis que l’image a été publiée sur les réseaux sociaux, elle mène sa propre vie (Facebook)

« Si j’étais actuellement au Caire, je serais descendu dans la rue avec des graffitis, comme je l’ai fait en 2011. Je n’arrêtais pas de me demander : comment puis-je participer de manière concrète et positive, et être utile ? »

Le matin du 20 septembre, Ganzeer s’est réveillé anxieux. Au cours des heures qui ont suivi, il a dessiné l’image qui est rapidement venue définir une nouvelle vague de protestations contre le président en exercice. Dans cette illustration, Sissi est vêtu d’une veste rayée et d’une cravate, mais caricaturé en cambrioleur.

« Je n’arrêtais pas de me demander : comment puis-je participer de manière concrète et positive, et être utile ? »

- Ganzeer, artiste

Ganzeer a d’abord publié sa caricature dans des groupes privés ainsi que sur sa page Instagram. L’image est rapidement devenue virale. Au-dessus de l’image, on peut lire le slogan en anglais : « Arrêtez Sissi. Libérez l’Égypte », et en-dessous en arabe : « À bas les traîtres, les vestiges du régime, les Frères [musulmans] ».

Des activistes et des manifestants ont ajouté leurs propres slogans au dessin, ils l’ont en outre imprimé, découpé et transformé en masques, bannières et affiches.

Il a surgi lors de manifestations à New York, Washington, Berlin, Paris et Oslo – et même dans les ruelles du Caire.

« Il ne peut en aucune façon se retrouver sur la place Tahrir », ironise Ganzeer. « Pas avec la répression sécuritaire là-bas. »

Colère croissante

L’Égypte a connu une flambée de manifestations contre Sissi depuis le 20 septembre, lorsque des manifestants sont descendus dans les rues du Caire et d’autres villes pour demander sa chute.

Les manifestations, et les campagnes en ligne qui les ont alimentées, ont été la représentation la plus publique de l’opposition au président depuis une répression de la dissidence après le coup d’État militaire de 2013 qui a porté Sissi au pouvoir. Des centaines de manifestants ont été tués par les forces de sécurité sur la place Rabia, et des dizaines de milliers d’autres ont été arrêtés et emprisonnés.

Une nouvelle vague de répression a suivi les manifestations de ce mois-ci, avec plus de 2 200 personnes arrêtées, selon des activistes locaux. Les forces de sécurité égyptiennes ont dû boucler le centre du Caire et d’autres villes pour dissuader les foules de descendre dans la rue.

Mais de nombreux Égyptiens bouillent de colère à cause du marasme de l’économie, qui a vu le nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté augmenter entre 2015 et 2018.

Les activistes estiment que l’image de Ganzeer ne s’est pas seulement intégrée à la colère croissante dans les rues : dessiner Sissi comme un cambrioleur a fondamentalement réduit le président d’un soi-disant homme d’État à un petit voyou ordinaire qui a littéralement volé la présidence et maintenant les coffres de l’État.

« Cette image a fait écho chez beaucoup d’Égyptiens parce qu’elle décrit les souffrances économiques qui touchent actuellement le pays », explique à MEE Ahmed el-Hahdy, un militant égyptien vivant à Princeton (New Jersey).

« Compte tenu de la corruption de Sissi et du vol de richesses nationales, il est devenu partie intégrante de la souffrance quotidienne des gens. »

Les activistes soutenant la campagne contre Sissi disent avoir été confrontés à une opposition coordonnée en ligne, plusieurs rapportant que leurs comptes sur les réseaux sociaux ont été signalés et, dans certains cas, bloqués ou suspendus.

Des militants à New York ont compilé les noms des 2 200 détenus égyptiens sur une banderole et exigent leur libération (MEE/Azad Essa)
Des militants à New York ont compilé les noms des 2 200 détenus égyptiens sur une banderole et exigent leur libération (MEE/Azad Essa)

Le compte Twitter de Ganzeer a été suspendu brièvement la semaine dernière. Après avoir fait appel, il rapporte que Twitter lui a dit qu’il avait été suspendu pour avoir « utilisé un hashtag tendance ou populaire avec l’intention de corrompre ou de manipuler une conversation ou de générer du trafic ou de l’attention sur des comptes, sites web, produits ou initiatives » et pour avoir « tweeté un nombre excessif de hashtags sans lien dans un seul tweet ou dans de multiples tweets ».

Middle East Eye a demandé à Twitter pourquoi il avait suspendu les comptes des militants égyptiens et s’il enquêtait sur les fermetures.

« Les questions sociales façonnent mon travail. Cela vient en premier. Et il y aura d’autres actions à venir »

- Ganzeer

Un porte-parole de la société a répondu par e-mail que le site prenait des mesures lorsqu’un comportement violait sa politique en matière de manipulation de la plateforme et de spam.

« En outre, Twitter divulgue régulièrement des données relatives aux opérations d’information soutenues par les États sur le service dans ce qui est maintenant la plus grande archive de ce genre dans le secteur », a déclaré le porte-parole.

Bloquer les trolls

Ganzeer précise que son compte Twitter a été réactivé quelques heures après son appel, mais a confié à MEE qu’il croyait avoir été confronté à une attaque coordonnée en ligne depuis la publication de l’image de Sissi.

« Depuis que j’ai publié l’image, j’ai dû passer beaucoup de temps à bloquer [les trolls]. Cela a été coordonné avec un certain nombre de manipulations et de comptes suspects qui ont clairement commencé en septembre. »

Dalia Wassef, une autre activiste, et l’une des principales organisatrices d’une série de manifestations contre Sissi à New York, où l’image de Ganzeer est en bonne place, décrit l’illustration comme « dépeignant la réalité et cherchant la confrontation ».

« Cela montre la colère de l’opinion publique égyptienne face à la corruption de l’armée et des généraux », a-t-elle déclaré à MEE.

L’image originale de Ganzeer avec les mots « À bas les traîtres, les vestiges [du régime], les Frères [musulmans] » en arabe ci-dessous (Ganzeer)
L’image originale de Ganzeer avec les mots « À bas les traîtres, les vestiges [du régime], les Frères [musulmans] » en arabe ci-dessous (Ganzeer)

Cependant, Ganzeer précise sans tarder que si Sissi a été caricaturé en cambrioleur, cela ne devrait pas être considéré comme une tentative de sous-estimer le niveau d’oppression qui caractérise le règne du président.

« Certaines personnes au pays se plaignent que les gens ignorent les morts, les détentions, les mesures de répression et sa tentative de rester au pouvoir et parlent maintenant de corruption.

« Mais si vous me le demandez, je pense que cette vague de protestation a pour objectif d’exposer de l’intérieur Sissi comme un menteur – et on pourrait dire que c’est une clé pour exposer tous les autres mensonges. »

Ganzeer a à plusieurs reprises satirisé le règne brutal de Sissi dans des bandes dessinées, des graffitis et des installations artistiques. Il n’est pas étranger aux attaques des partisans de Sissi ou de l’État égyptien – attaques qui l’ont forcé à rester aux États-Unis depuis 2014 par crainte pour sa sécurité.

En 2014, il a travaillé avec Captain Borderline, un collectif d’art, et l’artiste Sampsa au lancement d’une campagne de réseaux sociaux et d’art de rue appelée #SissiWarCrimes (« crimes de guerre de Sissi »).

En 2018, il a travaillé sur une bande dessinée pour The Nib, un site consacré aux caricatures politiques, dans laquelle il détaille la vie au Caire sous Sissi.

Expliquant que son travail et sa contestation n’ont rien à voir avec les Frères musulmans, un groupe qui a été vilipendé par l’État égyptien, il dit avoir été également réprimandé par eux.

« L’activisme de Ganzeer donne un excellent exemple de la façon dont les artistes créatifs peuvent contribuer au changement révolutionnaire et unir les messages politiques d’une manière qui va au-delà de l’habituel message idéologique politique centré sur le parti », estime Ahmed el-Hahdy.

Ganzeer dit qu’il ne s’arrêtera pas de sitôt.

« Les questions sociales façonnent mon travail. Cela vient en premier », déclare l’artiste. « Et il y aura d’autres actions à venir. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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