À El Kamour, la résistance continuera pendant le Ramadan
EL KAMOUR, Tunisie – « Kamour, ya mon amour », chantonne l’un des soutiens aux manifestants, Youssef Zorgui, lorsque le 4X4 qui l’emmène dans le désert rebondit une fois de plus sur la route caillouteuse. Pour se rendre à El Kamour, il faut faire deux bonnes heures de route, dont une grande partie sur de la piste, en plein désert.
Youssef, comme d’autres restés à Tataouine et Bir Lamer, fait l’aller-retour régulièrement pour amener des ravitaillements. « Ici, c’est là où nous avons manifesté la première fois, le 23 avril », dit-il en montrant la plaine désertique où les seules traces de vie sont les déchets et l’écriteau indiquant El Kamour.
Les premières protestations pacifiques ont eu lieu le 23 avril, puis les organisateurs du sit-in ont rapproché leur campement de la vanne du site pétrolier pour pouvoir la fermer, ce qui a donné lieu à plusieurs confrontations avec les forces de l’ordre pendant le week-end et le lundi 22 mai, durant lesquelles un jeune manifestant, Mohamed Anouar Sekrafi, a perdu la vie.
Quelques kilomètres plus loin, se dresse le campement de fortune des manifestants, entre les tentes de l’UNHCR rachetées sur le marché libyen ou reprises du camp de migrants de Choucha, plus au sud du pays. En arrière-plan, trône la station pétrolière tant convoitée et les quartiers des militaires. Près du site pétrolier, quelques arbres, mais au-delà, c’est l’entrée vers le désert du Sahara.
Les jeunes protestataires d'El Kamour, environ 1 000 personnes qui se relayent depuis deux mois sur le campement, sont peu nombreux ce jour-là. Pas plus d’une centaine. Leur porte-parole, Tarek Haddad, 33 ans, est parti en ville suite à l’agression de sa fiancée par deux motards cagoulés à 11 h 30 du matin.
« Les pressions sur nous continuent », dira-t-il plus tard dans la journée, « mais rekh-la ! », ajoute-t-il – qui peut se traduire par « pas de retour en arrière » ou « On ne lâche rien ! ». Ce mot est devenu le slogan officiel des protestataires depuis le début du sit-in, une expression de résistance.
Un campement organisé depuis deux mois
À El Kamour, le soleil tape sur les silhouettes qui tentent de trouver un peu d’ombre dans les tentes. Chacun vaque à ses occupations. « On n’a pas grand-chose à faire, on discute beaucoup, on parle de qui va organiser le déjeuner, le dîner », rigole l’un d’eux.
Dans chaque tente, il y a des membres des différentes délégations et quartiers du gouvernorat de Tataouine : Remada, Dehiba, Hay El Bir, Tonket, Douiret, Ksar Ouled Sultan, etc… près de 81 camps sont représentés, selon l’origine des participants. Chacun a un porte-parole ou délégué qui se concerte avec le porte-parole principal.
Lors de la rédaction des propositions collectives à émettre au gouvernement, les porte-parole ont fait passer une liste avec chaque proposition, et le nom de chaque protestataire. Pour chacune des décisions, ceux-ci devaient cocher une case : oui ou non. À la fin, l’un d’eux comptabilise ces votes écrits et c’est la majorité qui l’emporte.
« Personne ne conteste la majorité », affirme Tarek Haddad à Middle East Eye dans un café de Tataouine. Son ami et voisin, Naïm, explique : « Bien qu’il y ait eu des divergences lorsque [le chef du gouvernement] Youssef Chahed a accepté les propositions, mais en imposant des conditions [sur les 4 000 demandes d’emplois proposées, il avait proposé de répondre à la moitié, soit 2 000 postes, et de donner 50 millions de dinars de fonds d’investissement plutôt que les 100 millions demandés par les manifestants], quand nous avons expliqué aux gens qui hésitaient que finalement nous n’avions pas eu ce que nous voulions, ils nous ont rejoints ».
Pour lui, les propositions des manifestants doivent être acceptées telles quelles. « C’est un minimum, nous avons déjà fait un effort car il y a 12 000 jeunes chômeurs à Tataouine et nous ne demandons que 4 000 emplois répartis entre la Société de l’environnement pour les moins diplômés, et les compagnies pétrolières pour les plus compétents. Nous avons déjà fait des compromis, donc nous ne pouvons pas accepter moins », ajoute-t-il.
Le commencement à Ksar Ouled Debabb
Très organisés, les protestataires d’El Kamour n’ont pas inventé les revendications du jour au lendemain. Tout a commencé le 14 mars 2017, lorsqu’une vingtaine de jeunes issu de Ksar Ouled Debbab, un patelin non loin de Tataouine, décident de faire un sit-in pour demander du travail aux compagnies pétrolières.
« On voulait du travail, on n’en pouvait plus », résume Mohamed Mlaeh, 32 ans, un bac scientifique en poche et diplômé chômeur depuis. Sous la tente qui représente son village, il raconte comment ce petit sit-in a ensuite eu un effet domino.
« Vous vous rendez compte ? Soixante emplois pour une région où la moitié des jeunes sont au chômage »
- Tarek Hadded
« D’autres villages ont commencé à faire la même chose et puis ensuite, chaque quartier de Tataouine a dressé des tentes de sit-in en signe de solidarité. Si nous sommes organisés, c’est surtout parce que nous avons tous les mêmes revendications », explique-t-il.
À ses côtés, les autres acquiescent. S’ensuivent pendant le mois d’avril des négociations avec le gouvernement, bien avant le sit-in d’El Kamour. « Vous savez combien on nous a proposé au début ? Soixante emplois. Vous vous rendez compte ? Soixante emplois pour une région où la moitié des jeunes sont au chômage », s’insurge Tarek Hadded.
C’est son franc-parler et ses vidéos durant les sit-ins de Tataouine qui lui ont valu le poste de porte-parole. Il est entouré de onze de ses camarades, désignés pour s’occuper de l’organisation et des autres aspects logistiques. « Nous prévoyons des vivres pour une semaine, environ, à chaque fois », témoigne Naïm, qui contribue à l’organisation des départs de pick-up chaque jour.
Une résistance qui se base sur la solidarité
À Tataouine, dans l’un des campements de fortune, Mourou Mouldi, 36 ans, un cariste qui habite à Lyon et est originaire de Tataouine, est venu apporter son soutien. Il est allé plusieurs fois à El Kamour et vient régulièrement ramener de l’eau et des gâteaux à ceux qui restent à Tataouine sous les tentes.
« À tous ceux qui disent que ces gens-là sont aidés par des milices ou des hommes d’affaires, je réponds qu’ils ne comprennent pas qu’à Tataouine, tout le monde se connaît. Il y a une vraie solidarité sociale, chaque famille contribue et donne à manger aux protestataires, et même la diaspora à l’étranger suit de près ce qu’il se passe », indique-t-il à MEE.
Khatib Abdelhamid, un infirmier rencontré à Tataouine, 38 ans, père de quatre enfants, a envoyé spontanément des médicaments pour le sit-in et aidé à l’installation d’une petite pharmacie sur le campement. Sur place, les militaires ont autorisé les protestataires à s’approvisionner en électricité et en eau. Certains chargent d’ailleurs leurs portables.
À El Kamour, alors que l’appel à la prière de fin d’après-midi retentit vers 16 h, l’un des protestataires s’est chargé de faire le muezzin. Les autres confient que malgré la fatigue et les conditions difficiles, ils continueront jusqu’au bout. « Nous nous devons de le faire pour les générations futures », déclare Mohamed Mlaeh.
Un autre jeune, Diab Ben Naceur, montre le site de pétrole où se dresse un drapeau tunisien. « C’est nous qui l’avons mis », dit-il fièrement. Au loin, les militaires font le guet, les manifestants parlent régulièrement avec eux.
« Il y a une vraie solidarité sociale, chaque famille contribue et donne à manger aux protestataires »
- Mourou Mouldi
« Ils étaient là même avant les ordres du président Béji Caïd Essebssi de déployer l’armée, car c’est une zone militarisée. Nous n’avons pas de problèmes avec eux », assure l’un des participants au sit-in. Juste à côté du campement, une fuite dans l’un des tuyaux a créé une piscine de pétrole, tandis qu’un robinet crachote l’or noir.
Les jeunes regardent la scène de loin mais évitent d’y toucher. « Ce n’est pas à nous, c’est interdit. Nous, nous voulons continuer à négocier », affirme Diab Ben Naceur. Il pointe du doigt les parties du campement brûlées lors des affrontements avec la police lundi, où des paquets de pâtes et des légumes gisent, calcinés.
Une enquête nécessaire sur la mort d’Anouar Sekrafi
Devant les barbelés qui entourent la compagnie pétrolière, gît la carcasse calcinée d’un camion de la protection civile qui était censé servir à envoyer de l’eau sur les manifestants. Les participants au sit-in affirment que le camion a été incendié à cause des gaz lacrymogènes dont les réceptacles jonchent le sol tout autour du camp. L'un des jeunes est en train d’en laver plusieurs dans un fond d’eau de vaisselle. « On va en faire des tasses pour le thé », rigole-t-il.
Non loin de lui, un petit tas de pierres surmonté d’un drapeau témoigne de l’endroit où le manifestant Mohamed Anouar Sekrafi est décédé, renversé par une voiture de gendarmerie.
« Nous savons que c’était intentionnel et non accidentel, nous avons des preuves en vidéo et nous sommes en train de tout rassembler pour les présenter au tribunal militaire », déclare Tarek Hadded.
À El Kamour, malgré une température qui peut atteindre les 50 degrés lorsque le soleil est à son zénith, l’absence de sanitaires et de douches, et un réseau internet et téléphonique limité, les jeunes protestataires sont prêts à rester, même pendant le Ramadan qui débute le lendemain.
De son côté, Tarek Hadded considère que l’agression de sa fiancée montre une volonté de faire encore pression pour casser le sit-in. « Nous ne nous laisserons pas intimider. Nous exigeons des excuses publiques de la police pour la mort d’Anouar, une enquête sur les conditions de son décès et la poursuite d’un dialogue avec le gouvernement. Mais pas avec l’actuel ministre de l’Emploi [Imed Hammami] qui a fait des déclarations comme quoi nous étions instrumentalisés », conclut-il.
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