En Cisjordanie, des clowns pour rendre leur enfance aux jeunes réfugiés des camps
Près de l’entrée du camp de Jénine, le théâtre est à peine signalé, petit bâtiment coincé entre les immeubles surpeuplés, le long d’une rue cabossée, où seule la fine pluie d’automne perturbe le silence. À l’intérieur, dans la petite salle de spectacle aux murs noirs et aux gradins recouverts de moquettes colorées, c’est au contraire un joyeux bordel : sur scène, une comédienne, salopette bleue et nez rouge, vient d’être victime d’une mauvaise farce. Elle est trempée et gémit, provoquant des cascades de rires enfantins dans la pièce.
En français et en arabe, mais surtout avec des mimes, pendant près d’une heure, sept clowns dansent, jouent la comédie et, à coups d’accordéon et de percussions, emportent dans leur fantaisie les enfants du camp de cette ville du nord de la Cisjordanie, territoire palestinien occupé par Israël depuis 1967. Beaucoup dans l’auditoire n’ont pas 10 ans, la plupart sont venus à pied de chez eux, juste à côté, avec leurs frères et sœurs. Les filles se sont installées à gauche, les garçons à droite.
Le spectacle a été monté en cinq jours, par cinq volontaires français de l’association Clowns sans frontières, tous bénévoles, en coopération avec trois artistes palestiniens de la Palestinian circus school.
« On a travaillé de 9 heures du matin à 9 heures du soir », se souvient Nour Abou al-Rab, 28 ans. L’artiste évolue dans le cirque depuis 2008, mais c’était « la première fois qu’on était des clowns, qu’on portait des nez rouges », rit-il, plus habitué aux prouesses techniques et au jonglage qu’aux pitreries.
Représentations géantes
Naplouse, Jénine, Bethléem, Hébron… en moins d’un mois, les volontaires français et leurs acolytes palestiniens ont fait le tour de la Cisjordanie, via les camps de réfugiés. Près de 830 000 Palestiniens vivant sur ce territoire ont le statut de réfugiés : eux-mêmes, leurs parents ou grands-parents ont été chassés de leurs terres lors de la Nakba (la catastrophe), ainsi que les Palestiniens désignent la création d’Israël sur leurs terres historiques en 1948.
« Dans les camps, il ne se passe pas grand-chose », déclare à Middle East Eye Doriane Moretus, la directrice artistique, qui a déjà fait plusieurs tournées comme celle-ci, notamment en Inde. « On apporte du rire, on travaille sur l’imaginaire, la joie, la distraction… »
L’association, venue à la demande de l’Institut français de Jérusalem, n’a pas de message, assure-t-elle. « On est là pour faire rigoler les parents, les enfants. »
Avec quelques défis cependant : certains spectacles, dans les écoles de l’UNWRA, l’organisme de l’ONU qui s’occupe des réfugiés palestiniens, ont rassemblé plus de 1 000 petits spectateurs.
« Il n’y a pas de spectacles d’habitude, alors ils montent sur scène, dans les coulisses, les petits se font écraser par les grands, ils pleurent… », raconte l’énergique comédienne aux courts cheveux blonds. « C’est un travail d’humilité pour les artistes, il faut s’adapter. »
Nour garde quant à lui un souvenir lumineux de leur représentation dans une école du camp de Balata, le plus grand de Cisjordanie, à Naplouse, dans le nord. « La cour était pleine, les balcons des étages supérieurs la surplombant aussi », explique le jeune homme, montrant une vidéo où se pressent des petites têtes brunes par-dessus les balustrades bleu clair des trois étages d’un bâtiment blanc.
« Je me disais : ‘’Où dois-je regarder ?’’, je devais regarder en haut aussi. C’était épuisant mais tellement ressourçant de jouer là ! La représentation a été difficile, un vrai défi », ajoute-t-il.
Retrouver l’enfance
À l’issue du spectacle à Jénine, un groupe de filles s’est formé dans la petite cour devant le théâtre. « Ca m’a plu. Ce sont vraiment des performances difficiles à réaliser et distrayantes », s’exclame Rina, 10 ans, ses grands yeux verts illuminés. Elle est venue « pour regarder, s’amuser », dit-elle.
Rina s’est inscrite, « une fois », dans un cours de théâtre. « Je me sentais bien quand je jouais, heureuse ». À ses côtés, Malak rigole : « Elle aimait ça parce que les gens la regardaient. »
Une manière de sortir de leur quotidien. La fillette de 11 ans explique qu’elle, comme la plupart des enfants du camp, n’a jamais vu la mer.
« Tout ce dont parlent les petits, âgés parfois d’à peine 4 ans, c’est ce qui s’est passé [lors de telle ou telle incursion]. Ce n’est pas naturel. Notre présence ici est essentielle pour qu’ils se sentent, un instant, redevenir des enfants »
- Nour Abou al-Rab, artiste
« Il y a des problèmes ici, la vie n’est pas belle. Le régime [l’Autorité palestinienne] fait des incursions, tous les jours ou presque. La nuit, vers 11 heures, minuit, c’est soit le régime, soit l’armée israélienne. Ils viennent et font des problèmes dans le camp, puis ils repartent », explique-t-elle à MEE. « Une fois, ils ont pris mon père. »
Une autre fillette, en retrait, murmure : « Mon oncle est en prison. »
Le camp de Jénine, où vivent aujourd’hui près de 12 000 personnes, est l’un des grands bastions de la résistance palestinienne. Entre avril et mai 2002, en pleine seconde Intifada, l’armée israélienne envahit le camp, rase entièrement l’un de ses quartiers, laissant 4 000 personnes sans abris.
Israël justifie l’opération en affirmant qu’il est à la recherche de combattants après une vague d’attentats-suicides dans le pays. Cinquante-deux Palestiniens, dont vingt-deux civils, ainsi que vingt-trois soldats israéliens sont tués. Dans un rapport, Human Rights Watch dénonce des crimes de guerre commis par l’armée israélienne, et notamment l’usage de civils palestiniens comme « boucliers humains ».
Depuis, la résistance armée palestinienne a diminué, mais les incursions continuent, parfois avec une issue tragique.
La veille, l’équipe des clowns qui logeait dans le camp « a entendu des coups de feu. Les Palestiniens nous ont dit : ‘’C’est normal, tout le monde a des armes ici’’ », explique Doriane, peu impressionnée. Elle compare le camp de Jénine au « village d’Astérix, personne n’arrive à le prendre ».
À terme, néanmoins, cette situation laisse des traces indélébiles, surtout sur les plus jeunes.
« Tous les jours, les enfants entendent des coups de feu, voient la destruction de maisons, l’occupation est très présente dans leur vie quotidienne », regrette Nour, qui a grandi juste à côté, mais à l’extérieur du camp.
« Tout ce dont parlent les petits, âgés parfois d’à peine 4 ans, c’est ce qui s’est passé [lors de telle ou telle incursion]. Ce n’est pas naturel. Notre présence ici est essentielle pour qu’ils se sentent, un instant, redevenir des enfants. »
Bastion de résistance
« Ceux qui sont nés dans les années 2000 n’ont pas vécu une enfance normale », constate aussi Mustafa Sheta, directeur du Freedom Theater, où s’est joué le spectacle.
Il y a bien sûr le traumatisme de la seconde Intifada (2000-2005), son cortège de violences et de morts, mais aussi « le décès d’Arafat en 2004, puis Mahmoud Abbas [qui] a gagné les élections, ensuite le Hamas, et il y a eu la division [entre le Fatah et le Hamas]... Les gens étaient stressés, stressés ! Tout ça a laissé cette génération sans savoir qui elle était. »
Mustafa Sheta entend aussi redonner un peu de l’enfance perdue aux petits du camp de Jénine. « Au théâtre, on leur redonne du pouvoir. On les renforce. » Des progrès qui, selon lui, stoppent quelque peu le « cercle sans fin de la violence » qui ronge ce bout de ville où s’entassent des générations de réfugiés, coincés entre leur identité passée et l’absence de perspectives d’avenir. Un nid de frustrations, gangrené par le chômage. « On dessine les voies du changement », espère-t-il.
À Jénine, le Freedom Theater est une institution. « Il est venu ajouter une nouvelle couleur à ce que l’on appelle la résistance culturelle, qui est une petite partie dans la grande construction pour la libération », souligne son directeur.
L’idée est née de l’inspiration d’une activiste israélienne, Arna Mer. En 1987, pendant la première Intifada, elle crée un projet mêlant théâtre et art pour apaiser la peur et le traumatisme des enfants du camp de Jénine. Elle fonde plus tard un théâtre, qui est entièrement détruit pendant la bataille de Jénine en 2002.
Le fils d’Arna, Juliano Mer-Khamis, dont le père est citoyen palestinien d’Israël, reconstruit un centre culturel, le Freedom Theater. Cheveux poivre et sel, visage décidé et doigts levés en signe de victoire, son portrait s’affiche sur les portes et murs du petit bâtiment qui abrite l’administration du théâtre. Juliano Mar-Khamis est mort, assassiné, en 2011. Son meurtre n’a jamais été élucidé.
S’ils sont moins violents aujourd’hui, les ennemis du Freedom Theater sont toujours là, rappelle Mustafa Sheta. Notamment au sein même du camp, où la société est très conservatrice.
« Les religieux pensent que tout notre travail dans le théâtre, c’est inutile et haram [interdit par l’islam] », les nationalistes, eux, croient que « la libération ne se passe pas comme ça, qu’elle passe par les armes et le combat », rapporte-t-il.
Pour lui, au contraire, « la culture est essentielle », car elle permet de se définir et de répondre à des questions fondamentales : « Qui suis-je ? Que fais-je ici ? Pourquoi je résiste ? », rappelle le Palestinien de 39 ans.
« Au théâtre, on leur redonne du pouvoir. On les renforce »
- Mustafa Sheta, directeur du Freedom Theater
Par sa liberté, sa contestation des définitions toutes faites, le théâtre met aussi au défi l’Autorité palestinienne et l’occupation israélienne. Mustafa fait un rapide calcul : dans le théâtre, sept personnes ont été arrêtées par Israël, des artistes, des membres de l’administration, et lui-même.
« Ils m’ont arrêté parce que j’avais parlé de libération de la Palestine à des groupes de jeunes. Ils m’ont dit : ‘’Tu parles de la libération de la Palestine mais à aucun moment, tu n’as dit comment ils allaient la libérer. Tu as ouvert la boîte de Pandore’’ », se souvient Mustafa, qui a été accusé par Israël d’encourager la résistance violente.
Clowns sous occupation
Une fois le nez rouge rangé et le visage démaquillé, Mohamed Abu Taleb évoque lui aussi le poids de l’occupation israélienne. Les problèmes pour obtenir des permis pour sortir de Cisjordanie, pour faire entrer du matériel ou des artistes venus de l’étranger...
Mais aussi des événements dramatiques : en 2012, l’un des élèves des classes de cirque de l’école de Bir Zeit, un adolescent d’Hébron, est tué par une soldate israélienne. Depuis quatre ans, les cours ont été suspendus dans cette ville du sud de la Cisjordanie : trop dangereux, du fait de la violence des colons israéliens installés au cœur de la cité.
Les clowns ne sont pas à l’abri de se retrouver derrière les barreaux : l’un des leurs, Mohamed Abu Sakha, a été placé pendant près de deux ans en détention administrative, un régime qui permet à Israël d’emprisonner des Palestiniens sans procès ni limitation dans le temps. Comme c’est souvent le cas, il n’a jamais su ce qui lui était reproché.
« Le cirque est une forme de résilience », estime Achil Bras, le logisticien de la tournée. Lui se rappelle de leur représentation à Kafr Qaddum, ville du nord de la Cisjordanie « encerclée par les colonies » israéliennes, illégales aux yeux du droit international.
Une fois la représentation terminée, Nour voit le petit bus s’éloigner de Jénine avec le sentiment du devoir accompli. Progressivement, il note des améliorations. « Souvent, pendant les entraînements, au début de l’année, les filles sont d’un côté, les garçons de l’autre. À la fin, au bout des neuf mois, les barrières ont été levées. Mais il a fallu presqu’un an pour aboutir à cela. »
Et d’ajouter : « Je me sens toujours différent quand je fais ça à Jénine. Les petits ne pensent pas que quelqu’un d’ici puisse faire du cirque. Ils viennent me voir, à la fin de la représentation. Et je leur dis : ‘’Si toi, à l’avenir, tu veux, tu peux’’. »
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